Quels plaisirs? Quels arts?

Catherine Santschi

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Le paradoxe du plaisir genevois

Y a-t-il du plaisir dans la ville de Calvin? La réponse est à double face. Pour les Confédérés qui affluent au Salon de l'Automobile, et pour lesquels le Ba-ta-clan et le Moulin Rouge renouvellent leurs programmes, Genève est la ville des plaisirs, pour ne pas dire la ville de perdition. Mais le passant qui contemple les façades de molasse grise de la Vieille Ville et, le soir, les rues vides de passants, ne manque pas d'accuser Calvin.
L'ambiguïté persiste tout au long de l'Encyclopédie, mais depuis quand dure-t-elle? On revient continuellement à l'image de Calvin, transformée, dégradée, caricaturée au cours du temps, par qui? On peut accuser les catholiques acharnés à ridiculiser la Réforme, les "mômiers" désireux de restaurer l'idée d'un protestantisme vertueux, ou plus subtilement les épigones soucieux de remédier à leur médiocrité en enchérissant sur l'austérité qu'ils prêtaient à Calvin et aux premières décennies de la Réforme.
La question du plaisir, au sens large, ou du non-plaisir, est centrale dans la réalité genevoise, dont le mythe réformé a écrasé toutes les nuances que ne manqueraient pas de révéler une étude approfondie du Moyen Age et une analyse ethnologique de notre histoire. Mieux que cela, le mythe a été renforcé par des travaux de grande valeur, tels que L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber, auquel chacun se réfère sans l'avoir jamais lu. Il l'a été par une iconographie cafardeuse de l'époque romantique, dont il nous reste des tableaux aux couleurs à base de goudron, sur lesquels les figures de Calvin et de ses amis apparaissent plus jaunes que nature: image peu flatteuse de la Réforme qui s'est imprimée dans les têtes de plusieurs générations et à laquelle, curieusement, les Genevois restent très attachés.
Or, la Bible n'interdit pas le plaisir. Mais il faut s'entendre sur le sens et sur la portée. "Va, dit l'Ecclésiaste, pourtant désabusé, mange avec joie ton pain et bois gaiement ton vin; car, dès longtemps, Dieu prend plaisir à ce que tu fais (...) Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu t'a donnés (...), car c'est ta part dans la vie, au milieu de ton travail que tu fais sous le soleil. Tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le; car il n'y a ni oeuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts où tu vas" (IX 7-10). Il ne s'agit pas là d'épicurisme ou de volupté, encore moins de dérèglement des sens, mais de la beauté du quotidien, d'une sorte de louange à ce qui est reçu tous les jours de la main de Dieu.

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La place des arts dans la vie genevoise

Dans ce sens, le plaisir a bien sa place dans la Genève calviniste; il ne paraît pourtant devoir s'attacher qu'à ce qui est utile, au travail, au manger et au boire. Mais que dire des arts? C'est la question de leur utilité qui est posée ici.
L'Encyclopédie de Genève a toujours envisagé de traiter les arts relativement à leur fonction dans la vie genevoise. C'est ainsi, par exemple, que la peinture et la littérature de la campagne genevoise apparaissent dans le volume consacré à la campagne, que l'architecture des banques est évoquée dans le volume sur les affaires, la peinture et la musique religieuses dans le tome dédié aux religions. Et ainsi de suite. Mais la création artistique n'est-elle pas aussi une activité qui a son autonomie? Et la jouissance de ceux qui regardent, écoutent, en un mot partagent le plaisir, la joie, voire la souffrance des créateurs n'est-elle pas une composante essentielle de la vie genevoise? 

