Le marché immobilier
Daniel Barbey / Gilbert Eggimann
L'immobilier genevois dans le passé
[p. 145]
Les structures du marché immobilier genevois n'ont guère varié depuis le XVIIe siècle. Elles sont caractérisées par:
- un territoire exigu
- une population qui croît globalement mais qui connaît des variations brusques, dues à des mouvements migratoires
- un certain manque d'intérêt des milieux financiers genevois pour l'investissement immobilier.
A ces caractéristiques purement locales, il faut ajouter celles qui gouvernent l'économie immobilière en général: rigidité de l'offre, changement des besoins engendré par la hausse du niveau de vie, de sorte qu'une grande prudence s'impose lorsqu'on tente d'interpréter les causes de telle ou telle montée des loyers, de la baisse ou de la hausse du prix des terrains. Le jeu normal de l'offre et de la demande est faussé par le caractère spéculatif de ce secteur de l'économie et par le rôle exercé par l'Etat plus ou moins directement, par le moyen des projets d'urbanisme.
Du Moyen Age au XVIIe siècle
Immigration et émigration marquent la démographie dès le Moyen Age et entraînent des conséquences importantes pour le marché de l'immobilier.
Le recensement de 1537 indique environ dix pour cent de maisons vacantes, malgré le reflux des habitants des faubourgs, rasés dès 1531 pour des raisons de sécurité: l'introduction de la Réforme a eu pour effet que les partisans de l'évêque et du duc de Savoie ont quitté la ville, abandonnant des logements réservés à la classe aisée, dans la haute ville.
Ensuite, les chiffres parlent: 13.000 habitants en 1550, 21.400 en 1560. En dix ans, il a fallu loger quelque 8.300 habitants de plus, provenant du premier Refuge de protestants français, dans une ville aux limites immuables, serrée dans ses fortifications.
C'est ainsi que des documents témoignent d'une crise aiguë du logement, accompagnée d'une forte hausse des loyers. C'est de cette époque que date un des caractères qui surprendra longtemps les étrangers visitant Genève: la hauteur des bâtiments. En effet, pout pallier cette crise du logement, la seule solution consista à rehausser les immeubles d'un ou deux étages, jusqu'à une hauteur maximale de six étages. Une autre solution fut de construire dans les cours et les jardins, ce qui augmenta encore la densité de la population. [p. 146]
En 1568 sévit une épidémie de peste qui semble avoir causé la mort de quelque 5.000 habitants. La population tombe à 16.000 habitants, ce qui a pour effet de réduire dramatiquement l'acuité de la crise du logement.
La promotion immobilière sous l'Ancien Régime
La bourgeoisie genevoise du XVIIe siècle n'investit pas en priorité dans l'immobilier. Certes, bourgeois et citoyens possèdent une maison, le plus souvent celle qu'ils habitent et dont ils louent parfois une partie. Mais leur argent, ils le placent dans des titres, des créances, ou ils spéculent à l'étranger (en Hollande et en Angleterre où les rendements sont supérieurs à ceux de l'immobilier local).
Qui sont donc les propriétaires fonciers à Genève? Il ne faut pas chercher de gros investisseurs; ce sont surtout de petits propriétaires, qui ont acheté leur logement selon un système de propriété par étages, créant un enchevêtrement inextricable de droits de propriété, qui d'un étage, qui d'une chambre dans les combles, qui d'une grange ou d'un entrepôt. Les Genevois ne sont pas encore le peuple de locataires qu'ils deviendront peu à peu dès la fin du XVIIIe siècle.
Au XVIIIe siècle, des constructions de luxe
Au XVIIIe siècle, la conception du logement change considérablement, d'abord pour les classes les plus aisées. La mentalité se transforme: un goût, des exigences pour l'habitat se développent. Pour la première fois, les liens entre l'urbanisme et l'immobilier apparaissent: le siècle des Lumières a conçu un urbanisme d'hygiénistes. Plus d'entassement, de ruelles étroites; il faut assurer la circulation de l'air et le passage du soleil. Il s'ensuit qu'une belle maison ne peut plus se trouver dans une ruelle étroite, même si son architecture et sa surface habitable sont imposantes. Il faut de la lumière, de l'espace, du dégagement. C'est ainsi que l'immobilier s'enrichit dès 1720 de très belles constructions à la rue de l'Hôtel-de-Ville, à la rue Calvin, au Grand-Mézel, et surtout à la rue des Granges. Ce dernier ensemble est né de l'initiative privée et de la volonté du gouvernement genevois de réaliser un ensemble qui exigeait un remaniement parcellaire important et des règles d'alignement [p. 147] très strictes. Quant à l'ensemble immobilier de la rue Beauregard, conçu comme un logement locatif, il remonte à la fin du XVIIIe siècle.
