Conclusion: pour une réflexion dans la longue durée

Catherine Santschi


Pour une réflexion dans la longue durée

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L'accélération de l'histoire 

Les Genevois et les Suisses, qui ont atteint ou dépassé leur maturité à la fin du XXe siècle, sont confrontés à une évolution de leur cadre démographique, social et politique qu'ils ne sont pas assurés de maîtriser. Toutes les questions se posent au même moment: accroissement rapide du nombre des requérants d'asile et des réfugiés, non seulement en Suisse, mais en Europe et dans le monde entier; une mise en place de nouvelles institutions économiques couvrant plusieurs pays d'Europe, qui s'orientent vers l'intégration politique et probablement militaire; puissance accrue des grandes sociétés multinationales et transnationales, qui dictent leurs conditions aux petits Etats cantonaux empêtrés dans leurs procédures administratives ou démocratiques; contestation des institutions politiques et militaires jusqu'alors les plus respectées, non seulement par la voie juridique des recours à la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg — où la Suisse a maintes fois perdu la face —, mais par une sorte de dégradation intérieure de l'idée de communauté et de patrie.
Les Genevois se demandent aussi, de plus en plus, comment ils doivent se situer face aux Confédérés, dont ils se jugent incompris, mais dont ils tirent leur sécurité; face à leurs hôtes, dont le nombre et la diversité menacent, pense-t-on, l'identité genevoise; face aux institutions européennes, où ils n'ont pas directement leur mot à dire, mais dont ils dépendent économiquement; face à leurs voisins enfin, entravés dans leurs contacts par une frontière déjà ancienne — mais est-elle si ancienne? — et par des institutions politiques très centralisées.
Les discours, les articles, les propositions, les initiatives, voire les luttes politiques ou politiciennes s'entrecroisent. Dans cette cacophonie des idées, plus que jamais la réflexion dans la longue durée s'impose. Le recul historique ne s'est jamais autant justifié que dans ces périodes d'intense bouillonnement. 

Entre l'accueil et la xénophobie

Les communautés urbaines sont lieux d'immigration. Le mode de vie de la ville, l'activité intellectuelle, culturelle, économique poussent les citadins à investir plus de forces, d'intérêts et de moyens financiers dans le développement professionnel et intérieur de l'individu que dans la procréation et l'agrandissement de la famille. Ces mêmes activités exigent des agents bien formés, bénéficiant d'une éducation [p. 253] soignée. Pour toutes ces raisons, les sociétés urbaines, surtout dans les pays développés, limitent le nombre des enfants et ne peuvent se renouveler que par l'immigration. La population nouvelle se recrute d'abord dans les campagnes avoisinantes. Les grandes crises, politiques, économiques, religieuses, amènent des habitants d'origines plus lointaines, aux moeurs parfois très différentes, qui peuvent poser de délicats problèmes d'assimilation.
A Genève, la Réforme, suivie de la recatholicisation du Chablais en 1590 et dans les années suivantes, a coupé la ville de son bassin naturel de recrutement démographique, du côté savoyard, puis gessien: en effet, l'obligation, pour séjourner à Genève, de professer la religion réformée, empêchait toute immigration en provenance d'un pays catholique. Cette coupure a eu plusieurs conséquences majeures sur le devenir de Genève. 

