Genève et ses voisins
Charles Hussy / Charles Ricq
Les relations transfrontalières
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Une vocation régionale?
A la veille de l'Escalade, sous la menace militaire du duc de Savoie, Genève a repoussé à plusieurs reprises des propositions séduisantes, puis pressantes, des ambassadeurs savoyards, qui tendaient à faire d'elle une capitale régionale, au prix de sa souveraineté. Durant trois siècles, Genève s'est enfermée derrière ses coûteuses fortifications, puis derrière ses frontières cantonales négociées et garanties par l'Acte final du Congrès de Vienne et par le rattachement à la Confédération, pour affirmer une vocation de ville calviniste et internationale.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale et les disfonctionnements croissants du système des zones, les frontières, jadis sécurisantes, sont ressenties de plus en plus comme des entraves au commerce, au travail des "frontaliers", aux loisirs, à la promenade, à la circulation.
Surtout, l'expansion de la ville internationale et son développement dans le secondaire et le tertiaire se heurtent toujours plus durement à cet obstacle des frontières, des législations et des fiscalités qui leur sont liées. Genève se redécouvre une vocation régionale: de part et d'autre de la limite, Savoyards, Gessiens et Genevois s'aperçoivent qu'ils sont étroitement complémentaires. Aussi le développement des relations transfrontalières est-il un thème essentiel de la vie genevoise en cette fin de siècle.
L'afflux des travailleurs frontaliers
Le phénomène le plus patent de complémentarité est l'augmentation, depuis le début des années soixante, du nombre de travailleurs venant chaque jour de France voisine travailler à Genève. Le premier millier était atteint en 1955; en août 1966, ils sont plus de 6.000, dont deux tiers d'hommes, et en 1974, ils sont passés à près de 25.000. La récession économique se solde alors par un déficit d'un quart en 1977 et on ne retrouve les mêmes effectifs qu'en 1983 pour les hommes, en 1988 pour les femmes. A cette dernière date, les frontaliers travaillant à Genève représentent un cinquième du total des frontaliers travaillant en Suisse. Dans la relance de l'appel aux étrangers qui a suivi la crise, il faut noter que les frontaliers "prennent le relais" de la main-d'oeuvre étrangère soumise au contrôle (saisonnier et annuel); cette dernière retrouvera plus lentement un rythme à la hausse et n'atteindra plus son niveau des années soixante et soixante-dix. Les frontaliers, eux, ne cessent d'augmenter et passent à Genève [p. 231] le seuil des 30.000, dès le premier semestre de 1989; ils représentent une bonne moitié de la main-d'oeuvre soumise au contrôle en 1988, un quart de la main-d'oeuvre étrangère totale.
La carte de frontalier est octroyée en fonction des besoins locaux de main-d'oeuvre, à des demandeurs ayant résidé au moins six mois dans une commune sise à l'intérieur d'un certain périmètre. Les travailleurs frontaliers paient l'impôt à la source, mais depuis 1973, l'Etat de Genève rétrocède une partie de la recette: en 1989, par exemple, la rétrocession atteignait 236 millions de francs français. Elle permet aux départements de l'Ain et de la Haute-Savoie de doter la région d'équipements et d'infrastructures tout en coordonnant ces tâches par l'entremise du Comité régional franco-genevois.
Le taux de frontaliers par rapport aux actifs est particulièrement élevé dans le Pays de Gex, où il dépasse souvent la moitié. Le Canton de Vaud attire lui aussi des frontaliers jurassiens et haut-savoyards (leur total passe d'un peu plus de 5.000 en 1984 à 9.500 en 1988), en même temps qu'il envoie à Genève près de 15.000 travailleurs pendulaires, dont le nombre exact sera connu après le prochain recensement de 1990. Vue sous cet angle, la Regio genevensis apparaît comme un ensemble de pôles d'attraction articulé sur deux niveaux: les deux cantons suisses et les deux départements français échangent quotidiennement des travailleurs pendulaires et, d'autre part, la Suisse attire une population active frontalière qui favorise l'essor économique des deux cantons.
Les frontaliers de Genève présentent un spectre large de professions et de statuts. En 1989, sur un total recensé de 31.000, on a 12.000 ouvriers qualifiés et autant d'employés subalternes; le cinquième restant se répartit entre les ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés (11%) et les directeurs et employés supérieurs (7%). Près de la moitié (43%) des frontaliers travaille dans le secteur secondaire (industrie et bâtiment), un quart dans le commerce et l'hôtellerie; parmi les autres activités sont les affaires (12%), l'hygiène et la santé (6,5%). L'âge moyen des frontaliers des deux sexes est de 39 ans (voir tableau p. suivante).
