Un dur chemin vers la tolérance
Jacques Courvoisier / Jacques Delétraz / Olivier Fatio
La vie religieuse à Genève aux XVIIe et XVIIIe siècles
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Orthodoxie
La mort de Calvin a, sans qu'on s'en soit douté à l'époque, amené un changement dans la pensée théologique et, partant, dans la vie religieuse à Genève. Pour schématiser, on peut dire qu'au temps de Calvin la référence était l'Ecriture sainte et qu'après sa mort la référence sera l'Ecriture et Calvin. Selon l'expression d'Eugène Choisy, "la doctrine calvinienne est officiellement reconnue comme conforme aux enseignements de la sainte Ecriture". Car l'orthodoxie, déjà présente imperceptiblement avec Théodore de Bèze, sera encore plus nette avec François Turrettini (1623-1687) qui, avec une grande clarté et une autorité indiscutable, dominera théologiquement l'Eglise et sera le champion de l'orthodoxie. Le calvinisme est là. C'est à Turrettini qu'on doit, à propos des articles sur la grâce, l'obligation pour les candidats en théologie de signer le sic sentio ("ainsi je pense, ainsi j'enseignerai et je n'enseignerai rien de contraire à cette doctrine ni en public ni en particulier"). C'est à lui aussi qu'on doit le Consensus helveticus conclu avec Heidegger, de Zurich, qui fixe la doctrine officielle des Eglises suisses dans le sens de l'orthodoxie (1675).
Crise de la conscience européenne
Si Calvin pour sa part a libéré les réformés d'un certain nombre de croyances et pratiques héritées du Moyen Age, Copernic et Galilée ont remis en question la conception géocentrique de l'univers, mais il fallait attendre Descartes (1596-1650) pour achever cette révolution de la pensée occidentale vers l'humanisme moderne. L'observation expérimentale se substitue à la foi et au dogme, et prépare le rationalisme du siècle des Lumières.
Orthodoxie éclairée
Bénédict Pictet assurera une sorte de transition mi-orthodoxe mi-libérale entre François Turrettini et son fils Jean-Alphonse (1671-1737) que l'on considère comme l'un des ancêtres du libéralisme théologique. Jean-Alphonse Turrettini est un disciple de Jean-Robert Chouet, un philosophe cartésien qui sera plus tard homme d'Etat. Chouet a fréquenté à Saumur l'école de Moïse Amyraut (1596-1664) qui professait l'"universalisme hypothétique", doctrine selon laquelle Dieu veut le salut de tous les hommes [p. 164] à condition qu'ils aient la foi. Comme Amyraut, Jean-Alphonse Turrettini veut exprimer l'orthodoxie d'une manière conforme à la terminologie philosophique du temps. C'est ce qu'on appelle l'orthodoxie éclairée. Mais alors que jusque-là la philosophie était la servante de la théologie, les rôles ont changé. La raison prend la première place. "Les théologiens enseignent à la raison laïque qu'ils prennent pour juge à se prononcer souverainement sur les questions de dogme" (G. Lanson). Conséquence: la théologie insiste désormais sur les vérités rationnelles et morales de la religion chrétienne. Si bien que le 1er juin 1735, la Compagnie des pasteurs en revient à la simple déclaration de foi des Ordonnances ecclésiastiques et abandonne les autres formules subséquentes. L'orthodoxie s'estompe.
Cette évolution soulève des passions. Les tenants du libéralisme, entraînés par Louis Tronchin (1629-1705), s'affrontent à ceux de l'orthodoxie.
Il y a plus: si François Turrettini argumente en fonction de l'Eglise une et universelle, Jean-Alphonse argumente en fonction de l'Eglise réformée considérée en soi. Avec ses Articles fondamentaux, il adopte une orientation "oecuménique" visant à une union des Eglises non romaines. Il contribue à la fondation d'une Eglise luthérienne et d'une Eglise anglicane à Genève, ce qui est à sa manière un pas vers la tolérance.
Désormais, un souffle nouveau anime les Eglises de la Réforme, souffle dont les chefs de file sont, avec J.-A. Turrettini, Samuel Werenfels à Bâle et Jean-Frédéric Ostervald à Neuchâtel. On les appelle le Triumvirat helvétique.
Le mouvement piétiste
Parallèlement au changement théologique, le mouvement piétiste fait son apparition à Genève au début du XVIIIe siècle. Originaire d'Alsace avec Jacob Spener, ce mouvement souligne la nécessité, au sein de l'Eglise, de cultiver la piété par le moyen de conventicules. C'est l'ecclesiola in ecclesia. L'un de ses plus illustres représentants, Jean de Labadie, un ancien jésuite français, sera de 1659 à 1666 pasteur à Genève où il attire les foules au point que l'on se croit revenu aux jours de Calvin. Un autre piétiste, le comte Zinzendorf, vient en visite à Genève avec une quarantaine de personnes. Il est en bons termes avec la Compagnie des pasteurs et fonde dans cette ville une communauté morave, selon le modèle de celle située en [p. 165] Moravie, qui se réclame du réformateur tchèque Jean Hus (1369-1415). Elle comptera jusqu'à six cents personnes et durera jusqu'au Réveil du XIXe siècle. Les pasteurs tiennent les piétistes pour des gens inoffensifs qui ont fait du bien à quelques âmes et en ont gagné d'autres. Ils sont toujours membres de l'Eglise et participent à la sainte cène. Le Bernois Beat de Muralt et la Genevoise Marie Huber en sont les personnalités marquantes.
Aux influences piétistes, il faut ajouter des influences quiétistes et mystiques.
La vie de l'Eglise
La vie de l'Eglise est restée assez semblable à elle-même depuis le XVIe siècle. Le Consistoire est toujours un organe important où représentants des autorités civiles et religieuses ont leur place en tant qu'Anciens. A ses côtés, la Compagnie des pasteurs exerce son autorité dans le domaine doctrinal et les pasteurs donnent souvent leur avis sur des questions de politique. Ils jouent le rôle qu'a la presse aujourd'hui. La société civile et la société religieuse se recouvrent en effet tellement que si le pasteur fait de la politique, le magistrat a des prétentions théologiques pour gouverner la cité. Lorsque Théodore de Bèze meurt, son véritable successeur est moins Simon Goulart, pasteur, que Jacques Lect, magistrat, figure de proue de Genève à cette époque. Le magistrat, instruit par la parole de Dieu, dira au ministre qu'il peut l'écouter et la comprendre tout seul dès lors qu'il a la Bible en main.
La population (Genève, au début du XVIIe siècle, compte environ 21.000 habitants) se soumet à l'autorité du Consistoire et fréquente le culte. Le dimanche, il y a quatre offices, à sept heures, à neuf heures, catéchisme à midi et sermon à deux heures. Le jeudi, sermon. Les autres jours, offices le matin et le soir. Les temples sont très fréquentés; on y trouve difficilement de la place.
Chaque dizaine (quartier) a son dizenier pour surveiller les habitants, leurs vêtements, leurs repas (ceux des funérailles sont réglementés). La vigilance du Tribunal des moeurs, dit DuBois Melly, pénétrait jusque dans les détails. Un exemple: Isaac P. avait traversé la ville un jour de jeûne avec son fusil et son chien. Il encourut la censure du Consistoire et trois jours de prison de la part du magistrat. Ceux qui sont tancés par le Consistoire doivent, pour finir, faire amende honorable et s'agenouiller devant ses membres. Cette génuflexion ne sera abolie qu'en 1789, à propos de l'affaire Covelle, un triste sire condamné pour une affaire de moeurs et après une campagne où Voltaire joua son rôle.
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Rapports avec l'étranger — Les réfugiés
Genève a des rapports avec les Réformés de l'étranger. Les puissances réformées européennes, notamment l'Angleterre de Cromwell et les Pays-Bas, sont attentives à ce qui se passe chez elle. Cet intérêt se manifeste par l'envoi de messagers chargés d'une mission temporaire ou par l'envoi de fonds, tels ceux qui ont permis de construire le bastion de Hollande ou qui alimentent les bourses en faveur des réfugiés.