Un autre phénomène est dû à la prospérité économique du temps. Les Genevois deviennent plus exigeants en ce qui concerne leur logement: les familles se divisent, le nombre d'habitants par pièces diminue, et même si l'urbanisme des Lumières n'est réservé qu'à une élite, le modèle ne laisse pas indifférente la classe bourgeoise dans son ensemble.
La cité éclate alors hors les murs, la surface urbaine à l'intérieur des fortifications ne pouvant satisfaire tous ces besoins nouveaux.
Sur le plan démographique, le XVIIIe siècle est plus sage que les deux précédents. Il enregistre une croissance régulière qui assure au secteur immobilier une expansion soutenue. La population est restée relativement stable depuis 1570. En 1700, la ville compte 17.500 habitants; en 1790 elle en comptera 29.000. Quelque 5.000 nouveaux habitants s'installeront en banlieue, la ville ayant fait son plein. Néanmoins, la Révolution, puis le rattachement de Genève à la France et la récession économique entraînent encore une fois une diminution de la population, qui ne compte plus que 24.331 habitants en 1798. Ce n'est qu'à la fin du premier quart du XIXe siècle que la ville retrouvera ses 29.000 habitants.
Au XIXe siècle, une profonde rénovation du milieu urbain
Toutes les études d'histoire urbaine le montrent, le parc immobilier s'est profondément renouvelé en Europe au XIXe siècle. A Paris, le baron Haussmann dirige la création des grands boulevards et une rénovation urbaine complète dont les effets sont encore visibles aujourd'hui.
Ce mouvement s'inscrit dans le prolongement logique des hygiénistes du XVIIIe siècle; Genève en est un exemple frappant: Guillaume-Henri Dufour, alors ingénieur cantonal, fait dès 1830 de Genève, ville assez laide aux dires des contemporains, une ville attrayante, par la création des quais, le Grand Quai de 1829 à 1835, et le quai des Bergues de 1833 à 1838. Il avait déjà, dès 1827, conçu le projet de la Corraterie, bel ensemble urbain de la Restauration. Ces réalisations d'édilité ont profondément modifié le plan parcellaire de ces zones. Les quais ont remplacé un enchevêtrement [p. 148] de masures construites sur des parcelles de faible surface. Cet ensemble rasé, de grandes parcelles créées, il fut possible de construire des maisons bourgeoises de grandes dimensions, ainsi que l'hôtel des Bergues.
Ces créations de beaux et grands ensembles architecturaux chassent la population modeste qui y habitait précédemment vers les communes suburbaines: Plainpalais, Eaux-Vives et Petit-Saconnex (surtout vers les Pâquis, qui faisaient partie de cette commune).
La rationalité des ingénieurs
Si Dufour a prolongé l'action des hygiénistes du XVIIIe siècle en assainissant la bordure lacustre de la ville, les tentatives urbanistiques de la seconde moitié du XIXe siècle sont celles de la rationalité des ingénieurs: rues larges qui visent à faciliter la circulation (même si elle n'est pas encore automobile) plutôt qu'à créer une vie, une atmosphère de rue ou de quartier. Rues larges mais aussi rectilignes comme le «ring» fazyste, construit sur l'ancienne zone des fortifications, dont la destruction a commencé en 1850. C'est ainsi que l'on va tenter de remodeler le centre urbain, sur le modèle haussmannien. Ici, Genève s'éloigne du schéma des villes françaises. Des projets audacieux voient le jour. Pourquoi ne pas détruire les îlots insalubres entre la rue du Rhône, la Fusterie, les Rues Basses et la place Longemalle? Il serait alors possible de tracer des rues larges et rectilignes et d'y construire, sur des parcelles rectangulaires de grandes dimensions, de beaux immeubles de rapport. Seules des sociétés aux moyens financiers importants pourraient entreprendre de tels travaux au but spéculatif avoué. L'Etat libéral doit laisser faire l'initiative privée.
Ces projets, qui attirent de puissantes sociétés étrangères, vont cependant échouer. Pourquoi? La réponse se trouve, en partie tout au moins, dans l'analyse des conditions nécessaires à la réussite d'une opération immobilière: les immeubles destinés à la démolition doivent être bon marché, ce qui était le cas. Mais en plus, il faut que la valeur du parc immobilier, en général, connaisse une hausse régulière et soutenue; cette condition n'était pas remplie puisqu'à la même époque on construisait des immeubles, bourgeois eux aussi, sur l'emplacement des anciennes fortifications, d'où pléthore de logements à loyers élevés. Enfin, les loyers doivent être stables pour assurer un rendement suffisant, si [p. 149] possible supérieur à celui des valeurs mobilières. Ici aussi hiatus, car de nombreux logements étaient vacants dans le dernier quart du siècle et la situation économique n'était pas brillante.