Un mariage de raison

N'étant ouverte que sur son arrière-pays helvétique: le Pays de Vaud, Neuchâtel et aussi la partie allemande du Canton de Berne, Genève n'a fait, durant tout l'Ancien Régime, qu'affirmer et renforcer son caractère helvétique, aussi bien dans ses institutions que dans ses moeurs. Longtemps refusé par les cantons ruraux et catholiques, mais annoncé par l'évolution démographique du XVIIIe siècle, le rattachement à la Confédération est inéluctable: il a tous les caractères d'un mariage de raison arrangé de longue date par les parents. Si l'on veut, dans ce bon mariage, développer les sensibilités propres à un mariage d'amour, on créera, sans toujours en mesurer les conséquences, des fragilités dans cette union qui ne va pas de soi, mais qui est le fruit d'une longue évolution politique, économique et sociale. Sur cette histoire vivante, les intellectuels plaquent le fameux concept d'"Etat de droit": Etat des moyens de droit, incompréhensible au plus grand nombre, qui ne crée aucune véritable solidarité.
En se fermant à son arrière-pays savoyard pour des raisons confessionnelles, Genève a renoncé à son rôle de capitale régionale, pour longtemps, pour tous les siècles que durera le confessionnalisme. Celui-ci a-t-il pris fin? Rien n'est moins sûr. Seule l'arrivée en force de religions non chrétiennes, de sectes et de mouvements athées ou agnostiques masque la profondeur et la réalité des marques laissées dans les esprits et dans le pays par la Réforme et par les luttes confessionnelles. Ceux qui veulent construire l'Europe des régions sont-ils conscients du poids des réalités historiques?

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Ouverture au monde protestant

La fermeture à la Savoie catholique n'équivaut toutefois pas à un repli. Elle est complémentaire d'une ouverture au monde protestant, qui se concrétise par l'accueil de réfugiés italiens, anglais et surtout français, par le rayonnement de l'Académie dans tous les pays protestants: France, Pays-Bas, Angleterre, Hongrie, Prusse et autres Etats allemands calvinistes et même luthériens. C'est précisément là que prend naissance la vocation internationale de la ville: vocation assez stupéfiante dans une si petite ville, qui doit l'assumer à coup de sacrifices, voire au prix de la liberté individuelle et d'expression. Mais vocation d'ouverture qui fait coexister pacifiquement à Genève — malgré quelques mouvements d'humeur sporadiques — des communautés de toutes provenances, plus nombreuses que la vieille Genève, que le corps des citoyens et bourgeois.

Questions d'identité

Plus nombreuses? Tout dépend de la définition que l'on donne des Genevois, de la limite que l'on veut tracer entre les Genevois et les autres. S'il s'agit de posséder non seulement le passeport suisse, mais encore le droit de cité genevois, et encore de cultiver certains particularismes propres aux anciens élèves du Collège — prononcer "Genthou" pour [p. 255] Genthod, savoir que Charles Bonnet a découvert la parthénogénèse du puceron — il est évident que les "vieux Genevois" sont dramatiquement en minorité et ne regagneront jamais le terrain perdu. Mais aujourd'hui, l'assimilation à d'autres valeurs plus générales, un langage, une culture, une éthique, un ensemble de connaissances et de coutumes qui définissent les Genevois au sens large, est menacée, et la transmission de l'héritage paraît compromise. Car la baisse de la natalité fait que les enfants autochtones sont désormais trop peu nombreux pour assimiler, pour imposer leurs coutumes et leur langage à la masse des nouveaux venus. Le dérapage matérialiste et individualiste de l'éducation et de l'instruction aggrave encore ce phénomène: dans une société où tout est possible, permis, imaginable, aucun repère ne tient, et l'identité d'un peuple ne peut que se diluer. 

Quel rôle pour la communauté genevoise?