Un flux plus important traverse en réalité la frontière, car il serait peu sérieux de passer sous silence une dizaine de milliers de travailleurs clandestins, dont une partie vient travailler de France à Genève sans être titulaire de la carte de frontalier. Ils révèlent une situation encore mal gérée. Les frontaliers eux-mêmes revendiquent un meilleur statut, un permis de travail moins précaire et assorti de droits légaux, ceux reconnus à tous les travailleurs. [p. 232]
On peut donc conclure que cet apport de main-d'oeuvre est indispensable, dans la situation actuelle, au fonctionnement de l'économie genevoise, en même temps qu'il suscite, en France, un appel à une immigration vers la région, facteur de développement résidentiel. En négatif, il faut admettre en même temps que ce correctif aux effets inhibiteurs de la frontière ne va pas sans créer des difficultés sur le plan du logement en France voisine, ainsi que du recrutement de main-d'oeuvre qualifiée, attirée par Genève. Il influe également sur le coût de la vie, compte tenu de la disparité des monnaies et des salaires. Si donc le pôle genevois est susceptible, en lui-même, d'exercer une impulsion sur l'économie zonienne, en revanche la frontière constitue un frein au développement de la ceinture française de Genève.
Les transports régionaux
L'attraction pendulaire de Genève et le taux de motorisation (record) de ses habitants provoquent un engorgement de l'agglomération. Les coûts de friction issus de la dégradation de la mobilité n'ont pas été chiffrés; il est plus simple de supputer la dégradation qualitative des réseaux de circulation. Depuis la dernière guerre, les relations franco-suisses ont repris à partir d'une situation de coupure très sensible durant le second conflit mondial. Auparavant, la région franco-genevoise était desservie par un réseau de tramways et de trains qui reliait Genève aux principales communes urbaines frontalières, allant même au-delà. Un réseau régional ferroviaire ceinturait l'agglomération. De nos jours, la suprématie de l'automobile et le remplacement du rail, à Genève, par des autobus ont créé une rupture des réseaux de transport en commun (voir carte ci-dessous).
Le projet existe de réaliser, dans l'optique d'un "désengorgement" du trafic automobile, une communauté horaire, puis tarifaire, entre les réseaux suisses et français de la région. Une tâche urgente s'impose dès maintenant, en plusieurs points-frontières, pour aménager la conjonction des transports publics, ou encore pour créer ou rétablir des arrêts sur les lignes routières et ferroviaires, comme la gare de Chêne-Bourg, en accord avec les autorités douanières. Tous ces besoins vont dans le sens d'une amélioration de la qualité de [p. 234] vie et d'un plus grand respect de l'environnement. Il faut un peu plus d'"esprit de région", de volonté commune, pour parvenir à les satisfaire.
A l'échelle européenne, la région représente un carrefour entre le Nord, relié par le littoral du Léman à la Suisse alémanique et l'Allemagne, l'Ouest avec Paris, que l'on atteint par le TGV, le Sud par la vallée du Rhône et l'Est, vers Turin et Milan, soit via Lausanne et le Simplon, soit via Chambéry et Grenoble, soit surtout par l'autoroute blanche et le tunnel du Mont-Blanc. Au moment du clivage entre Communauté et Association européennes, cette position charnière assure à Genève une chance de maintien de ses relations, limitée qu'elle est désormais quant à une extension de son aéroport. Tout en renforçant les liens économiques du côté suisse, elle doit donc regarder attentivement vers sa région.
Les réseaux de transports en commun de la région genevoise
La présence genevoise dans le Genevois français
L'emprise agricole et immobilière des Genevois dans la région est importante. Les agriculteurs genevois exploitent environ 2.000 hectares de terre française, dont trois-quarts en Haute-Savoie, un quart en Pays de Gex, en propriété ou en usufruit pour près des deux-tiers. Coupée d'un arrière-pays nécessaire à son ravitaillement, Genève continue d'attirer la production primaire zonienne qui s'ajoute aux denrées rapatriées en franchise par ses producteurs. Il en résulte une concurrence sévère pour les maraîchers genevois. L'exportation vers la zone dans le secteur primaire ne dépasse guère, en valeur, six millions de francs par année, contre 23,4 millions en 1987 en importation. Les relations industrielles demeurent peu importantes dans les deux sens, même si les perspectives ouvertes par l'apparition de parcs industriels autour de la frontière semblent indiquer un intérêt de la part des investisseurs français. Du côté des services, Genève joue un certain rôle en tant que capitale régionale, dans le commerce, les loisirs et la formation (notamment par les cours du soir); la région française connaît, en retour, un afflux de consommateurs genevois.