Les rapports concernant les réfugiés français pour cause de religion constituent une page importante de l'histoire de Genève. Pointe extrême des pays protestants européens vers le sud, Genève avait acquis, grâce entre autres à son Académie, une renommée internationale. Mais elle indisposait le roi de France, agacé d'avoir à sa porte un foyer d'hérésie. Aussi ce roi avait-il imposé aux Genevois, en 1679, la présence d'un résident (et s'était opposé à ce que l'Angleterre de Guillaume d'Orange en fasse autant); c'était en fait plus qu'un ambassadeur, de sorte que Genève était une espèce de ville satellite du royaume, malgré son alliance avec Berne et Zurich.
Le Résident avait le droit de faire célébrer la messe dans son hôtel et d'y inviter ceux du dehors qu'il lui plairait. D'où des troubles et même une échauffourée. Ce Résident, qui n'hésitait pas à communiquer impérativement au Conseil de la ville les avis du roi voisin, était par ailleurs parfois consulté par lui et en général averti de ce que ce dernier faisait. Lorsque Louis XIV, en pleine paix, avait pris Strasbourg, ville impériale comme Genève, le Conseil avait adressé une lettre de félicitations au Résident! Et sur le mécontentement de ce dernier au sujet d'un pasteur de Genève assistant en France à une assemblée de "religionnaires", le modérateur pria ledit pasteur "de ne plus se mêler de ces matières, l'intérêt de l'Etat y étant tout à fait engagé".
En 1685, Louis XIV révoque l'Edit de Nantes. Déjà, dès 1660, des réfugiés étaient arrivés. Ce second refuge est différent du premier. Ce sont moins des intellectuels que des artisans qui viennent et Genève est plutôt pour eux un lieu de transit. Sur les instances du Résident, tout réfugié qui n'est pas à Genève depuis un an est prié de s'en aller. Dès la fin de l'année, on leur donne huit jours pour quitter la ville. Certains restent quand même, apportant avec eux leurs industries. Les autorisations de séjour ne sont accordées qu'avec parcimonie, moyennant une taxe. Ces réfugiés sont en général des gens capables dont le travail, meilleur marché que celui des Genevois, fait concurrence à ces derniers et suscite une certaine xénophobie. [p. 167]
Habileté et ténacité, fermeté et souplesse caractérisent la vie des Genevois face à l'autoritarisme du roi de France; ces qualités feront durer une situation constamment précaire, un état de demi-servitude, comme le dit Edouart Rott, donc aussi de semi-liberté. Lorsqu'Antoine Court, au XVIIIe siècle, décide de créer un séminaire pour la formation des pasteurs destinés à la France, il doit l'installer à Lausanne; mais ce séminaire est dirigé par un comité restreint situé à Genève, qui en assure l'administration avec des ressources provenant pour la plupart d'Allemagne, de Hollande, d'Angleterre et de Suisse.
C'est dans ce climat que deux hommes entrent dans l'histoire de Genève. Ils comptent parmi les plus grands penseurs de l'époque: Voltaire et Rousseau.
Voltaire
Les pasteurs Jacob Vernet, Jacob Vernes, Jean Perdriau, parmi d'autres, illustrent cette période. Ils sont dans la ligne inaugurée par Jean-Alphonse Turrettini. On demande aux déistes leur appui pour établir les grands principes de la religion naturelle contre l'ennemi commun. Le pasteur Antoine Maurice dira que la religion ne compte pas d'allié plus sûr que l'esprit philosophique.
Déjà familiers avec l'idée de tolérance, les ministres genevois avaient bien accueilli Voltaire au début. Ils se glorifiaient de passer pour des gens éclairés, tout en restant dans la ligne traditionnelle. Ils étaient satisfaits d'avoir trouvé une position fortifiée par la philosophie du siècle pour défendre le christianisme. Ainsi Vernet envoie à Voltaire son Traité de la religion chrétienne "pour tâcher de lui donner des idées saines du christianisme". Ainsi Voltaire rappelle Vernes aux exigences de son ministère et travaille à son Traité sur la tolérance, aidé de deux théologiens qui lui soufflent les citations en hébreu, traité dont les pasteurs liront des fragments en chaire.
Tout semble aller pour le mieux jusqu'au jour où le fameux article de d'Alembert sur Genève paraît dans l'"Encyclopédie", en 1757. On y lit que les pasteurs de Genève professent un pur déisme. "Plusieurs pasteurs ne croient point à la divinité de Jésus-Christ... leur religion est un socinianisme parfait, rejetant tout ce qu'on appelle mystère révélé" (de Fauste Socin ou Sozzini (1539-1604), antitrinitaire transsylvain; l'accusation de socinianisme était fréquente de la part des catholiques-romains). D'Alembert aimait Genève. Son article dans l'"Encyclopédie", largement [p. 168] inspiré par Voltaire, occupe quatre fois plus d'espace que celui consacré à la France. Il crée la stupeur chez les pasteurs genevois. La Compagnie publie un manifeste où elle proteste solennellement de sa foi complète en Jésus-Christ et de sa soumission au Saint-Esprit parlant par l'Ecriture.
En fait, on reprochait moins à d'Alembert d'avoir avancé des choses fausses que d'avoir étalé des vérités dont il eût dû, en bonne amitié, garder le secret. Dès ce moment, on constate que le froid s'installe entre Voltaire et les pasteurs. Les libelles dus à sa plume sont répandus partout en ville, même dans les églises sous la couverture des psautiers.
Cette mésentente entre les pasteurs et Voltaire n'empêchera pas la postérité de voir dans ce dernier l'homme ayant attaché son nom aux affaires Calas et Sirven, deux protestants persécutés en France et dont, avec opiniâtreté, il obtint que la mémoire fût réhabilitée.
Rousseau
Quant à Rousseau, la présence de Voltaire à Genève l'empêche d'y revenir. Sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles ne pouvait qu'envenimer les choses entre les pasteurs et le patriarche de Ferney. L'action de Rousseau en faveur de la tolérance ressort de ses livres, qui soulèvent des passions à Genève.
En 1762, le gouvernement genevois fait lacérer et brûler le Contrat social et 1'Emile déclarés "téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la Religion chrétienne et tous les gouvernemens". Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, l'un des chapitres de l'Emile, Rousseau fait l'éloge de la religion naturelle et de la raison. Il choisit pour guide, non pas les philosophes, mais la "lumière intérieure", la conscience, "instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu". Il estime que "la meilleure de toutes les religions est infailliblement la plus claire" et que les révélations d'hommes soi-disant inspirés, les miracles, sont suspects. Il oppose aux livres des philosophes, "avec toute leur pompe", "la majesté des Ecritures... la sainteté dé l'Evangile... Se peut-il qu'un livre, à la fois si sublime et si simple, soit l'ouvrage des hommes?" Enfin, il fait l'éloge de la religion protestante: "Retournez dans votre patrie, dit le vicaire à Emile, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre coeur et ne la quittez plus; elle est très simple et très sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre, celle [p. 169] dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux."
Cette "profession de foi" ne suffit pas à contenter les pasteurs et magistrats genevois. On a vu, dans le quatrième volume de cette Encyclopédie (page 175) comment le procureur général Jean-Robert Tronchin, après avoir requis la condamnation des ouvrages de Rousseau, justifie sa décision dans ses Lettres écrites de la campagne. Rousseau réplique par ses Lettres écrites de la montagne dont les cinq premières sont une défense de ses positions religieuses.
Rousseau est bien dans la ligne du libéralisme théologique. Son vicaire savoyard professe une religion naturelle caractéristique du XVIIIe siècle.
Rousseau et Voltaire! Paul Chaponnière écrit à leur propos qu'à Genève, on ballottait ces deux hommes au gré des enthousiasmes ou des colères qu'ils suscitaient. "Les Genevois ne pouvaient, à de rares exceptions près, se résoudre à les abandonner tous deux à la fois car, après tout, ces deux hommes préparaient l'avenir aux portes de Genève ou à propos de Genève, et l'on ne choisit pas pour décamper le moment où se livre une bataille qui décide du sort du pays."