Des époques où tous ces fondements de la société sont contestés, et même bouleversés, Genève et sa région en ont connu: au Bas Empire et au Haut Moyen Age, le principe de la personnalité du droit, le droit féodal fondé sur la relation d'homme à homme, ont remis en question l'identité du citoyen romain, du ressortissant d'un pays ou d'une ville.
Que devenait, dans ces remous profonds du corps social, la notion même de communauté? Au cours du Moyen Age, tandis que les royaumes et les principautés se faisaient et se défaisaient dans cet espace instable qu'est la Lotharingie, c'est d'abord le pouvoir temporel et l'autorité spirituelle de l'évêque qui a recréé et entretenu la cohésion des Genevois. Dès le XIVe siècle, mais surtout au XVe siècle et au XVIe siècle, la communauté des citoyens et bourgeois a pris le relais. A partir de 1536, et surtout de 1541, la personnalité, l'autorité morale et théologique de Calvin rassemblent autour d'elles, de gré ou de force, tous les Genevois et fondent le mythe mobilisateur de la Rome protestante.
Longtemps, trois siècles durant, l'identité genevoise s'est forgée et maintenue autour du programme calviniste, sans qu'apparaissent les signes de dégradation aujourd'hui évidents.
La crise de la conscience européenne, la philosophie des Lumières, les mythes révolutionnaires de Liberté, Egalité, Fraternité, l'effritement de l'image de Calvin, où les protestants portent une large part de responsabilité, une certaine négligence dans l'étude de l'histoire, de la dogmatique et de [p. 256] la philosophie, tout cela a porté des atteintes très graves, peut-être mortelles, à l'identité genevoise, à la force et à la cohésion de la communauté.
Il n'est pas assuré, dans cette dérive du calvinisme genevois, que l'idéal humanitaire incarné par les fondateurs et les continuateurs de la Croix-Rouge, par les créateurs et les artisans des grandes organisations internationales, telles que le BIT, le BIE, l'OMS, ait pris le relais de la pensée chrétienne et patriotique, et que les Genevois s'y reconnaissent réellement. En réalité, ils ignorent largement ce qui se passe dans les organisations internationales: ce sont deux mondes distincts qui ne se rencontrent pas. Qui connaît l'ampleur des tâches dévolues à l'OMS et à l'OIT, leurs enjeux démographiques et sociaux? Seule la politique intéresse les médias et les décisions d'une grande portée ne sont pas prises dans le siège genevois de l'ONU. Tout se passe à New York, à Paris, à Bruxelles. Seuls les nostalgiques de l'Esprit de Genève de la S.d.N. jugent encore utile de venir manifester ici pour quelque belle et noble cause. Les mythes ont la vue dure!
Une "ville internationale" est-elle, par définition, plus accueillante ou plus généreuse qu'une autre? Si les dimensions de Genève, la diversité des quartiers autorisent l'accueil et l'assimilation d'étrangers et de Confédérés plus nombreux que dans d'autres cantons, des réactions de xénophobie et d'égoïsme se font tout de même jour. Où se trouve le seuil à partir duquel l'accueil n'est plus garanti dans la justice et la paix? Est-il défini par des statistiques démographiques? Par une définition économique du salaire minimal indispensable au maintien d'un certain niveau de vie? Par un chiffrage des ressources divisé par le nombre de bouches à nourrir? Par des limites territoriales ou institutionnelles?
La capacité d'accueil se définit aussi positivement, en dépit de la loi fédérale sur l'asile et de ses innombrables révisions et ordonnances d'application. Elle se définit par une éducation et une éthique qui assurent les fondements de la charité et de l'hospitalité; et par une réflexion qui fait intervenir l'imagination, la recherche de solutions nouvelles dans le respect de la personne humaine. 