L'influence de Genève se manifeste aussi par l'emprise foncière non agricole et le phénomène de la résidence secondaire. De 2.400 en 1970, les maisons et appartements détenus par des résidents genevois sont montés à 4.130 en 1989, dans les 97 communes les plus proches de la frontière, ce qui représente un doublement de la densité. En même temps, les Genevois fuient vers le canton de Vaud la crise du logement qui sévit à Genève. L'influence genevoise sur le parc immobilier [p. 235] du littoral vaudois s'étend pratiquement jusqu'aux portes de Rolle, ce qui crée des difficultés que les deux cantons suisses s'emploient à surmonter.
L'installation de Genevois en France n'est pas un fait récent, puisque leur présence est antérieure à la constitution du Canton. Le fait nouveau est la limitation introduite par la France; le statut des Genevois qui, depuis 1971, essuient le refus des autorités françaises lorsqu'ils sollicitent un visa d'établissement, paraît toutefois n'avoir pas freiné l'acquisition de résidences. Cette dernière exerce un effet de surenchère sur le prix des terrains à bâtir, renforcée par l'accession à la propriété de nombreux travailleurs frontaliers. Cette emprise, à la différence des résidences secondaires, très nombreuses, des cantons alpins de la Haute-Savoie ou du Pied du Jura, a en vue un établissement le plus souvent en résidence principale. Il est notoire en effet qu'un certain nombre de ces résidences sont en réalité occupées en permanence, à l'insu des douanes françaises, ce qui traduit assez un malaise, partagé par les occupants eux-mêmes et par la population française. La perspective de voir des Genevois s'installer librement dans les communes frontalières effraie la plupart des élus français, car déjà de nombreux Suisses vivent légalement en France, grâce à leur double nationalité. [p. 236]
Les tentatives genevoises visant à débloquer la situation dans ce domaine ont été jusqu'ici infructueuses; elles entrent dans un ensemble de problèmes régionaux reconnus par la Suisse et la France, celle-ci étant partagée entre les accords internationaux et la pression de ses partenaires communautaires. Genève vit cependant une situation foncière et immobilière difficile, en raison de l'exiguïté du territoire et de l'exigence fédérale concernant la protection de la zone agricole. Au rythme actuel, on peut prévoir que les disponibilités en logements comme en zone industrielle vont s'épuiser d'ici à l'an 2000. Il est donc impératif que Genève envisage une négociation globale avec la France, ce qu'elle ne saurait faire sans l'intervention de la Suisse, notamment dans le cadre de l'Espace économique européen.
Ch. H.
haut
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Genève et l'Europe des régions
Coopération transfrontalière: une nécessité
Genève, tout comme la Suisse, est le fruit de l'Europe. Cela entraîne au moins deux conséquences: la première, que l'Europe ne peut pas ignorer ou laisser en marge une collectivité qui, de par son histoire, ses cultures, ses institutions, ... préfigure, sous certains aspects, l'Europe de demain; la deuxième, qu'une volonté d'insertion, voire d'intégration, doit animer la Suisse et Genève face à ce redimensionnement politique, institutionnel, économique, social et culturel qui marque toute l'Europe actuellement.
Comment, pratiquement, Genève a-t-elle joué et peut-elle encore davantage jouer, à son niveau de canton, cette stratégie d'insertion dans la construction européenne? Par la coopération transfrontalière et la coopération interrégionale généralisées à l'ensemble de l'espace européen. Signalons tout de suite que Genève n'a pas attendu le grand débat qui se déroule actuellement en Suisse pour "faire de l'Europe". Depuis presque vingt ans, à l'exemple de la Regio basiliensis, elle mène une politique de concertation transfrontalière, ce qui revient à faire de la coopération interrégionale, à construire l'Europe horizontale, celle des régions. Et cette stratégie genevoise est d'autant plus intéressante à souligner que Genève, depuis un certain nombre de décennies, semblait avoir exclusivement favorisé sa dimension internationale au détriment de sa fonction régionale, et même de sa fonction [p. 237: image / p. 238] européenne. Ainsi, en redécouvrant les avantages (et inconvénients) d'une "frontière couture", par opposition à une "frontière coupure", Genève participe au vaste mouvement régional en Europe.