La présence de grands esprits à Genève et le rôle international qu'ils lui font jouer ne pouvait qu'y susciter des tensions dont on a pu mesurer l'ampleur au XVIe siècle... et aussi au XVIIIe, dans le domaine religieux comme dans les autres.
J. C.
haut
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Le réveil du protestantisme au XIXe siècle
Menaces sur le protestantisme patriotique
La période de la Restauration et de l'entrée de Genève dans la Confédération helvétique est un temps difficile pour l'Eglise protestante. Elle avait joué un rôle considérable dans la sauvegarde des valeurs genevoises durant l'occupation française; elle se retrouve maintenant confrontée au problème de la mixité confessionnelle du nouveau canton issu des traités de Paris, Vienne et Turin. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime protestantisme et nationalité genevoise avaient coïncidé. Cette unité prend fin avec l'arrivée des habitants des communes sardes et françaises dans la communauté nationale genevoise. Dès lors l'Eglise nationale se sent menacée par un catholicisme romain souvent pugnace, voire provocateur, dont l'accroissement est plus rapide que celui du protestantisme pour des raisons de démographie et d'immigration. Le pasteur Jean-Jacques-Caton Chenevière, chantre de la nationalité protestante, reflète cette sensation d'étouffement répandu dans le protestantisme en disant, lors de la présentation des voeux de la Compagnie des pasteurs au Conseil d'Etat le 5 janvier 1838: "Ce n'est pas une Escalade d'une seule nuit qui ne réussit pas; c'est une Escalade de vingt-cinq ans et qui réussit."
Si seulement l'Eglise nationale avait pu compter sur l'ensemble des protestants genevois en ces circonstances délicates! Mais dès 1817, la vieille Eglise de Calvin voit naître en son sein une série de communautés dissidentes. Trahisons pour les uns, réveils de la foi pour les autres. Cet émiettement du protestantisme trouve son origine chez les étudiants fréquentant la faculté de théologie de l'Académie pendant l'Empire. Insatisfaits de l'enseignement reçu, trop marqué par la théologie rationalisante et froide héritée du siècle des Lumières, ils aspirent à une foi mieux vécue, à un contact plus direct avec Dieu et à une étude plus intense des Ecritures. L'un des leaders du Réveil, Ami Bost, prétend qu'on n'ouvrait pas la Bible pendant les cours, sinon pour apprendre l'hébreu, et qu'on pouvait ne pas la posséder pour faire des études en théologie. Réunis en un groupe d'édification mutuelle, la Société des amis, ces jeunes hommes tâtent du catholicisme ou de la franc-maçonnerie pour assouvir leurs besoins spirituels. Certains, tel Henri Empeytaz, se laissent séduire par les élans mystiques de la baronne de Krüdener, l'inspiratrice du tsar Alexandre, de passage à Genève. D'autres se contentent de chercher leur nourriture dans l'évangélisme biblique, un peu sentimental, du pasteur de Satigny, Jean-Isaac-Samuel Cellérier, le saint homme décrit par Mme de Staël dans De l'Allemagne.
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Les débuts du Réveil
Le passage à Genève en hiver 1817 de "missionnaires" britanniques adeptes du Réveil précipite les événements. L'un d'eux, Robert Haldane, organise chez lui un cours sur l'épître aux Romains auquel se pressent des étudiants en théologie, comme Emile Guers, Henri Pyt, Henri Merle — le futur Merle d'Aubigné — Frédéric Monod et quelques ministres récemment consacrés, comme César Malan ou Louis Gaussen. Les chefs du futur Réveil genevois découvrent les thèmes pauliniens caractéristiques de la Réforme du XVIe siècle: l'élection souveraine de Dieu, la justification par la foi, la gravité du péché et la plénitude de la grâce. En outre Haldane leur enseigne la nécessité d'expérimenter ces vérités dans leur coeur, faisant ainsi de la conversion un signe du véritable christianisme. Consistoire et Compagnie des pasteurs voient d'un fort mauvais oeil l'évolution des étudiants et jeunes ministres et les mettent en garde contre tout esprit de secte. Un sermon de César Malan va susciter des mesures plus contraignantes. Prêchant sur la nécessité de la foi pour le salut, le ministre invite les fidèles à se reconnaître pécheurs, à se convertir et à croire au Christ pour être sauvés. C'est plus que n'en peut supporter la dogmatique rationalisante et moraliste du monde officiel protestant. La Compagnie impose en mai 1817, à tous les étudiants en théologie, un règlement leur interdisant d'aborder en chaire des questions aussi centrales que l'unité des natures divine et humaine en Christ, le péché originel, la grâce et la prédestination...
L'Eglise du Bourg-de-Four
On s'accorde à voir dans ce règlement le détonateur du Réveil à Genève. Pyt, Guers, Gonthier et d'autres refusent de le signer et constituent une société religieuse. Celle-ci se mue bientôt en Eglise qui se réunit au Bourg-de-Four et célèbre la sainte cène pour la première fois en septembre 1817, en dehors de tout ministère institué. Cette première sécession déclenche en ville et au-dehors une guerre de pamphlets et conduit partisans et adversaires du Réveil à en venir aux mains. L'Eglise du Bourg-de-Four, qui s'installera dès 1839 dans la chapelle de la Pélisserie, connaît un succès certain dans les couches moyennes de la population. Plutôt que revenir à la Réforme, elle se propose d'imiter la communauté primitive du livre des Actes. Convertis individuellement, ses membres forment une communauté de "réveillés" qui se [p. 172] veulent séparés de la multitude des chrétiens de nom, inconvertis voués à la perdition. Minimisant le rôle des ecclésiastiques au profit de celui des laïcs, l'assemblée des fidèles exerce une stricte discipline morale parmi ses membres: on ne saurait communier avec quiconque n'est pas régénéré et ne fonde pas son existence sur l'expiation de ses péchés par le sang du Christ. Il règne une atmosphère chaleureuse dans cette communauté de "vrais" fidèles, priant et parlant selon le même "patois de Canaan", mais pour leurs détracteurs, les "réveillés" du Bourg-de-Four sont assurément des "mômiers"!
Séparée du monde, l'Eglise du Bourg-de-Four ne se désintéresse pourtant pas de son sort spirituel. Elle est à l'origine d'une vigoureuse entreprise d'évangélisation, en coordination avec des sociétés anglaises, et elle fournit au réveil français quelques-uns de ses meilleurs artisans: Ami Bost ou Félix Neff, cet ancien sergent d'artillerie qui s'était promis de sévir contre les dissidents et qui, converti par eux, devint l'apôtre du réveil dans les montagnes du Dauphiné.
En 1835, puis en 1842, l'Eglise du Bourg-de-Four — bientôt de la Pélisserie — sera travaillée par des mouvements plus radicaux et sectaires, les Irvingiens et les Darbystes. Charismatiques, très critiques à l'égard de toute institutionalisation de l'Eglise, ces courants créeront des scissions. Les restes de l'Eglise de la Pélisserie se réuniront à la Société évangélique en 1849 dans la nouvelle Eglise évangélique libre. L'Eglise de la Pélisserie reprendra sa liberté en 1882.
César Malan
Plus encore que les hommes du Bourg-de-Four et de la Pélisserie, César Malan (1787-1864) incarne le Réveil à Genève. Général sans troupe, il en est néanmoins le penseur le plus puissant et le caractère le plus profilé. Prié de prendre la tête de la dissidence en 1817, Malan refuse, jugeant la doctrine du Bourg-de-Four trop sentimentale et pas assez réformée. Interdit de prédication, déposé de sa charge de régent au Collège en 1818, il se refuse à rompre avec l'Eglise nationale qu'il estime temporairement entre les mains d'hétérodoxes. Il organise chez lui des réunions d'édification et une école du dimanche, mais prend garde à ne pas les tenir aux mêmes heures que celles de l'Eglise nationale. Il continue à communier en ville. Le succès de son activité est tel qu'il construit en 1820 une chapelle sur sa propriété du Pré-l'Evêque, la "chapelle du Témoignage". Il se rattache alors à l'Eglise presbytérienne d'Ecosse, car il refuse les principes [p. 173: image / p. 174] séparatistes et l'imitation de l'Eglise primitive tentée par le Bourg-de-Four. Il tient son Eglise pour la seule héritière de celle de Calvin, l'Eglise nationale ayant sombré dans la déchéance théologique et spirituelle.