La place de Genève dans l'Europe à venir

L'identité d'un peuple se définit sans doute par des valeurs communes, qui rassemblent les citoyens autour d'une idée, d'une oeuvre commune. Mais depuis le Siècle des Lumières, il apparaît que les pôles constitués par les mythes fondateurs ne suffisent plus. Il faut encore des frontières, qui délimitent [p. 257] un territoire à l'intérieur duquel s'exercent dans leur plénitude les droits et les devoirs de la puissance publique. Une telle conception s'oppose à la notion féodale des relations d'homme à homme. Au XIVe siècle, où les terres du comte de Genève sont étroitement imbriquées avec celles du chapitre de Saint-Pierre ou du prieuré Saint-Victor, par exemple, les seigneurs doivent conclure des accords pour déterminer quels droits s'exercent sur quels hommes. On mentionne bien les villages habités par ces hommes, mais les limites sont rarement indiquées; et lorsqu'elles le sont, c'est pour la détermination d'un ou de plusieurs droits particuliers, non pour celle d'un Etat territorial.
Cette conception s'est perpétuée, au-delà de la Réforme, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Les terres dépendant de la République se diluaient, pour ainsi dire, dans celles de la Maison de Savoie, ce qui rendait la coexistence facile au niveau des sujets, mais difficile pour les esprits cartésiens qui gouvernaient à Paris, à Turin et même à Genève. D'où les traités de limites de 1749 et de 1754 avec les Couronnes de France et de Sardaigne, qui ont créé, dans la région genevoise, les premières frontières territoriales nettes.
Les traités de Paris de 1815 et de Turin de 1816 ont ensuite désenclavé Genève et établi autour d'elle des frontières territoriales continues, propres à garantir la sécurité militaire de Genève et de la Suisse du côté du Sud-Ouest. Ces nouvelles frontières rendaient en quelque sorte inutiles les fortifications de la ville, construites et entretenues à grands frais depuis le Bas Empire. Elles sont tombées, comme il était logique, après la révolution de 1846.
Ces structures territoriales claires étaient sans doute satisfaisantes pour l'esprit systématique des militaires et des politiques qui ont fait l'Europe du XIXe siècle: une nation, un territoire — la Suisse, avec ses vingt-deux cantons, ses trois communautés religieuses et ses trois langues officielles faisait figure d'exception pour confirmer la règle. Mais aussi la notion de langue, de culture et — pourquoi pas? — de race, s'ajoutant à celle de frontière territoriale, est à l'origine des guerres qui ont ensanglanté l'Europe au XIXe siècle et surtout au XXe siècle.
Aujourd'hui, ces structures simples sont perçues comme des entraves au commerce et aux échanges. L'idée de nation est remise en cause, non pas pour créer plus de convivialité entre les peuples, mais plutôt pour instituer une supernation, qui est en train de se mobiliser pour fermer ses frontières aux immigrants des pays du Sud attirés par la prospérité du Nord. Est-ce bien l'avenir qu'il faut souhaiter à notre continent? [p. 258]
Les Etats-nations, avec leurs frontières territoriales, satisfont plus l'esprit de système que la vie. Mais ils se perpétuent d'eux-mêmes, par la puissance des institutions, des armées et surtout des administrations qui les représentent, et qui ont tout intérêt à la survie du système. A cet égard, la bureaucratie de Bruxelles devrait faire réfléchir, particulièrement dans les cantons suisses, qui ont abandonné leurs compétences et une bonne part de leur souveraineté à l'administration fédérale, et qui aujourd'hui se rebiffent vainement et trop tard contre les intrusions du bailli fédéral.
Ainsi, il n'est pas étonnant que d'autres solidarités se créent ou se recréent: la COTRAO (Communauté de travail des Alpes occidentales) ne regroupe-t-elle pas l'ensemble des pays qui appartenaient à l'ancienne maison de Savoie? Gênés sans doute par les douanes, par les programmes politiques à courte vue, par des susceptibilités ou par un attachement sincère à une idée peut-être dépassée de la souveraineté nationale, des gouvernements cantonaux, des municipalités, des provinces, des départements s'unissent malgré tout pour réaliser des ouvrages communs, économiques, culturels, universitaires. Ces efforts, qui portent, à l'origine, sur des entreprises ponctuelles, devraient se généraliser, s'étendre et aborder des programmes humanistes. De telles associations seraient peut-être bien placées pour résoudre les problèmes des grandes migrations actuelles, que les lois et les règlements étatiques n'ont pu maîtriser. 

C. S.
haut
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Bibliographie sommaire

Index

Erratum: remplacer "Entente intercantonale..." par "Entente internationale contre la IIIe internationale..."
Erratum: page suivante, manque l'entrée "Vevey".

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