La coopération transfrontalière s'exerce sur plusieurs plans: du stade de simple voisinage, avec le Comité régional franco-genevois, elle s'est étendue à des espaces plus larges, la région lémanique avec le Conseil du Léman, et les Alpes occidentales à travers la COTRAO ou Communauté de travail des régions et cantons des Alpes occidentales.
Elle s'est elle-même inscrite dans une dimension interrégionale européenne, l'Europe du dialogue et de la concertation directe entre toutes les régions européennes. Genève peut (et doit) devenir d'ailleurs, de par son histoire, sa fonction spatiale, ses expériences, ses objectifs, un noeud important dans ce tissu interrégional européen.
Les articulations institutionnelles transfrontalières
L'expansion économique des années soixante et la pénurie de main-d'oeuvre qui en est résultée ont eu pour effet que Genève a redécouvert non seulement son rôle de métropole régionale, mais aussi son espace régional, avec toutes ses composantes. Cette redécouverte coïncide d'ailleurs avec l'émergence simultanée de la dimension régionale, voire de l'autonomie régionale, un peu partout en Europe, quel que soit le système politique, et plus particulièrement dans l'ensemble des espaces frontaliers européens, des pays nordiques à la Péninsule Ibérique, en y englobant les espaces de montagne alpin, jurassien et pyrénéen.
La réponse, ou plutôt les réponses régionales successives de Genève aux interrogations nées de sa forte expansion économique des années soixante, se concrétisent, dès 1973, dans un jeu institutionnel transfrontalier à plusieurs dimensions:
— la dimension franco-genevoise proprement dite, s'inscrivant dans la cuvette genevoise, avec le Comité régional franco-genevois
— la dimension lémanique, intercantonale et transfrontalière rassemblant les trois cantons de Genève, de Vaud et du Valais et les deux départements de l'Ain et de la Haute-Savoie: avec le Conseil du Léman
— la dimension alpine et rhodanienne faisant appel à une dynamique interrégionale de plus en plus marquante dans toute l'Europe depuis les années quatre-vingt: avec la COTRA0; [p. 239]
— enfin, la dimension interrégionale européenne qui, dès 1985, a compris le Canton de Genève dans un tissu de relations économiques, technologiques, culturelles, etc. de plus en plus denses avec d'autres régions européennes, quelle que soit leur taille, à commencer par le Bade-Wurtemberg, la régions Rhône-Alpes, la Catalogne, ... avec l'ARE ou Assemblée des Régions d'Europe.
La région franco-genevoise
L'appellation de région franco-genevoise correspond, en termes socio-économiques, à la zone d'attraction de la main-d'oeuvre frontalière. C'est la pression exercée, tant par les communes françaises que par les travailleurs frontaliers, qui a poussé Genève à négocier avec sa région. Le nombre de travailleurs frontaliers passe de 500 en 1964 à près de 24.000 en 1973. Que de problèmes pour les communes françaises de résidence, auxquels Genève a apporté une double solution [p. 240] institutionnelle: l'accord de "compensation financière" ou, plus prosaïquement, de "rétrocession fiscale" du 29 janvier 1973 et l'accord du 12 juillet 1973 créant une Commission consultative mixte franco-suisse chargée de réfléchir et de proposer des réponses à l'ensemble des questions de voisinage de l'espace franco-genevois.
Les deux accords s'appliquent au même espace institutionnel, à savoir le Canton de Genève et les deux départements français de l'Ain et de la Haute-Savoie. Une évaluation sommaire de ces deux accords, au-delà de leur caractère novateur — même au sein de la Communauté européenne, il n'existe pas d'exemple de péréquation transfrontalière des impôts — met encore en relief l'absence d'une réelle politique d'ensemble pour la région franco-genevoise. Bien sûr, l'institution en tant que telle n'est qu'un instrument; encore faut-il que tous les acteurs concernés en discernent le rôle et l'importance, et surtout en assurent la dynamique.
Il s'agit en effet, pour être efficace et utile, de prendre à bras-le-corps l'ensemble des problèmes de la région franco-genevoise, qu'il s'agisse de l'espace, de la gestion et de l'utilisation du territoire avec, par exemple, les problèmes du logement et des transports; de la formation, des médias, des [p. 241] infrastructures et des dépenses culturelles; des arythmies de développement économique de part et d'autre de la frontière, des dimensions humaines de tous les phénomènes de mobilité transfrontalière, etc.. La frontière "genevoise" traduit, à l'évidence, la double fonction de toute frontière: borne physique délimitant des territoires nationaux et surtout limite de système révélant, dans l'espace, des souverainetés nationales.
