Les hommes

Françoise Hirsch / Bernard Lescaze / Anne Petitpierre

La condition des personnes

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Définition de la personne

Toute personne physique, considérée individuellement, est un sujet de droit. La personnalité commence à la naissance, sous réserve des droits de l'enfant conçu né viable. Elle finit avec la mort. La jouissance des droits est indépendante de l'âge et du discernement: tout enfant, tout dément peuvent être propriétaires ou créanciers. Mais il est des droits et des devoirs qui ne concernent que les personnes capables de discernement et ayant atteint la majorité légale. En droit privé suisse, toute personne jouit des droits civils (Rechtsfähigkeit) selon l'article 11 du Code civil, mais l'exercice de ces droits, ou capacité civile (Handlungsfähigkeit), c'est-à-dire la possibilité de contracter des engagements juridiques, n'appartient qu'aux majeurs âgés de 20 ans ou émancipés de plus de 18 ans capables de discernement, selon l'article 13 du Code civil. Les droits civiques (électorat, éligibilité) sont soumis à des règles analogues (voir ci-dessous, page 69).
La Constitution fédérale garantit l'égalité des Suisses devant la loi. Cet article est devenu l'une des pierres angulaires de l'ordre public suisse et la doctrine, comme le Tribunal fédéral, ont eu l'occasion, à réitérées reprises, d'en définir et d'en délimiter l'application. Il constitue, dans une mise en forme juridique, la concrétisation d'un principe essentiel reconnu depuis la fin du XVIIle siècle: tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Il n'y a plus d'esclaves ni de privilégiés. Ce principe, issu de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, est déjà contenu dans la Déclaration genevoise des droits et devoirs de l'homme social, qui date de 1793. Il n'en a pas toujours été ainsi. 

Au Moyen Age: libres et non-libres

Le statut personnel dans l'Antiquité variait suivant les personnes: les unes étaient libres, les autres esclaves. Parmi les hommes libres, on distinguait entre les citoyens romains et les autres. Ces différences s'atténuèrent au Bas-Empire pour être remplacées par celles provenant de l'origine des personnes: autochtone ou germanique. A l'époque épiscopale, comme durant toute la période médiévale, le statut des personnes est marqué par une profonde division entre les hommes libres, d'une part, les non-libres ou serfs, d'autre part. Le reste fait surtout l'affaire des historiens du droit qui ont affiné les distinctions entre diverses catégories de libres et de non-libres. [p. 65: image / p. 66]
L'appellation usuelle de serf, ou servus, est trompeuse dans la mesure où le terme disparaît, dans les documents genevois, après 1156. Les textes ne parlent plus que d'hommes liges taillables ou censits. Mais "on ne peut nier qu'être homme censit ou taillable, c'est être serf" déclare un document de 1442. Le principe du servage est simple: il s'agit de l'attachement exclusif à un seigneur. L'homme libre jouit de la libertas vagandi (liberté d'aller et venir), qui n'est procurée au non-libre que par l'affranchissement. Le serf est donc attaché à son seigneur; il paie la taille servile et est assujetti à la mainmorte, marque servile par excellence, c'est-à-dire que s'il n'a pas d'héritier direct, ses biens reviennent à son seigneur (voir le volume II de cette Encyclopédie, pages 65-67). 