Autoritaire et clérical, Malan ne peut empêcher une bonne partie de ses fidèles, en 1830, de lui préférer l'Eglise du Bourg-de-Four. Il se consacre désormais essentiellement à sa vocation d'évangéliste, en France principalement. Prédicateur impressionnant, polémiste redouté et constamment en éveil, il est de surcroît un écrivain fécond capable de faire passer dans une multitude de petits récits allègrement menés l'essentiel de sa conception du Réveil qui réside dans la reconnaissance de la souveraine grâce de Dieu. Il renoue avec la doctrine de la prédestination, telle qu'elle avait été mise en évidence par les réformateurs. D'autres "réveillés" l'accusent de trop parler de doctrine et pas assez de piété, et de négliger les oeuvres. Malan s'en défend, répétant que l'élection de Dieu ne va jamais sans les oeuvres. Son attachement personnel au respect scrupuleux du repos dominical en fait foi.
En plus d'innombrables traités théologiques ou édifiants, César Malan donne au Réveil un recueil d'hymnes dans lequel s'exprime sa spiritualité, les Chants de Sion, qui nourriront la piété de maintes communautés réveillées.
Ecarté de force de l'Eglise nationale, Malan lui restera attaché jusqu'à la fin. Il souhaitera pouvoir y prêcher à nouveau et il combattra le projet de certains "réveillés" de la séparer de l'Etat après la révolution radicale de 1846. Pour montrer qu'il n'avait pas créé une nouvelle Eglise, il fera démolir peu avant sa mort sa chapelle du Témoignage.
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La Société évangélique
Ni Malan ni le Bourg-de-Four n'épuisent les aspirations du protestantisme genevois à un réveil de la foi. C'est ainsi qu'on voit en 1831 se constituer, non pas une Eglise, mais une société, la Société évangélique de Genève, qui groupe autour du pasteur Louis Gaussen, quelques notables dont plusieurs membres du Conseil Représentatif, Cramer-Audeoud, Gautier-Boissier, Vieusseux-Colladon ou le colonel Tronchin. Le Réveil atteint la bonne société et notamment certains salons tenus par des femmes qui font la mode. Il n'en devient que plus redoutable pour l'Eglise nationale. Pasteur à Satigny, Gaussen était entré en conflit avec la Compagnie parce qu'il utilisait un catéchisme "réveillé", récusé par les instances officielles de l'Eglise nationale. Refusant de se soumettre aux injonctions de la Compagnie des pasteurs, il avait été suspendu de ses fonctions en décembre 1830.
Conçue pour favoriser l'évangélisation par la mission et le colportage biblique, la Société évangélique se trouve très tôt confrontée au problème de l'enseignement de la "vraie" théologie. Au début de 1831 paraît un nouveau fascicule des Essais théologiques de Jean-Jacques-Caton Chenevière. Le professeur y critique le dogme de la Trinité comme contraire à la raison et à l'Ecriture. C'en est trop pour les "réveillés" et la jeune Société évangélique décide la création d'une Ecole libre de théologie qui ouvre ses portes en janvier 1832. Gaussen, Merle d'Aubigné et Galland, pressentis pour y enseigner, sont déposés de leur ministère dans l'Eglise nationale. La Société évangélique se transforme alors en une troisième Eglise "réveillée" à Genève, tenant ses cultes dès 1834 dans le temple de l'Oratoire, édifié à la rue Tabazan par l'architecte Brocher. Toutefois la Société évangélique se défend d'être une nouvelle Eglise. Elle se présente comme un nouveau lieu de culte, suivant une liturgie proche de celle de l'Eglise nationale et célébrant la sainte cène sans exclusion, à la différence de l'Eglise du Bourg-de-Four. Elle se veut ouverte à tous les prédicateurs évangéliques, nationaux ou "réveillés". Elle conserve l'espoir de réintégrer le bercail de la grande Eglise protestante, car elle se considère comme séparée du clergé et non de l'Eglise nationale.
Gaussen organise une école du dimanche bientôt fréquentée par des centaines d'enfants qui contribuent au rayonnement de la Société évangélique. Quant à l'Ecole de théologie, elle formera, jusqu'à sa fermeture en 1921, des générations de pasteurs de qualité qui servent les Eglises évangéliques libres de Suisse romande et de France, parmi lesquels Frank [p. 176] Thomas (1862-1928). Pour y être admis il faut prouver que l'on est vraiment converti, seules les nouvelles créatures pouvant comprendre les dogmes fondamentaux de la foi chrétienne. Moteur principal de l'Ecole, Gaussen rédige en 1840 l'ouvrage qui donne ses lettres de noblesse au fondamentalisme biblique du Réveil, La Théopneustie. Dogme des dogmes, cette notion dirigée contre la critique biblique allemande soutient qu'il y a une inspiration littérale et intégrale de la Bible dans toutes ses particularités, y compris celles qui paraissaient contraires à la raison. Malgré de violentes attaques, la théopneustie reste la doctrine officielle de l'Ecole de la Société évangélique jusqu'en 1872 et conserve au-delà la sympathie de larges milieux évangéliques.
Influence du Réveil
En moins de vingt ans, le Réveil suscite à Genève trois communautés nouvelles, une Ecole de théologie et surtout une multitude d'oeuvres d'évangélisation, de mission, de colportage biblique ou d'entraide sociale. Malgré des troupes relativement modestes (mais décidées), malgré des attaques souvent rageuses de l'Eglise nationale qui traite ses adeptes de séparatistes ou de "mômiers", il n'en contribue pas moins à régénérer le vieux corps du protestantisme officiel. Certes le grand leader de ce dernier, J.-J.-C. Chenevière, reste un farouche adversaire du Réveil qu'il juge rétrograde et irrationnel. Pour lui le protestantisme doit suivre les progrès de la civilisation et prendre sa part à la marche de l'humanité vers l'amélioration des moeurs et le recul de l'obscurantisme. Or le Réveil n'est à ses yeux qu'un sentimentalisme fanatique, qui nie le libre examen, ce principe fondamental du protestantisme. De surcroît il ne tient aucun compte du lien nécessaire entre nationalité genevoise et protestantisme. A cet égard, Chenevière et la Compagnie des pasteurs font tout ce qui est en leur pouvoir pour transformer le Jubilé du troisième centenaire de la Réformation à Genève, en 1835, en une exaltation du nationalisme protestant genevois.
Mais à côté de Chenevière, des pasteurs comme l'évangélique Edouard Diodati ou, surtout, Jacob-Elisée Cellérier tentent avec un certain succès d'assimiler dans le corps national certains ferments spirituels du Réveil. Cellérier estime qu'au-delà d'une foi peu éclairée les "mômiers" sont animés d'un zèle et d'un sens de l'engagement que les nationaux feraient bien d'imiter. Peu à peu, l'Eglise nationale secoue sa torpeur, fait droit aux revendications d'une [p. 177] spiritualité plus profonde, mieux en harmonie avec une époque qui n'est pas seulement celle du développement des sciences et du libéralisme, mais aussi celle du romantisme. Prudemment, l'Eglise nationale s'ouvre à son tour aux oeuvres sociales et édifiantes.