La région franco-genevoise est tout d'abord une aire où s'exercent des souverainetés nationales, ce qui peut se faire de façon conflictuelle ou de façon articulée. Dans cette dernière hypothèse, il s'agit d'une "région contractuelle". Une région contractuelle suppose des institutions et des acteurs réglant, de façon concertée et volontaire, l'ensemble des problèmes que rencontrent les collectivités de l'espace considéré. Pas question par conséquent de s'arrêter au seul "troc" ou à des solutions ponctuelles. L'aménagement du territoire, non pas planifié, mais maîtrisé en fonction d'objectifs à moyen et à long terme, devient, dans cette optique contractuelle, un des éléments importants d'une politique régionale globale.
Quinze années d'expérience de coopération franco-genevoise indiquent que de nouvelles impulsions sont nécessaires au niveau de l'agglomération genevoise, comme au niveau de l'espace administratif et politique franco-genevois. Pour l'agglomération, ne peut-on pas inventer la forme, le contenu, la dynamique d'une "Communauté urbaine transfrontalière" fondée sur l'interaction et l'interdépendance des communes françaises et genevoises, face à l'ensemble de leurs préoccupations. En ce qui concerne l'espace administratif et politique franco-genevois, il importe au premier chef, compte tenu de la dimension régionale en profondeur que prennent tous les problèmes, d'inventer ce qui s'appellerait un espace d'information, de réflexion, de participation pour l'ensemble des acteurs de la région, politiques, socio-économiques, culturels, écologiques... et même médiatiques. Naîtrait ainsi une réelle conscience transfrontalière, dans le respect et la prise en compte des diverses identités et collectivités de base, qui lierait encore davantage les populations frontalières. Un nouveau palier serait ainsi atteint dans les relations de voisinage franco-genevoises.
La région lémanique
Aménager la cuvette genevoise ne suffit pas; en effet, le pôle genevois s'inscrit dans un maillage urbain couvrant l'espace lémanique, comme l'espace alpin ou rhodanien. Ce [p. 242] maillage traduit des liens de dépendance plus ou moins forts en termes géographiques, économiques, culturels ou politiques.
Genève, d'abord du bout des lèvres, puis avec fermeté au nom d'un intérêt bien compris, s'est insérée dans la coopération intercantonale et transfrontalière de toute la région lémanique: l'accord créant le Conseil du Léman a été signé à Lausanne, à la Fondation Jean Monnet, le 19 février 1987. Il regroupe cinq entités politiques: les Cantons de Genève, de Vaud et du Valais et les départements de l'Ain et de la Haute-Savoie.
La région lémanique souffre de contraintes qui risquent de freiner jusqu'à un certain point sa dynamique régionale si l'on n'y prête attention: contraintes de type historique, politique, économique, culturel qu'il importe de surmonter.
En outre, cette région montre certaines faiblesses découlant de son cloisonnement, de ses déséquilibres spatio-économiques et de son manque de dynamisme face à certains créneaux économiques ou technologiques.
Les objectifs du Conseil du Léman sont donc simples: décloisonner, rééquilibrer et partager, dynamiser dans la concertation.
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Le Conseil du Léman: un instrument
Plus importantes que l'instrument institutionnel sont les relations entre tous les partenaires de cette région. Une région se définit avant tout par la densité de ses relations. Pourquoi ne pas créer, au niveau économique par exemple, un "marché commun lémanique" qui s'appuyerait sur un "fonds de solidarité lémanique" et sur une communauté scientifique qui entretiendrait des liens étroits avec tous les partenaires de l'industrie et de la recherche? Pourquoi ne pas imaginer aussi des PME lémaniques? Il faudrait peut-être commencer par dresser un inventaire de l'armature urbaine de cette région, et plus particulièrement réaliser un annuaire lémanique des entreprises industrielles et de services ou un catalogue des infrastructures, des pôles et parcs technologiques. De même, pourquoi ne pas recourir à des sociétés transfrontalières de capital-risque pour appuyer l'innovation, développer de nouveaux créneaux technologiques dans la région, en liaison avec quelques grandes régions européennes? Encore plus, doter l'ensemble de l'espace lémanique, et dans toutes ses parties, d'infrastructures adéquates et de facteurs de développement économique, ce qui suppose un aménagement du territoire concerté sur tout le pourtour lémanique? Cela reviendrait à mettre sur pied un PDRI transfrontalier (ou Programme de développement régional intégré, selon la terminologie bruxelloise), associant la dimension économique, politique et culturelle, cette dernière dimension prenant en compte l'émergence d'une culture et d'une identité lémaniques. Pas de développement économique sans développement culturel, répétait Jean Monnet, le père de la Communauté européenne.