Donner du prix à la vie

Le dixième et dernier volume de l'Encyclopédie de Genève a donc pour ambition de décrire les activités qui donnent du prix à la vie, qui, dans la vie de travail et d'austérité attribuée un peu trop généreusement à l'héritage de Calvin, apportent, en surface, divertissement, distraction, plaisir et, plus en profondeur, émotions artistiques, réflexions, remises en question, voire subversion.
Le plaisir, dans notre esprit, se décline de la joie profonde au chatouillement superficiel et s'exprime aussi bien par la création que par la réception des oeuvres d'art... C'est le plaisir de la création, mêlé parfois de peine et même de souffrance. Qu'est-ce, sinon le plaisir de produire une oeuvre de qualité, réunissant écrivains, chercheurs, graphistes et photographes, qui pousse à réaliser une encyclopédie? Mais il y a aussi du plaisir à contempler une oeuvre d'art, à écouter un concert, à partager les passions qui s'expriment sur une scène de théâtre, à pénétrer la pensée d'un écrivain ou les sentiments d'un poète.
Définir l'art? Les uns opposent l'art à la nature et le définissent comme industrie ou artifice. D'autres, plus exigeants, n'admettent comme art que ce qui est recherche du beau dans la création ou la fabrication artisanale ou industrielle. Mais la recherche du beau ouvre à des dimensions philosophiques, éthiques ou esthétiques. Plus encore, elle n'est qu'une étape dans la recherche du souverain Bien. [p. 9] Ce volume traitera donc, non seulement de la création artistique, mais de sa diffusion et de sa réception par le public. L'art n'est cependant pas considéré comme un objet que l'on "produit", susceptible d'être "consommé". C'est là une dangereuse perversion. Parler de consommation à propos de l'art établit une distance entre l'artiste et celui qui reçoit l'objet culturel. Il serait plus juste de parler de partage, ce qui suppose des relations de confiance, d'intimité, voire d'amour entre l'oeuvre et l'amateur. Lorsque l'on parle de partage, on doit cependant bien être conscient qu'il ne suffit pas d'être riche pour jouir d'une oeuvre d'art, mais qu'il est indispensable de posséder un héritage culturel qui permette de l'intégrer ou de l'intérioriser et d'y trouver du plaisir.
Mais il ne s'agit plus seulement d'un héritage historique, encore moins élitaire. La définition même de l'art s'étend aujourd'hui à des formes d'expression populaires qui étaient autrefois jugées sans intérêt et indignes d'appartenir au patrimoine de l'humanité.
La démocratisation de l'art est donc à plusieurs dimensions. Ainsi ceux qui ne sont pas en possession d'un héritage culturel élitaire ou académique, que les critiques musicales, littéraires ou artistiques ennuient, intègrent autre chose et développent une culture dite alternative. Les "produits artistiques" alternatifs sont censés être spontanés et se définissent par le fait qu'ils ne nécessitent ni école, ni formation professionnelle, ni culture générale au sens habituel du terme et qu'ils refusent tout canon, toute règle classique.
Ainsi, tout le monde peut avoir accès à la création artistique, dans des registres divers: chacun est peintre du dimanche ou dessine sur son ordinateur, est rockeur, danseur, "tagger", monte des pièces de théâtre dans le cadre d'institutions subventionnées ou va regarder jouer ses amis, écoute des concerts à la radio, voire dans le tramway avec un walkman. 

Aspects économiques

L'art est sans doute ce qui donne du prix à la vie. Ce qui donne du prix à la vie n'a en réalité pas de prix. Est-ce à dire que l'on ne décrira ici que ce qui est gratuit? Les discussions passionnées qui ont précédé la rédaction de ce volume ont fait une large place aux aspects économiques et financiers de la vie des arts. Qu'est-ce qu'une ville, un canton de l'importance de Genève peut ou doit se payer? Un artiste, musicien, acteur, peintre ou sculpteur, peut-il vivre uniquement de son art à Genève? Quelle doit être la part des subventions [p. 10] publiques dans le fonctionnement des institutions telles que musées, théâtres, galeries, salles de concerts? Quelle est, à Genève, la part du mécénat privé?
Ces questions ont certainement une grande importance pour les créateurs, les professionnels de l'art. Mais sont-elles centrales? L'art n'est-il pas d'abord recherche du beau, de l'Idée platonicienne du beau à travers toutes les activités? Certains ont le privilège de pouvoir s'y consacrer, à titre professionnel ou bénévole — le bénévolat n'excluant ni la compétence, ni le talent —, d'autres ont le privilège de pouvoir en jouir, donc d'en partager le plaisir, directement ou indirectement, avec les créateurs et les artistes. 

Une sociologie de l'art

C'est à partir de tous ces points de vue que la réalité doit être décrite. L'objet de ce volume, avec son titre paradoxal, est une réflexion sur la situation des arts dans la société genevoise aujourd'hui et autrefois, à la lumière d'un certain nombre de cas choisis comme exemplaires et significatifs, et une étude des conditions dans lesquelles l'objet culturel est créé, diffusé et reçu. Une sociologie de l'art, en quelque sorte. Toutefois, il ne faut pas s'attendre à trouver dans ce volume une histoire classique et complète de tous les arts à Genève. D'autres auteurs, savants, chercheurs originaux ou compilateurs, ont écrit sur le théâtre, la musique, les beaux-arts genevois, la littérature, surtout dans le passé: on trouvera l'indication de ces utiles ouvrages dans la bibliographie à la fin de ce volume.
Une telle description n'exclut pas, d'ailleurs, la dimension économique. Mais, dans le marché de l'art lui-même, c'est l'art qui est au centre et non l'économie. L'économie et l'organisation de la société sont simplement les conditions dans lesquelles les artistes peuvent ou ne peuvent pas travailler à Genève, et voir leurs oeuvres accueillies par le public genevois. La conclusion normale d'une telle démarche devrait être de démontrer l'ouverture de Genève sur le monde. Mais n'anticipons pas. Les trois coups sont frappés. Place aux acteurs. 

C. S.
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