De l'Eglise-clergé à l'Eglise-peuple
La révolution radicale de 1846 bouleverse profondément les structures de l'Eglise nationale protestante. Assimilée par le régime radical triomphant à l'ancien état des choses, elle subit une mutation profonde de par la volonté du gouvernement Fazy. D'"Eglise-clergé", les radicaux veulent en faire une "Eglise-peuple" et ôtent à la Compagnie des pasteurs la haute main sur les affaires ecclésiastiques pour la confier à un Consistoire dans lequel les laïcs ont désormais la majorité. Elu par les citoyens protestants du canton, ce Consistoire a la responsabilité de l'administration des biens ecclésiastiques, de l'instruction religieuse, du catéchisme, de la liturgie, de la nomination des professeurs de théologie, de la consécration des pasteurs (ces derniers sont directement nommés par les paroisses au suffrage universel). Bref, selon le règlement organique de 1849, il a le devoir de pourvoir aux intérêts religieux et moraux des citoyens protestants de Genève. Le service de la multitude des protestants genevois devient sa tâche première, assumée à la fois par des laïcs et par des pasteurs.
Création de l'Eglise évangélique libre
Les communautés issues du Réveil espérèrent que la révolution favoriserait la séparation de l'Eglise et de l'Etat et leur permettrait d'inspirer une vaste Eglise protestante libre. Conseillé par Chenevière, Fazy renonça à une séparation, qui allait pourtant dans le sens de ses opinions laïques, pour ne pas faire le jeu des "mômiers" et leur livrer le corps protestant tout entier. Les différentes composantes du Réveil genevois estimèrent alors que le multitudinisme sur lequel reposait expressément la nouvelle Eglise nationale était vicié puisqu'il ne tenait pas compte de la conversion pour définir qui faisait partie de l'Eglise. Aussi décidèrent-elles, après des discussions difficiles à cause de leurs différences ecclésiologigues, de se fédérer en 1849 en une Eglise évangélique libre qui eut l'Oratoire pour centre principal.
O. F.
haut
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L'Eglise catholique de Genève au XIXe siècle
Un siècle mouvementé
Au XIXe siècle, la vie catholique genevoise est dominée par la personnalité de trois prêtres: Jean-François Vuarin (1769-1843), Gaspard Mermillod (1824-1892) et Eugène Carry (1853-1912).
Sur le plan religieux, cette période fut fort mouvementée. La politique et la religion étaient alors étroitement mêlées, l'Eglise et l'Etat n'étant pas séparés; les prêtres recevaient leur traitement du gouvernement, les églises et les presbytères étaient des bâtiments communaux.
Deux grands courants, sensibles surtout après 1830, se développèrent dans l'Eglise catholique au XIXe siècle: l'ultramontanisme et le libéralisme. Les ultramontains défendaient le pouvoir suprême de la papauté tandis que les libéraux, tout en étant opposés aux Eglises particulières, cherchaient à concilier les idées libérales avec les positions traditionnelles de Rome. S'appuyant sur le courant ultramontain, le pape Pie IX renforça l'autorité du Saint-Siège. Le 8 décembre 1864, l'encyclique Quanta cura, complétée par le Syllabus, condamna les tendances libérales. Le dogme de l'infaillibilité pontificale promulgué le 10 juillet 1870 suscita des controverses, notamment en Allemagne où se fit jour une tentative d'établir une Eglise indépendante de Rome. Le chancelier Bismarck saisit l'occasion pour soumettre l'Eglise à l'Etat. Il rencontra de vives résistances. Ce conflit reçut le nom de Kulturkampf, emprunté à cette déclaration d'un homme politique allemand: "Lutter contre les catholiques, c'est mener le combat de la culture."
En Suisse, ce mouvement se répandit dans quelques cantons alémaniques et dans le Jura. Genève connut, elle aussi, sa période de Kulturkampf.
Voici, dans l'ordre chronologique, le déroulement des événements.
Rétablissement du culte catholique
Les armées de la Révolution française entrèrent en Savoie en septembre 1792. Genève ne fut occupée qu'en 1798. Pendant ces six années, la Cité protestante fut une étape pour les prêtres qui, ayant refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé, prenaient le chemin de l'exil. C'est alors qu'on vit apparaître Jean-François Vuarin, un jeune diacre qui, sous les costumes les plus divers, assura les liaisons entre les prêtres réfugiés à Lausanne ou à Fribourg et ceux qui étaient restés clandestinement en Savoie. Ordonné [p. 179] prêtre en 1797, l'abbé Vuarin fut l'un des missionnaires résidant à Genève dès le début de l'occupation française.
Le concordat de 1801 rétablit la religion catholique en France et dans les pays occupés. Il remania les circonscriptions ecclésiastiques. Le diocèse d'Annecy et Genève fut supprimé et rattaché à celui de Chambéry et Genève. A Genève, les missionnaires demandèrent une église. Après de longues discussions, les autorités leur attribuèrent celle de Saint-Germain. La première messe y fut célébrée le 16 octobre 1803. Philibert-Augustin Lacoste fut nommé curé. Celui-ci acquit aisément la confiance et l'estime des habitants catholiques: des fonctionnaires, des militaires et quelques modestes artisans et commerçants. Mais la population autochtone considérait la paroisse catholique comme l'un des services mis en place par l'occupant, aussi le curé rencontra-t-il de multiples difficultés et, découragé, il donna sa démission le 28 octobre 1805. La démonstration était faite. Pour tenir, il fallait à Genève un prêtre au caractère bien trempé, un lutteur. Le choix se porta sur l'abbé Vuarin qui fut installé le 2 mars 1806.
Les Communes réunies
A la chute de l'Empire, le curé de Genève ne partit pas avec les troupes françaises comme l'avaient espéré les Genevois. Au contraire, il resta à son poste et multiplia les démarches auprès des Alliés pour sauvegarder la présence catholique à Genève. Pendant la longue période des négociations de paix à Paris et à Vienne, il fut tenu au courant des discussions par des membres de la délégation sarde et, à maintes reprises, il intervint soit personnellement, soit par le truchement d'un courrier abondant. Ces démarches furent couronnées de succès et le Protocole du Congrès de Vienne du 29 mars 1815 stipula que l'Eglise catholique alors existante à Genève serait maintenue, à la charge de l'Etat et que le curé serait "logé et doté convenablement".
La formation du Canton par l'acquisition, en vertu des traités de Paris (1815) et de Turin (1816) de six communes françaises et de quatorze communes sardes est décrite en détail dans le premier volume de cette Encyclopédie (pages 103-108). Ces traités spécifiaient que "les lois et usages en vigueur au 29 mars 1815, relativement à la religion catholique dans tout le territoire cédé, seraient maintenus, sauf qu'il en fût réglé autrement par l'autorité du Saint-Siège." Ainsi les appréhensions des 16.050 nouveaux citoyens, qui redoutaient cette union à la Genève protestante, se trouvaient atténuées. [p. 180]
Gérer un canton mixte, à majorité réformée, était pour le gouvernement de Genève une tâche nouvelle. Il consacra de nombreuses séances à l'étude des compétences de l'autorité civile en matière d'administration religieuse catholique, telles qu'elles existaient dans le royaume de Sardaigne, et délégua plusieurs de ses membres en mission d'information dans des villes confédérées.
Rattachement du canton de Genève au diocèse de Lausanne
Au moment de la réunion, les paroisses catholiques du Canton dépendaient de l'évêché de Chambéry et Genève. Le Conseil d'Etat souhaitait qu'elles fissent partie d'un diocèse helvétique. Accédant à ce désir, le pape les rattacha en 1819 à l'évêché de Lausanne, dont le chef résidait à Fribourg. A la suite d'une nouvelle démarche du gouvernement, le nom de Genève fut enlevé à l'évêché de Chambéry et transféré à celui de Lausanne en 1821.
Malgré les efforts du gouvernement genevois, les dispositions des traités freinaient l'intégration des habitants des Communes réunies. L'abbé Vuarin devint tout naturellement le porte-parole du clergé genevois. Peu conciliant, il entra fréquemment en conflit avec le Conseil d'Etat. De cette situation naquit une méfiance réciproque qui persista longtemps. Cette méfiance fut encore renforcée par certaines mesures qui changeaient des habitudes immémoriales des nouveaux habitants: ainsi du nombre des jours fériés qui, en 1821, tombèrent d'une trentaine à dix.