Le statut des citadins 

L'air de la ville rend libre. Selon un principe général, après un an et un jour, tout homme résidant en ville est libre, car le statut du bourgeois (habitant d'un bourg) et celui du serf sont incompatibles. A Genève, en vertu de l'accord de Seyssel (1124), les étrangers, après avoir séjourné un an et un jour dans la ville, dépendent de l'évêque seul, à l'exclusion de tout autre seigneur. Tous les habitants de la ville sont donc sujets de l'évêque. Tous bénéficient des garanties accordées aux personnes et aux biens. Mais peu à peu, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, une catégorie se distingue, celle des citoyens (cives) ou bourgeois (burgenses): ce sont ceux qui adhèrent à la communauté des bourgeois et jouissent de privilèges matériels ainsi que de droits judiciaires et politiques. Pour être considéré comme bourgeois, à l'époque épiscopale, il faut recevoir une lettre de bourgeoisie. La plus ancienne conservée est celle d'Hugonod de Jussier, du 23 août 1339. Par cette lettre, les quatre syndics déclarent recevoir ledit Hugonod comme leur "associé, juré et bourgeois", moyennant une finance de 4 livres de Genève et l'obligation de tenir des armes ainsi que de payer les contributions dues par les bourgeois. Les droits dont jouit le bourgeois de Genève sont étendus: il bénéficie de la liberté de commercer tous les jours de la semaine, alors que les étrangers ne peuvent le faire que les jours de marché ou de foire; il peut vendre le vin des Franchises sans taxe, il se voit accorder un droit préférentiel dans les transactions commerciales de la cité; enfin, il jouit de droits politiques. En contrepartie, le bourgeois doit contribuer aux dépenses de la ville, la protéger, et donc posséder des armes.

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L'Ancien Régime

L'adoption de la Réforme modifiera peu ce schéma général de la division des personnes. Il faut prendre garde à ne pas considérer les "citoyens" et "bourgeois" comme des héritiers des cives et des burgenses. Contrairement aux cives, qui jouissaient d'une liberté civile, plutôt que politique, les citoyens de Genève possèdent la plénitude des droits politiques, grâce à leur naissance, puisqu'on naît citoyen, en tant que fils de citoyen ou de bourgeois et qu'on ne le devient pas. Seuls les citoyens, depuis 1530, peuvent accéder au sommet de la hiérarchie politique, soit au Petit Conseil ou à la syndicature. Seuls donc, ils exercent le pouvoir effectif dans Genève durant toute l'ancienne République. Les bourgeois, c'est-à-dire les fils de citoyens nés hors de Genève ou les personnes admises à la bourgeoisie par décision du Petit Conseil, jouissent de tous les privilèges économiques des citoyens et de droits politiques étendus, puisqu'ils participent au Conseil général, qui réunit tous les citoyens et bourgeois mâles âgés d'au moins 25 ans, et qu'ils peuvent être élus membres du Conseil des Deux Cents, voire du Soixante, qui s'occupe essentiellement d'affaires étrangères.
L'accès à la bourgeoisie, comme d'ailleurs dans tout le reste de l'Europe, est facile au XVIe siècle, mais devient de plus en plus difficile aux XVIIe et XVIIIe siècles, en même temps que de plus en plus onéreux. Du coup, les citoyens et les bourgeois se retrouvent minoritaires à l'intérieur de la ville (environ 33%). La majorité des habitants appartiennent à deux catégories, les "habitants" proprement dits et les "natifs". Ils ne bénéficient ni de droits politiques, ni de privilèges économiques, ce qui explique en large partie certains troubles politiques au XVIIIe siècle, car les simples bourgeois et citoyens sont très jaloux de leurs privilèges et voient d'un mauvais oeil leur extension éventuelle aux natifs.
Le mot "natif", qui apparaît dans le premier tiers du XVIIe siècle, désigne des hommes nés à Genève d'un père habitant qui n'a pu accéder à la bourgeoisie, ou d'un natif. Il n'y a pas de natifs au XVIe siècle, car tous les habitants, ou du moins tous les fils d'habitants, peuvent parvenir à la bourgeoisie. Ce n'est qu'avec la fermeture de cette dernière que la catégorie des natifs se constitue. Quant aux habitants, titulaires d'une lettre d'habitation, on peut les assimiler à des titulaires de permis de séjour. Ils sont à la merci d'une décision cassant leur lettre d'habitation — on peut aussi casser une bourgeoisie — et ne jouissent d'aucun droit civique.
Dernière catégorie importante: les "sujets", ou habitants de la campagne, qui ne peuvent s'installer librement en ville à [p. 68] demeure. Au XVIIIe siècle, on verra apparaître une classe de "domiciliés", qui ont l'autorisation de séjourner en ville, mais ne sont pas au bénéfice d'une lettre d'habitation. 