Ce ne sera pas le moindre des apports du Conseil du Léman que d'avoir développé tout autour de ce lac une meilleure connaissance, une meilleure estime du voisin, permettant concertation et coopération, sans doute limitées, mais non moins réelles. Comme l'a souvent répété Denis de Rougemont, c'est en "faisant de l'Europe" que les régions participent à cette lente et complexe construction européenne.
La région "lémano-alpine"
Au sein de l'Europe, le monde alpin, fruit d'un brassage démographique intense au cours des siècles, d'une configuration géographique particulière et d'une histoire institutionnelle très riche, redécouvre non seulement son rôle privilégié [p. 244] dans cette Europe en construction, mais aussi les avantages d'une collaboration plus poussée entre les différentes régions qui le composent. Initialement, toutes ces formes de contact se limitaient à des échanges bilatéraux, mais, dès 1972, c'est vers une concertation globale et multirégionale que s'orienta la coopération transfrontalière alpine, à travers, surtout, les organisations régionales qui sont au nombre de trois et qui couvrent tout l'Arc alpin. En 1972 naît l'ARGE ALP, pour les régions, Länder et cantons des Alpes centrales; en 1977, c'est au tour de l'ALPE-ADRIA de voir le jour dans les Alpes orientales; enfin, en 1982 est créée la COTRAO, pour les régions et cantons des Alpes occidentales. Dernière née des organisations régionales alpines, elle est en quelque sorte l'aboutissement d'une floraison d'essais positifs de liaison transfrontalière dans le segment occidental de l'Arc alpin.
La COTRAO, dont les réunions préparatoires ont eu lieu à Turin en décembre 1981 et en mars 1982, a vu son assemblée constitutive se dérouler à Marseille, le 2 avril 1982. Le "Protocole d'entente" a été signé par les trois régions italiennes de Ligurie, du Piémont et de la Vallée d'Aoste; les deux régions françaises de Provence-Alpes-Côte d'Azur et Rhône-Alpes; et trois cantons suisses, Vaud, Valais et Genève. Ainsi, avec la création de ce troisième segment géographique de l'Arc alpin, celui des Alpes occidentales, est institutionnalisé. C'est grâce aux efforts du groupe de travail du Conseil de l'Europe, présidé par M. Jean-Pascal Delamuraz, conseiller national à l'époque, aujourd'hui conseiller fédéral, et également aux nouvelles possibilités offertes aux régions françaises, que la COTRAO a pu voir le jour. La loi française du 2 mars 1982, relative "aux droits et libertés des communes, des départements et des régions", a permis cette convergence. L'article 65, alinéa 3 stipule: "Avec l'autorisation du gouvernement, le Conseil régional peut décider d'organiser, à des fins de concertation et dans le cadre de la coopération transfrontalière, des contacts réguliers avec des collectivités décentralisées étrangères ayant une frontière commune avec la région".
Un groupe de travail parlementaire du Conseil de l'Europe a tenté de mettre sur pied, en 1985, un Conseil des régions alpines qui aurait réuni officiellement toutes les régions de l'Arc alpin. La déclaration finale de Lugano, qui faisait suite à la Conférence des régions de l'Arc alpin organisée en septembre 1978 par le Conseil de l'Europe, mettait en relief, d'une part, les problèmes spécifiques que rencontrent les collectivités situées dans l'espace alpin et, d'autre part, les solutions institutionnelles à trouver, entre autres et [p. 245] surtout la création d'un Conseil des régions alpines destiné à développer la coopération interrégionale et transfrontalière au sein du monde alpin.
Ce projet ne s'est pas réalisé. Dans la pratique, et à la suggestion du Canton du Valais, les trois grandes organisations régionales alpines collaborent au niveau de leurs présidences et de certaines commissions depuis la séance plénière qui s'est tenue à Sion, le 15 janvier 1988.