D'autres faits révélèrent les difficultés d'adaptation. Appelés à prêter serment devant le Premier Syndic, les curés refusèrent de se soumettre à cette obligation tant que la formule n'aurait pas été approuvée par le pape. En 1821, le mariage uniquement civil fut introduit dans le Canton tout entier. Cette loi contraire aux clauses des traités fut supprimée en 1824 dans les communes détachées de la Savoie, après intervention du roi de Sardaigne.
Une période riche en incidents
Pendant la période de la Restauration les incidents ne manquèrent pas. A cette époque, la polémique était à l'honneur et le curé Vuarin ne restait pas en retard. Vers 1830, des cultes protestants furent organisés dans quelques Communes réunies, chez des particuliers, ainsi que l'autorisaient [p. 181: image / p. 182] les traités. Mais les habitants catholiques y virent une tentative d'introduire la religion réformée dans leurs villages. En quelques endroits, ils n'hésitèrent pas à saccager les locaux préparés pour ces cérémonies.
Tout au long de l'année 1835, il régna une forte tension. Le 24 février, ce fut l'inauguration très controversée de la statue de Jean-Jacques Rousseau. Les Genevois se préparaient à célébrer, dès le 20 août, le troisième centenaire de l'adoption de la Réforme. Un événement qui eut un grand retentissement fut, le 30 juin, la parution du "Manifeste présenté à Monseigneur l'évêque de Lausanne et de Genève par le clergé du canton de Genève, sur les pièges tendus par l'hérésie à la foi de la population catholique". Cette brochure, rédigée à l'initiative du curé Vuarin, fut signée par tous les prêtres, même par ceux qui étaient réputés modérés et qui n'étaient pas toujours d'accord avec le curé de Genève.
En octobre 1846, une révolution porta James Fazy au pouvoir. Les catholiques ne regrettèrent pas le régime de la Restauration et, dans leur majorité, ils soutinrent James Fazy qui fit toujours preuve à leur égard d'une grande tolérance.
L'église Notre-Dame
Très tôt, l'église Saint-Germain se révéla insuffisante; elle ne pouvait accueillir que le tiers de la communauté catholique. Lors de la démolition des fortifications, le gouvernement céda gratuitement quelques parcelles à diverses institutions. Selon la loi du 2 novembre 1850, l'Eglise catholique reçut un terrain situé à l'emplacement de l'ancien bastion royal de Cornavin. Dans le projet de loi, la donation était faite à l'Eglise catholique, apostolique et romaine. Quelques députés proposèrent de remplacer ces termes qui, selon eux, favorisaient le courant ultramontain, par l'expression simplifiée d'Eglise catholique. Ils furent suivis par la majorité du Grand Conseil. Les conséquences de ce vote se firent sentir plus tard, lorsque se posa la "Question de Notre-Dame".
La loi de donation spécifiait que l'Etat ne se chargeait ni de la construction de l'église ni des frais du culte. Elle prévoyait aussi que si à l'avenir les citoyens catholiques avaient à faire valoir leurs droits de propriété ou de jouissance de la nouvelle église, ils nommeraient une commission de cinq membres pour les représenter.
L'église, placée sous le vocable de Notre-Dame, fut bâtie grâce au travail bénévole des hommes des paroisses rurales; de nombreuses journées furent consacrées à niveler le terrain [p. 183] et à charrier les matériaux. De multiples dons furent récoltés à l'étranger, en France surtout, par les prêtres de la paroisse de Genève. L'église fut inaugurée le 4 octobre 1857 et le rectorat en fut confié au jeune abbé Gaspard Mermillod. En 1864, le curé de Genève démissionna et le 29 juin, l'abbé Mermillod lui succéda. L'évêque le désigna aussi en qualité de vicaire général pour le Canton. Ces nominations furent agréées par le Conseil d'Etat.
Evolution du statut des catholiques genevois
En 1868 fut acceptée la loi constitutionnelle instituant l'Hospice général. Dorénavant, en matière d'assistance publique, un même régime s'appliquait à tous les Genevois. Ceux-ci renonçaient à toute distinction résultant soit de traités, soit d'une différence d'origine. C'était la dénonciation unilatérale du Protocole de Vienne et du Traité de Turin. En fait, la protection que ces actes accordaient aux catholiques des territoires cédés était devenue illusoire. La situation des Etats signataires avait beaucoup évolué depuis 1815-1816.
Le 8 janvier 1868 parut le premier numéro du Courrier de Genève, "Feuille religieuse et nationale", organe de la communauté catholique. Ce journal joua un rôle important pendant la période mouvementée qu'allait connaître l'Eglise de Genève.
Avec les années, la situation démographique du Canton s'était modifiée. En 1860, on comptait 40.727 protestants et 42.618 catholiques. Parmi ces derniers, on dénombrait près de 25.000 étrangers, des Français surtout, tandis que les étrangers protestants n'atteignaient pas 5.000. Numériquement supérieurs, les catholiques ne formaient que le tiers du corps électoral et ils envoyaient peu de députés au Grand Conseil. Néanmoins, cette situation était jugée alarmante par les autorités et par de larges couches de la population.
Anticléricalisme déclaré
La tendance, dans toute l'Europe, est à l'anticléricalisme. Genève ne fait pas exception. Dès son arrivée au pouvoir, en décembre 1870, Antoine Carteret mène une politique ouvertement anticatholique. Les corporations religieuses furent les premières atteintes. En 1872, une loi les obligeait à demander une autorisation d'établissement. Celle-ci fut refusée aux congrégations enseignantes et accordée provisoirement aux religieuses s'occupant d'oeuvres de charité. Mais [p. 184] le 23 octobre 1875, toutes les corporations furent dissoutes et leurs biens furent finalement réunis au domaine de l'Etat. Des recours au Tribunal fédéral restèrent sans effet. A plusieurs reprises au cours des ans, le problème de l'incamération de ces biens fut soulevé; chaque fois, on renonça à le traiter à fond de crainte de réveiller des souvenirs douloureux.
L'affaire Mermillod
Le 22 septembre 1864, le pape nommait Gaspard Mermillod évêque d'Hébron in partibus infidelium, auxiliaire de Genève. D'abord, le nouveau prélat exerça ses fonctions sous la responsabilité de l'évêque diocésain. Mais en 1865, celui-ci lui délégua tous les pouvoirs. Ce fait créait à Genève une situation particulière. L'Etat considérait Mermillod comme un vicaire général agissant au nom de l'évêque de Lausanne et Genève, alors que celui-ci ne voyait plus en lui un subordonné mais un confrère, opérant en son propre nom et sous sa responsabilité personnelle. Ce modus vivendi dura une dizaine d'années sans soulever de difficultés. [p. 185]
Toutefois, Carteret n'admettait pas l'établissement d'un évêché à Genève, sous quelque forme que ce fût. Il ne reconnut pas les pouvoirs conférés à Gaspard Mermillod. Lors d'une entrevue avec des représentants du Conseil d'Etat le 5 septembre 1872, celui-ci déclara qu'il continuerait à exercer une charge qu'il tenait du pape et de l'évêque. Le 20 septembre, le Conseil d'Etat cessait de reconnaître l'abbé Mermillod comme curé de Genève et supprimait son traitement. L'évêque de Lausanne et Genève était invité à repourvoir le poste. En outre, il était interdit à Gaspard Mermillod tout acte en qualité d'évêque et même de vicaire général. Ces décisions furent communiquées aux curés du Canton; ceux-ci déclarèrent qu'ils n'en tiendraient aucun compte. Face à cette attitude négative du clergé, et comme, d'autre part, l'évêque de Lausanne et Genève, Etienne Marilley, refusait de repourvoir les cures vacantes, le Conseil d'Etat annonça le 22 octobre qu'il allait proposer de profondes modifications dans l'organisation de l'Eglise catholique genevoise. En une sorte d'extension du système démocratique, les citoyens catholiques seraient appelés à administrer eux-mêmes leur culte. Mgr Marilley renonça au titre et à la fonction d'évêque de Genève le 23 octobre. Afin de ne pas laisser cette Eglise sans chef, le pape nomma Gaspard Mermillod vicaire apostolique de Genève le 16 janvier 1873. Le Conseil d'Etat lui demanda une nouvelle fois de renoncer à toutes fonctions épiscopales. Après un second refus, le gouvernement genevois transmit le dossier au Conseil fédéral qui prit un arrêté de bannissement. Le 17 février, Mgr Mermillod fut conduit à la frontière près de Ferney.