Inégalités de fait ou de droit

Ces distinctions sont essentiellement politiques, mais elles entraînent d'importantes conséquences économiques puisque certaines fonctions, certains métiers sont réservés aux citoyens et bourgeois. Ces privilèges économiques, liés à la condition personnelle, deviennent insupportables au XVIIIe siècle, bien davantage encore que l'absence de tout droit politique. Sur ce dernier plan, en effet, la majorité des citoyens et bourgeois n'est, dans la réalité, guère mieux lotie que les natifs et les habitants, car la réalité du pouvoir a été concentrée dans les mains de quelques familles patriciennes. Ces dernières ne jouissent, en principe, d'aucun privilège légal. Il n'y a pas, à Genève, de noblesse constituée en ordre.
La noblesse féodale s'est éteinte ou est rentrée dans le rang. Seuls subsistent les représentants de familles bourgeoises anoblies par l'empereur ou par les rois de France, de Prusse ou même de Sardaigne. Mais le titre de noble ne s'adresse pas à eux: il qualifie les titulaires des magistratures les plus élevées et n'est donc en principe pas héréditaire.
Mais les distinctions sociales ne recouvrent pas entièrement la division politico-légale du statut personnel. Les ordonnances promulguées à l'époque de Calvin ignorent les catégories de citoyens, de bourgeois ou d'habitants. En revanche, elles répartissent l'ensemble de la population en trois classes, haute, moyenne et basse, selon des critères socio-économiques qui tiennent compte aussi bien de la profession que de la fortune ou du rang. Le port de bijoux précieux, de dentelles ou d'étoffes rares n'est autorisé qu'aux personnes de la plus haute classe. Il en va de même pour l'ampleur des festins que chacune de ces catégories est autorisée à organiser. Les contrevenants sont traduits devant la Chambre de la réformation, ce qui montre bien que cette division de la population en trois classes a valeur légale, encore qu'elle n'apparaisse pas dans les Edits civils et politiques.
La Révolution genevoise abolit ces distinctions et fait triompher un principe entièrement nouveau: l'égalité devant la loi. Il nous régit encore. 

B. L.
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Le citoyen aujourd'hui

Tout citoyen suisse est d'abord citoyen d'une commune, sa commune d'origine ou celle dont il a reçu la "bourgeoisie", suivant une expression courante, bien qu'à Genève les bourgeoisies communales ne se distinguent plus, dans leur composition ou dans leurs biens, des communes politiques, contrairement à la plupart des cantons où l'on distingue encore bourgeoisie, commune politique, scolaire, ecclésiastique, etc.
Il est ensuite citoyen du canton où se trouve cette commune; il est enfin citoyen suisse. Tout Suisse jouit donc d'une triple citoyenneté, communale, cantonale et fédérale. La femme mariée suit la condition de son époux, mais peut conserver sa nationalité d'origine, depuis 1958, à condition de le déclarer lors de la célébration du mariage. Dès 1973, les mineurs confédérés ou étrangers adoptés par un Genevois acquièrent la nationalité genevoise, de même que les enfants naturels d'une Genevoise. 

Droits civils et droits civiques

Etre Genevois ne signifie pas être électeur, puisque l'exercice des droits civiques suppose des conditions d'âge et de discernement. Le bon citoyen respecte les lois, est fidèle à sa patrie et participe aux affaires de l'Etat, en exerçant ses droits politiques ou en remplissant ses obligations militaires et en payant ses impôts. De ce point de vue, le modèle antique n'a guère changé. En contrepartie, l'Etat garantit l'égalité de traitement de chacun devant la loi, les libertés publiques, notamment la liberté de conscience et de croyance, la liberté d'établissement, celle d'opinion, comme celle d'association, la liberté du commerce et de l'industrie, ou encore le droit à la vie et à l'intégrité corporelle, ou celle d'être jugé par son juge naturel. Il s'agit là de libertés individuelles essentielles. Dès 1960, le Tribunal fédéral a admis que les garanties expresses mentionnées dans la Constitution n'étaient que les points apparents d'une série dont les autres termes, pour être inexprimés, n'en étaient pas moins réels. Il a choisi pour exemple la liberté personnelle, qu'il a jugée autant protégée que la liberté de la presse, bien qu'elle ne soit pas mentionnée dans le droit fédéral écrit. Dans cet ordre d'idées, on peut se demander si le droit à la vie, dont l'inscription dans la Constitution fédérale a été réclamée par une initiative populaire du 30 juillet 1980, est lui aussi compris dans les droits fondamentaux visés par cette jurisprudence du Tribunal fédéral.