Les structures de la COTRAO
La COTRAO repose essentiellement sur trois organes:
— un bureau, rassemblant les présidents des huit régions et cantons et les présidents des six commissions
— une présidence bisannuelle et tournante, comprenant un président et deux vice-présidents, les trois postes étant répartis à raison d'un par pays: Suisse, Italie, France; un secrétariat général
— six commissions dépendant chacune d'une région ou canton responsable, présidée par un assesseur (Italie), un [p. 246] conseiller régional (France) ou un conseiller d'Etat (Suisse), qui ont pour objets: la politique de la montagne (présidence: Valais); le tourisme (présidence: Rhône-Alpes); les transports et communications (présidence: Vallée d'Aoste); la culture et l'éducation (présidence: Vaud); l'économie, la recherche et la technologie (présidence: Rhône-Alpes); enfin, depuis le 27 novembre 1987, l'acte unique 1992 (présidence: Piémont).
Ces six commissions peuvent être assistées de cas en cas, en fonction des nécessités, par des sous-groupes.
Les premiers travaux de la COTRAO
Le démarrage lent, mais ferme, des diverses instances de la COTRAO peut être considéré comme un premier pas vers l'institutionnalisation des relations interrégionales dans la région lémano-alpine. La communauté a aussi donné suite au souhait de ses assemblées plénières d'avoir un impact sur l'opinion publique, de faire lever une certaine conscience alpine transfrontalière. Enfin, les huit membres de la Communauté apprennent à se connaître; en effet, quoi de plus différent, dans un premier temps, qu'une région française, une région autonome italienne et un canton suisse? La COTRAO a réalisé, en deux langues, une description des caractéristiques essentielles de ses huit membres. Cette étape d'une meilleure connaissance réciproque est désormais suivie d'actions de concertation et de coopération au travers des six commissions. Nous suivrons, ici, les travaux de deux d'entre elles.
"Transports et communications"
L'espace alpin occidental révèle manifestement quelques points noirs dans ses moyens de communications et donc dans ses échanges interrégionaux. La commission "Transports et communications" de la COTRAO, dont la responsabilité incombe à la Vallée d'Aoste, insiste sur trois objectifs importants: l'insertion de l'espace alpin occidental dans les grands schémas européens de transports et de communications; l'articulation des grands pôles alpins occidentaux par des lignes ferroviaires à grande vitesse ou des trains à haute performance; l'irrigation, par des moyens de transport appropriés, de toutes les vallées alpines.
La réalisation de ces objectifs a déjà entraîné, pour Genève, un certain nombre de résultats positifs, telle la liaison aérienne Genève-Turin qui a suivi, d'ailleurs, celle établie [p. 247] entre Turin et Marseille. Le projet d'utilisation du "Pendolino" italien entre Milan, Turin, Lausanne et Genève, pour le printemps 1993, est le fruit d'une initiative de la COTRAO. Et les possibilités de liaisons ferroviaires par TGV entre Lyon et Turin, Lyon et Genève via Pont d'Ain, sont analysées attentivement par la commission.
A l'évidence, il reste de nombreux points à étudier pour la confection du tissu interrégional des communications au sein de l'espace alpin occidental; citons, à titre d'exemples, la nécessité de s'informer sur les compétences régionales et cantonales en matière de transports; l'inventaire des infrastructures sous-utilisées, sous-évaluées ou à développer; la mise en relief des goulets d'étranglement dans les transports routiers et ferroviaires, de même que des contraintes aux échanges découlant de la technique, de l'organisation de l'espace, du passage des frontières, des politiques nationales et même européennes des transports; les accès aux tunnels alpins, enfin et surtout, les scénarios utilisant la relation étroite entre transports et développement économique régional.
"Economie, recherche et technologie"
Le protocole d'entente du 2 avril 1982 envisageait une action en trois étapes: développer l'information entre ses membres; instituer des pratiques de concertation et de coopération; contribuer à une harmonisation des politiques régionales.
La commission "Economie, recherche et technologie", présidée par la région Rhône-Alpes, a fait porter ses premiers travaux sur les deux premiers points: l'information et la concertation.
L'information réciproque des membres de la COTRAO a permis d'établir ce qui suit:
La région Rhône-Alpes a développé un potentiel considérable en matière de recherche et d'enseignement supérieur: 10 pour cent des efforts de recherche français sont concentrés dans cette région, qui dispose de neuf universités, vingt-quatre grandes écoles d'ingénieurs et de nombreux centres de recherche et centres techniques publics et privés;
Le Centro Estero de la Chambre de commerce du Piémont vise à favoriser les échanges de produits et de technologies et à soutenir les entreprises piémontaises et valdôtaines dans leurs activités techniques, commerciales et financières.