L'organisation du culte par voie législative
Le Conseil d'Etat rédigea un projet de loi constitutionnelle relative à l'organisation du culte catholique. La loi fut acceptée en votation populaire le 23 mars 1873. Les citoyens catholiques s'abstinrent de participer au scrutin. Le 27 août suivant, le Grand Conseil vota la loi organique sur le culte catholique. Les curés et les vicaires étaient élus par les citoyens catholiques de la paroisse. Un quorum, le quart au moins des électeurs inscrits, était fixé. A leur entrée en fonctions, les prêtres nommés devaient prêter un serment plus précis que celui de 1820:
"Je jure devant Dieu de me conformer strictement aux dispositions constitutionnelles et législatives sur l'organisation du culte catholique de la République et d'observer toutes [p. 186] les prescriptions des Constitutions et des lois cantonales et fédérales. Je jure encore de ne rien faire contre la sûreté et la tranquillité de l'Etat, de prêcher à mes paroissiens la soumission aux lois, le respect envers les magistrats et l'union avec tous leurs concitoyens."
Les curés déjà en poste n'étaient pas soumis à l'élection, mais ils étaient astreints à l'obligation du serment. Chaque paroisse était administrée par un conseil élu pour quatre ans. Le Conseil supérieur, nommé par les citoyens catholiques du Canton, exerçait la surveillance générale; il se composait de vingt membres laïques et de cinq ecclésiastiques.
La scission
Les prêtres du Canton refusèrent tous de prêter le serment institué par la loi de 1873. Leurs postes furent déclarés vacants et leur traitement supprimé.
Toutefois il se trouva à Genève une minorité de laïcs catholiques qui partageaient les idées du gouvernement Carteret. Ces idées concordaient avec celles de certains ecclésiastiques allemands et suisses, résolument opposés à la constitution de l'Eglise adoptée le 18 juillet 1870 par le premier concile du Vatican, au dogme de l'infaillibilité pontificale, à celui de l'immaculée conception de Marie promulgué quelques années plus tôt et, de manière générale, à l'action du pape Pie IX. En Suisse, cette opposition s'était concrétisée dans la formation à Soleure, le 18 septembre 1871, d'une association suisse de chrétiens libéraux qui donna naissance en 1875 à l'Eglise catholique-chrétienne de Suisse.
C'est ainsi que les catholiques genevois disposés à se conformer à la loi organique de 1873 trouvèrent un appui auprès des catholiques libéraux de Suisse. On les appela "Vieux-catholiques", "catholiques libéraux" ou "catholiques nationaux". Cette dernière expression sera seule utilisée dans les pages qui suivent.
Les catholiques nationaux s'organisèrent. Pour remplacer les curés réfractaires, le Conseil supérieur accueillit des prêtres étrangers ayant rompu avec l'Eglise traditionnelle. Déjà le 24 février 1873, une assemblée de 300 personnes avait décidé de faire appel au père Hyacinthe Loyson, prédicateur français, marié. Il fut élu curé de Genève le 12 octobre 1873, en même temps que Fortuné Chavard et Anatole-Martin Hurtault. Tous trois prêtèrent serment au Conseil d'Etat le 14 octobre 1873. Le lendemain, les trois curés furent excommuniés.
Désormais, il existait deux Eglises catholiques à Genève. Les catholiques restés fidèles à l'Eglise traditionnelle, ou [p. 187] catholiques romains, formaient la majorité. Ils créèrent l'Oeuvre du clergé pour recueillir les offrandes des fidèles et rétribuer les curés. Cette institution a subsisté jusqu'en 1947.
De cette situation naquit une guerre qui dura jusqu'à la fin du siècle et dont le souvenir douloureux n'est pas encore totalement effacé à la fin du XXe siècle. Outre la loi organique de 1873, d'autres textes furent votés par le Grand Conseil. Toute manifestation religieuse sur la voie publique fut interdite. D'abord appliquée dans quelques communes, cette mesure fut étendue à tout le Canton en 1875. Cette même année, le port de tout costume ecclésiastique sur la voie publique fut prohibé. Le gouvernement ordonna l'inventaire des objets mobiliers contenus dans les églises. En 1877, les curés durent remettre au Conseil d'Etat les registres de baptêmes, mariages et sépultures dont ils étaient détenteurs.
Dans les paroisses rurales, les curés nationaux, qu'on appelait les "intrus", furent en butte à l'hostilité de la population. A Collonge, la société de laiterie interdit à ses membres de vendre du lait au curé catholique national. Le Conseil d'Etat annula cette disposition des statuts.
Le quorum fixé par la loi de 1873 était difficile à atteindre. Plusieurs élections de curés ne purent être validées. Le 30 juin 1875, le Grand Conseil supprima le quorum. On eut alors des curés catholiques nationaux nommés par une petite minorité d'électeurs; ainsi à Collonge-Bellerive en 1876, sur 215 inscrits, il n'y eut que 16 votants. Ce quorum connut diverses péripéties au gré des majorités siégeant au Grand Conseil. Il fut rétabli en 1880 et à nouveau supprimé l'année suivante.
Attribution des églises
La première église affectée au culte catholique national fut celle de Saint-Germain le 12 octobre 1873. Le dimanche suivant, les catholiques romains assistèrent à la messe dans le sous-sol de l'ancien Temple unique bâti en 1857 par les francs-maçons. Transformé en lieu de culte, ce bâtiment devint l'église du Sacré-Coeur.
Peu à peu, les églises du Canton passèrent aux catholiques nationaux; seules celles d'Avusy, de Soral et de Veyrier firent exception. Privés de leurs églises, les catholiques romains célébrèrent les offices dans des locaux de fortune, puis dans toutes les paroisses furent élevés de modestes bâtiments appelés les "chapelles de la persécution". La mise à disposition d'une église pour le nouveau culte se déroulait partout selon un même scénario. Le Conseil d'Etat écrivait au [p. 188] maire d'avoir à tenir l'église ouverte pour une date fixée. Le Conseil municipal se réunissait et prenait un arrêté repoussant cette demande. Au jour dit arrivaient un délégué du département de l'Intérieur, un commissaire de police, quelques gendarmes et le serrurier Gasdorf, surnommé le "crocheteur officiel". Devant l'église, dont les portes étaient fermées à clef, se tenaient les autorités communales et un groupe de paroissiens manifestant leur opposition. Le maire, ceint de son écharpe, lisait l'arrêté du Conseil municipal et refusait les clefs. Alors le serrurier entrait en action. Le lendemain, le Conseil d'Etat révoquait le maire. Durant cette période, 43 maires et adjoints furent démis de leurs fonctions.
Deux affaires
Deux affaires: le baptême à la baïonnette de Compesières et le sacrilège de Chêne eurent un grand retentissement en Suisse et à l'étranger. Le premier événement ayant été mentionné dans le deuxième volume de cette Encyclopédie (pages 80-81), on n'y reviendra pas ici. A Chêne, le curé Jean Delétraz, qui avait déjà eu maille à partir avec la justice à propos de la non-remise des registres paroissiaux, fut accusé de détournement d'ornements d'église. Il bénéficia d'un non-lieu. Le 7 janvier 1877, une nouvelle plainte sur le même objet fut déposée. Après plus d'une année, le 2 avril 1878, une perquisition à la cure et à la chapelle provisoire fut ordonnée. Le saint sacrement était exposé à l'occasion d'un office des quarante heures. Après une visite minutieuse de la cure le commissaire de police se rendit à la chapelle et saisit les vases sacrés. Cet acte sacrilège souleva une vive émotion dans les cantons catholiques. Des assemblées de protestation furent tenues; des pétitions au Conseil fédéral recueillirent plus de soixante mille signatures. Huit gouvernements cantonaux intervinrent officiellement à Berne. En novembre, le Conseil fédéral déclarait que, bien qu'incompétent en la matière, il regrettait que dans cette circonstance on n'eût pas manifesté les égards auxquels ont droit les diverses confessions.