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A quel âge un Genevois est-il majeur? 

L'âge de la majorité joue un rôle important dans l'exercice des droits civils et politiques. La majorité civile est fixée à 20 ans, mais dès l'âge de 18 ans, le mineur peut être émancipé par l'autorité tutélaire de surveillance, avec l'agrément de ses parents ou de son tuteur et avec son propre consentement. Contrairement à la majorité civile, uniformément fixée pour toute la Suisse, la majorité politique, qui au plan fédéral est de 18 ans depuis 1991, varie suivant les cantons. Schwytz l'a toujours fixée à 18 ans, comme Genève depuis 1979 — en 1847, elle l'avait été à 21 ans, et en 1874 à 20 ans. L'âge d'éligibilité, longtemps fixé à 25 ans, a été ramené à 18 ans. Il faut noter que, sur le plan pénal, les mineurs de moins de 18 ans jouissent de tribunaux particuliers et que diverses règles atténuent la responsabilité pénale entre 18 et 20 ans, voire permettent des mesures spécifiques (par exemple placement en vue d'éducation au travail) au-delà de 20 ans. Sur le plan administratif, les dispositions relatives à l'âge jouent un rôle important. Le permis de conduire est accordé, après examen, à toute personne âgée de 18 ans révolus, alors qu'un permis pour vélomoteur est accordé à partir de 14 ans.
Inversement, tout Suisse mâle bénéficie d'une rente AVS dès 65 ans, alors que toute Suissesse en jouit dès 62 ans. Au-delà de 80 ans, le titulaire d'un permis de conduire doit se soumettre à un examen périodique s'il veut le conserver. [p. 71]
Contrairement à ce qui se fait dans certains pays, aucun âge limite n'a été fixé pour la participation aux conseils d'administration d'entreprises privées, mais une limite de 75 ans a été admise pour la fréquentation de conseils ou de commissions publiques.
Certaines personnes ne peuvent exercer leurs droits politiques: il s'agit de ceux qui sont interdits pour cause de maladie mentale, de ceux qui exercent leurs droits politiques dans un autre canton ou qui sont au service d'une puissance étrangère.
Entre 1937 et 1945, le droit constitutionnel genevois a également privé de l'exercice des droits civiques tous ceux qui étaient affiliés à l'Internationale communiste ou aux organisations qui en dépendaient, ou à toute autre organisation étrangère dont l'activité était considérée comme dangereuse pour l'Etat et pour l'ordre public. Cette mesure d'exception fut abrogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les droits politiques du Genevois n'ont cessé de se développer depuis 1842, à Genève, qui a suivi, dans ce domaine, l'évolution générale du système démocratique helvétique.
Quant aux droits fondamentaux de la personne humaine, leur protection juridique s'est renforcée dans le même temps que leur violation incessante était constatée dans de nombreux pays. La Suisse a fini par ratifier la Convention européenne des droits de l'homme et a accepté le recours à la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg, quasiment sans réserve. Elle envisage aussi d'adhérer à la Charte sociale européenne, afin de mieux protéger les travailleurs, tout en assortissant cette adhésion de réserves importantes, en raison de l'ordre juridique helvétique. 

F. H.
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La condition politique de la femme

Les femmes représentent environ 53 pour cent de la population genevoise. Cette proportion n'a guère varié depuis le début du siècle. Elle n'est toutefois pas constante dans tous les groupes: la proportion de femmes est particulièrement élevée chez les retraités (63% dès 65 ans, 70% dès 80 ans), chez les célibataires définitifs (13 à 15% contre 7,5 à 8% chez les hommes) et chez les veufs ou divorcés. En revanche, à la naissance, les hommes sont plus nombreux (1050 pour mille). [p. 72]
Si la nature se charge ainsi de faire apparaître des différences et des inégalités entre sexes, la société genevoise en a également toujours connu. Leur ampleur et leurs caractéristiques varient toutefois selon les domaines et l'époque, notamment dans la famille, le travail, l'éducation ou la vie publique. 