De leur côté, les cantons romands ont informé leurs partenaires du projet de parc technologique d'Yverdon-les-Bains, première expérience de coopération économique intercantonale [p. 248] en Suisse. C'est, en fait, un réseau très dense de hautes écoles et de petites et moyennes industries, dont il convient d'améliorer les relations par une meilleure animation. Il s'agit d'une entreprise mixte liant les secteurs public et privé et reprenant une idée typiquement suisse, celle du "fédéralisme spatial", par opposition aux grands pôles technologiques du type Antipolis. Le parc comprend, en effet, comme une toile d'araignée, quatre entités: une pépinière, un parc d'entreprises et d'innovation, un centre de communication et un centre universitaire.
En termes de concertation, la commission "Economie, recherche et technologie", propose, dans un premier temps, de mettre en place un réseau technologique et de rapprochement d'entreprises; d'étudier des transferts de technologie de pointe avec cotraitance; de susciter et d'élargir des bourses de formation et d'adaptation des formations aux marchés; enfin et surtout, de créer des relations entre universités et centres de recherche: une première rencontre des autorités de toutes les universités de la COTRAO a eu lieu le 14 novembre 1988, à Chambéry.
Le rôle essentiel de la Communauté consiste à mettre sur pied un réseau d'informations et d'échanges. Relevons, par exemple, le renforcement de la présence régionale dans les grandes foires qui se déroulent sur son territoire.
La plus jeune des trois communautés de travail alpines, la COTRAO, s'est résolument engagée en faveur d'une coopération transfrontalière entre régions voisines. Ses objectifs, ses structures, ses premiers travaux confirment son souci de rattraper le temps perdu et de s'insérer, de façon dynamique et pratique, dans les grandes articulations interrégionales qui, dans le respect des institutions de chaque Etat, se développent un peu partout en Europe. A problèmes régionaux il faut des solutions régionales, afin de serrer de près les difficultés que rencontrent les populations et les collectivités locales. La COTRAO, tout comme l'ARGE ALP et l'ALPE-ADRIA, se greffe tout naturellement dans cette longue tradition de coopération du monde alpin.
Un rôle de pionnier
Cette coopération franco-genevoise, lémanique et alpine à présent, n'est toutefois qu'un des maillons de la chaîne de relations contractuelles qui se développent tout au long des espaces frontaliers européens. Le Canton de Genève y occupe une place de choix et joue en un certain sens un rôle de pionnier. [p. 249]On croyait Genève toute vouée à sa seule vocation internationale, or elle découvre sa fonction régionale, son rôle de charnière, d'articulation non seulement avec ses voisins immédiats, savoyards et gessiens, mais aussi avec les espaces jurassien et alpin, dont elle constitue, en quelque sorte, le noeud d'articulation. N'oublions pas non plus le rôle indispensable, pour Genève, de liaison entre fédéralisme (système suisse) et centralisme (système français); entre les langues française et germanique, voire italienne, de par son insertion dans la Suisse; et surtout les liens de plus en plus indispensables entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud, entre l'Europe occidentale et l'Europe centrale, voire orientale.
Son expérience de rétrocession d'impôts, au niveau transfrontalier, qui frisait l'audace il y a dix ans, sera reprise tôt ou tard par l'ensemble des régions transfrontalières européennes, et donc par tous les Etats européens, membres de la Communauté européenne ou du Conseil de l'Europe.
De belles perspectives
Genève et sa région sont au coeur de l'Europe des régions, régions du Nord et du Sud, régions de l'Est et de l'Ouest. Quelles belles perspectives, à l'aube du XXIe siècle, pour cette collectivité régionale qui, en dépit de sa taille, a toujours eu et développe encore des missions bien plus vastes, régionales, européennes et internationales. Puissent les autorités politiques et l'ensemble des acteurs de cette région davantage se concerter, coopérer, harmoniser leurs stratégies, afin de réaliser ce grand dessein de coopération transfrontalière et interrégionale au sein de l'Europe en construction. Et Genève, en développant son action avec d'autres cantons suisses, au sein de l'Assemblée des régions d'Europe (ARE), comme au sein de la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux (CPLRE) du Conseil de l'Europe, affirmera ainsi, comme Etat fédéré, le rôle et la place indispensable de ces collectivités régionales dans la réalisation de cette "Maison commune de l'Europe", de cette future "Confédération européenne". Ce niveau interrégional de l'Europe horizontale, en effet, devient de plus en plus nécessaire à cette lente et complexe construction européenne, puisqu'elle se réalise au plus près du "vécu quotidien" des personnes.
Ch. R.
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