A l'initiative de quelques maires, les catholiques romains se groupèrent dans l'Union des Campagnes. La première assemblée générale eut lieu le 25 janvier 1874 dans l'église de Meinier. De ce mouvement est issu le parti indépendant créé en 1892.
De son exil, l'évêque Gaspard Mermillod continua à administrer son diocèse. La première année, les fidèles de toutes les paroisses du Canton, traversant la frontière, se [p. 189] rendirent à Ferney, à Saint-Julien, à Collonges-sous-Salève, à Annemasse et à Veigy-Foncenex. Chaque fois, ce furent de vibrantes manifestations d'attachement à l'évêque exilé. Celui-ci resta environ sept ans à Ferney, puis dès 1880, il résida à Monthoux, près d'Annemasse.
La question de Notre-Dame
Dès 1873, le Conseil supérieur exerça une forte pression sur le Conseil d'Etat pour que, conformément à la loi de 1850, il convoquât les électeurs catholiques de la paroisse de Genève pour nommer la commission de cinq membres, prévue dans la loi de donation de 1850 pour représenter les citoyens catholiques. Le Conseil d'Etat, redoutant de nouveaux conflits, temporisait. Mais après une interpellation signée par 74 députés, il se décida à réunir ces électeurs le dimanche 7 février 1875 au Bâtiment électoral. Deux listes étaient en présence; celle des catholiques nationaux l'emporta. On a beaucoup discuté sur la valeur de ce scrutin et on en a relevé les nombreuses irrégularités ou anomalies. La commission élue décida de laisser l'église Notre-Dame aux catholiques romains à condition que les catholiques nationaux de la rive droite puissent y faire célébrer les baptêmes, les mariages et les enterrements. Contestant la validité du scrutin, les catholiques romains ne reconnurent pas la commission et lui dénièrent le droit de prendre des décisions. Les catholiques nationaux occupèrent l'église dès le 13 juin 1875. Après s'être réfugiés dans le sous-sol d'une maison à la rue de Monthoux, les catholiques romains firent bâtir une salle à la rue des Pâquis; ils l'inaugurèrent le 19 mars 1877.
L'apaisement des conflits
A partir de 1878, les conflits confessionnels s'apaisèrent progressivement. Cette année-là, les législateurs de 1873 perdirent la majorité. Ils revinrent au pouvoir en 1880, mais ils avaient perdu leur ardeur anticléricale; ils se contentèrent de maintenir le statu quo.
La désignation de Gaspard Mermillod en qualité d'évêque de Lausanne et Genève, le 13 mars 1883, entraînant la suppression du vicariat apostolique de Genève et le rétablissement de l'ancien diocèse, provoqua une flambée anticatholique à Genève. Le Conseil fédéral accepta cette nomination et abrogea son arrêté d'expulsion de 1873. Le gouvernement genevois maintint les arrêtés interdisant toutes fonctions [p. 190] épiscopales à Gaspard Mermillod. Celui-ci, s'il vint parfois à Genève, s'abstint d'y exercer publiquement les devoirs de sa charge. Il fut promu cardinal le 23 juin 1890 et, au début de février 1891, le pape lui demanda d'abandonner le siège de Lausanne et Genève et de s'installer à Rome. Il y mourut le 23 février 1892.
Joseph Deruaz, prêtre originaire de Choulex, successeur de Gaspard Mermillod, s'engagea résolument dans la voie de l'apaisement. In viam pacis était la devise qu'il avait choisie. Il trouva en Gustave Ador un chef de gouvernement qui répugnait à toute violence contre le catholicisme romain et dont la politique mit un terme aux luttes confessionnelles.
Dans les paroisses rurales, la plupart des églises affectées au culte catholique national étaient fermées. Sur la demande des autorités municipales, ces édifices leur furent remis et elles s'empressèrent de les transférer aux catholiques romains. Les premières églises rendues à leurs anciens utilisateurs furent en 1892 celles de Vernier et de Meinier. Les autres suivirent; la dernière en date est celle de Carouge en 1921. Aujourd'hui, les catholiques nationaux ne conservent plus que l'église Saint-Germain à Genève et celle de la Sainte-Trinité au Grand-Lancy.
Pendant cette période, par ses écrits, ses prédications et ses conférences, l'abbé Eugène Carry mena une activité féconde pour le rapprochement des diverses familles religieuses et politiques. Il trouva en Georges Favon, le chef du parti radical, un interlocuteur très positif.
La séparation de l'Eglise et de l'Etat
Ces efforts aboutirent à une solution constitutionnelle qui avait été évoquée à plusieurs reprises depuis 1847: la séparation de l'Eglise et de l'Etat. En 1855, un projet de loi avait été présenté par le Dr Jean-Henri Duchosal, mais il n'aboutit pas. Tandis que les Eglises protestantes dissidentes, issues du Réveil, et des radicaux toujours plus nombreux étaient favorables à la rupture du lien entre l'Eglise et l'Etat, les membres de l'Eglise nationale s'y montrèrent longtemps rebelles. Ils estimaient en effet que l'Eglise réformée était l'un des appuis de la nationalité genevoise, de son identité, comme l'on dirait aujourd'hui.
Un nouveau projet tendant à "la suppression du budget des cultes" fut présenté le 18 décembre 1878 par Henri Fazy. Adoptée au Grand Conseil par une coalition de libres-penseurs, de catholiques romains et de piétistes, la loi fut soumise au vote populaire le 5 juillet 1880. Des prédications [p. 191] passionnées, en particulier du pasteur John Cougnard, avaient provoqué un véritable sursaut de l'Eglise nationale protestante: la loi fut balayée par 9.306 voix contre 4.045. Seules les communes catholiques donnèrent des majorités acceptantes.
C'est seulement en 1906 que l'on remit la loi sur le métier. Adoptée au Grand Conseil le 15 juin 1907, la loi constitutionnelle supprimant le budget des cultes, donc instituant la séparation de l'Eglise et de l'Etat, fut acceptée par le peuple les 29 et 30 juin 1907, à 830 voix de majorité. La participation au scrutin ne fut que d'un peu plus de 50 pour cent. Les communes protestantes repoussèrent la loi, tandis que les communes catholiques l'adoptèrent. Cette loi abrogeait tous les règlements antérieurs sur le culte catholique, notamment la loi organique de 1873. En application des nouvelles dispositions, les municipalités remirent les biens curiaux (églises, temples, cures et presbytères) aux paroisses.
Retour de Notre-Dame aux catholiques romains
Restait en suspens la question de Notre-Dame. L'église était peu utilisée et elle subissait une lente dégradation. Après de longues discussions, le Grand Conseil prit le 1er juin 1907 un arrêté législatif. Dans l'intérêt de la paix confessionnelle, il chargeait le Conseil d'Etat de trouver une solution équitable dans le délai d'une année. Il était disposé à verser une indemnité pour faciliter le rachat des droits des catholiques nationaux par les catholiques romains. L'année suivante, on n'était parvenu à aucun accord et le délai imposé au Conseil d'Etat fut supprimé. Il faudra attendre l'année 1912 pour que les pourparlers entre les deux cultes aboutissent. Les catholiques nationaux demandaient 200.000 francs pour renoncer à leurs droits. Cette somme fut réunie grâce à la générosité d'un particulier.
Les 24 et 25 février 1912, les électeurs catholiques de la paroisse de Genève allèrent aux urnes et nommèrent la commission de cinq membres prévue par la loi de 1850. Une seule liste d'entente était proposée. Une fois élue, la commission remit l'église, la cure et ses dépendances à la Société catholique romaine de Notre-Dame. Puis le Grand Conseil abrogea les articles de la loi de 1850 relatifs à la nomination éventuelle d'une commission. La rentrée solennelle des catholiques romains dans l'église Notre-Dame eut lieu le 16 mai 1912.
J. D.
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