Education et vie professionnelle

Ce n'est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que les différences existant entre l'éducation des filles et celle des garçons ont été entièrement éliminées, rendant toutes les écoles du canton accessibles aux deux sexes, aux mêmes conditions. Il en est longtemps allé différemment. Malgré quelques exemples de femmes remarquablement érudites et le niveau d'instruction élevé atteint par certaines Genevoises au XVIIIe siècle, leur éducation ne semble pas avoir été le souci premier des Réformateurs et de leurs successeurs. Si, vers la fin du XVIIIe siècle, l'alphabétisation paraît presque complète à Genève, sans distinction de sexe, aucune école supérieure ne leur était ouverte: le Collège restait, comme l'Académie, réservé aux garçons, à tel point que de bons protestants n'hésitaient pas à envoyer leurs filles au couvent en France, bravant la désapprobation des autorités, afin qu'elles y reçussent quelques rudiments de culture. Une Ecole supérieure de jeunes filles ne sera créée qu'en 1872, tandis que la fin du XIXe siècle verra l'apparition d'écoles de formation professionnelle et technique destinées aux filles comme aux garçons. Les premières étudiantes sont inscrites à cette époque, mais il s'agit surtout de Russes juives, qui ne peuvent poursuivre leurs études de médecine dans leur pays. La première femme médecin genevoise ne recevra son diplôme qu'en 1902, la première avocate son brevet qu'en 1904, tandis que les deux premières femmes notaires seront nommées en 1980. Au nombre de ces pionnières, une place toute spéciale doit être faite à la doctoresse Marguerite Champendal, qui fonda la Goutte de Lait en 1901 et l'Ecole d'infirmières Le Bon Secours en 1905.
La pression sociale est aujourd'hui, avec celle des idées reçues, le principal frein à l'accès des femmes à certaines professions. Des institutions comme la gendarmerie les admettent. Elles tiennent également le volant des véhicules des Transports publics genevois, et depuis les années soixante l'administration ne les confine plus toujours dans le rôle de simples dactylos. Des femmes ont pris la direction de services importants et deux femmes sont secrétaires générales de Départements. [p. 73]
L'enseignement universitaire reste en revanche très masculin puisque les femmes ne représentent que 4,2% des professeurs ordinaires, alors que les étudiantes sont en majorité.
Autrefois, la législation comportait de nombreuses règles restreignant l'accès des femmes à certaines professions. Seules les veuves de maîtres pouvaient, dans l'ancienne République, exercer la profession de leur défunt mari, et encore sous certaines réserves. En 1698, par exemple, le Petit Conseil interdit aux horlogers de former des femmes à leur métier. Il y avait alors plus d'un siècle qu'elles s'étaient vu interdire de travailler les métaux précieux (1566). Pourtant, malgré ces restrictions, malgré l'inégalité des rémunérations — pour le même travail, une femme gagne couramment deux à trois fois moins qu'un homme à cette époque — les femmes eurent de tout temps à Genève un rôle économique considérable. On sait qu'au XVIIe siècle, Elisabeth Baulacre est le premier employeur de la cité dans ses ateliers de fils d'or. A l'heure actuelle, un tiers de la population professionnellement active est féminine, mais la structure de l'emploi diffère de celle de l'homme puisque le travail à temps partiel représente plus de 20% du travail féminin contre 4% seulement du travail masculin. Et le taux de chômage est légèrement plus élevé que chez les hommes. 

Condition juridique de la femme

Parallèlement à l'évolution des moeurs, la condition juridique de la femme s'est fortement modifiée dans la seconde moitié du XXe siècle. Sous l'influence du Code Napoléon, la femme fut longtemps soumise à la tutelle maritale. Elle devait obéissance à son mari, chef de la communauté conjugale, elle ne pouvait ester en justice sans son autorisation, ni donner, aliéner ou acquérir des biens. En droit genevois, le régime matrimonial légal, applicable à défaut de contrat, est celui de la communauté dans lequel le mari administre seul les biens communautaires. L'entrée en vigueur du Code civil suisse en 1912 n'amena pas une amélioration importante puisque le mari reste chargé de la gestion des apports de son épouse. Le régime de l'union des biens du droit civil fédéral permet toutefois à la femme de disposer librement de son salaire. Les femmes commerçantes ont en outre toujours eu la possibilité de gérer leurs négoces avec une large autonomie.
Les réformes du Code civil ont amené le législateur à reconnaître l'égalité des époux dans la direction de la famille [p. 74] et l'éducation des enfants. Le nouveau régime matrimonial est celui de la participation aux acquêts et établit une égalité complète entre les époux dans le domaine patrimonial, chacun étant propriétaire et seul gérant de ses biens. 

La Genevoise dans la vie publique

Bien que dépourvue de droits civiques, la Genevoise apparaît dans quelques documents médiévaux ayant une portée politique: donation de biens à l'Eglise, actes de souveraineté comme l'affranchissement des serfs ou l'administration de fiefs. Toutefois, dans les siècles suivants, l'acte politique le plus important de la femme genevoise paraît avoir été celui de la Mère Royaume! Les efforts au XIXe siècle de pionnières telles Marie Goegg-Pouchoulin ou, au XXe, Emilie Gourd, furent lents à porter leurs fruits. Les électeurs mâles ont eu beaucoup de peine à accorder aux femmes les droits civiques. Les Genevois, et les Suisses, furent parmi les premiers au monde à bénéficier du suffrage universel, mais les Genevoises durent attendre l'égalité des sexes en matière politique jusqu'au 6 septembre 1960, en matière cantonale, alors que sur le plan fédéral, le droit de vote ne fut accordé aux femmes que le 7 février 1971. Les premières discussions à ce sujet, à Genève, avaient eu lieu en 1882! L'attente fut longue, mais dans presque tous les pays européens les femmes n'obtinrent l'exercice des droits civiques qu'au XXe siècle (pour la France, en 1945, par exemple). Pendant longtemps, les trois M (messe, marmots et marmites) furent considérés comme empêchant la participation active des femmes à la vie politique.
Depuis l'obtention du droit de vote, les Genevoises ont vu leur part s'accroître constamment dans la vie politique du canton. Dès la première législature "mixte", le Grand Conseil a compté neuf femmes et a élu sa première présidente en 1965. Genève a fourni au pays sa première femme maire d'une grande ville avec Lise Girardin-Baud. Celle-ci a également eu l'honneur d'être la première femme élue au Conseil des Etats de 1971 à 1975. Dans les conseils municipaux du canton, les femmes représentent environ 25% des élus, et le canton compte actuellement vingt-cinq femmes maires ou conseillers administratifs. Plus de la moitié des communes ont au moins une femme (parfois deux, comme à la Ville de Genève) dans l'exécutif. La proportion des femmes siégeant au Grand Conseil atteint 32% et 27% dans le pouvoir judiciaire. En revanche, les députées aux Chambres fédérales, qui avaient atteint 15% de la délégation genevoise, ont disparu en 1987. C'est en décembre 1962 que [p. 75] Mme Gisèle Gampert-Péquignot a été élue juge à la Chambre des tutelles et, partant, première femme "juge" à Genève. En revanche aucune femme n'a encore été élue au Conseil d'Etat.
On est encore loin de la représentation des 53% de la population que constituent les femmes, mais l'augmentation enregistrée depuis 1960, de même que la comparaison avec d'autres cantons ou même avec les pays voisins, font apparaître une participation relativement importante des Genevoises à la vie publique. D'ailleurs, l'égalité des droits entre hommes et femmes est devenue l'un des thèmes de la vie publique, à tel point que pour répondre au voeu du Grand Conseil un inventaire des inégalités juridiques figurant dans la législation a été établi sous la forme d'un rapport adressé au Grand Conseil en 1984; une procédure de mise à jour a été proposée et une commission d'experts mise sur pied pour procéder à ce dépoussiérage législatif. Un bureau de l'égalité des droits a été créé, en 1987; la suite appartiendra à l'évolution des moeurs.

A. P.
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