Ces conditions rigoureuses et les tergiversations des autorités municipales empêcheront la réalisation de ces projets, laissant ainsi place aux investissements de la moyenne bourgeoisie dans des projets individuels plus modestes.
Détérioration du patrimoine immobilier urbain
La haute ville ne connaît pratiquement pas de modification dans le patrimoine immobilier, les projets concernant la basse ville ont échoué, le quartier de Saint-Gervais reste à dominante populaire. Le parc immobilier du centre-ville vieillira donc fortement au cours du XIXe siècle.
La basse ville a déjà perdu son intérêt pour la haute bourgeoisie au XVIIIe siècle, cette dernière se réfugiant dans la haute ville qui, vers 1840, présente dans quelques rues le caractère d'un véritable «ghetto doré» pour une élite très repliée sur elle-même géographiquement et socialement (rue des Granges, Hôtel-de-Ville et Grand-Mézel). Alors que la rue de la Cité et la Grand'Rue sont les lieux de prédilection de la moyenne bourgeoisie de négociants, de certaines professions libérales et des fonctionnaires aisés.
A la fin du XIXe siècle, ces deux quartiers auront beaucoup perdu de leur «standing» social, au profit des nouvelles zones gagnées sur les fortifications.
La zone des fortifications
L'arrivée au pouvoir, en 1846, des radicaux à Genève modifie profondément la conception de la défense de la ville. En réalité, dès le début du XIXe siècle, les fortifications ne jouent plus un véritable rôle de défense, mais protègent la ville de tout agrandissement qui bouleverserait l'équilibre de la population au profit d'une immigration jugée par beaucoup de «vieux Genevois» comme néfaste à l'esprit de la cité. Au contraire, les radicaux veulent ouvrir Genève sur le monde: il faut donc détruire ces fortifications, symbole de l'Ancien Régime. De 1850 à 1880, les terrains gagnés sur les fortifications sont vendus aux enchères (ce qui n'est pas original, Grenoble fera de même). [p. 150: image / p. 151] Ni les Genevois, ni les investisseurs étrangers ne se précipitent pour acheter ces terrains; les enchères sont peu soutenues (elles n'ont souvent dépassé la mise à prix que de un franc symbolique), il n'y eut parfois même aucun intéressé, le commissaire priseur restant bredouille. La situation économique a sans doute sa part de responsabilité, mais on retrouve aussi dans ce manque d'intérêt ce trait de caractère signalé en introduction: les Genevois qui en ont les moyens financiers n'investissent pas dans l'immobilier, si ce n'est pour leur propre usage.
Les acteurs immobiliers
La vente des terrains des fortifications permet d'approcher le problème des acteurs immobiliers, c'est-à-dire de ceux qui, en achetant des terrains et en construisant, animent le marché immobilier.
Peu de sociétés immobilières, car les possibilités spéculatives sont insuffisantes sur un marché peu tendu; les architectes et les ingénieurs s'intéressent aux projets et achètent des terrains, s'assurant ainsi des mandats de construction. La majorité des acheteurs individuels font partie de la masse anonyme des professions libérales, des commerçants. De grands absents, en comparaison des exemples français: les organismes bancaires. L'écrasante majorité (plus de 95 pour cent) des acheteurs de ces terrains sont domiciliés à Genève, à part quelques Français résidant dans la Haute-Savoie voisine et deux Suisses alémaniques.
La période contemporaine
Deux phases marquent la période contemporaine: de 1900 à 1945, la stagnation, et de 1945 à nos jours, la reprise, la surchauffe.
La fin du XIXe siècle a été morne sur le plan de la construction; c'est une tendance générale en Europe. Il n'y aura pas de reprise avant la Première Guerre mondiale. Dès le début des hostilités une partie importante de la population française de Genève part pour le front. En 1915 et 1916, la population diminue. L'entre-deux guerres, avec la baisse de la natalité, la crise mondiale, n'encourage pas à construire du neuf ni surtout à détruire l'ancien patrimoine immobilier. On transforme, on ne démolit pas: en ville de [p. 152] Genève, de 1935 à 1945, on démolit 20 bâtiments et supprime du même coup 225 logements; on transforme 1.627 bâtiments représentant 6.411 logements. Le mouvement s'inverse par la suite. Pendant une période de même durée, entre 1955 et 1965, on démolit 621 immeubles, soit 2.483 logements, et l'on ne transforme que 1.020 bâtiments qui représentent un total de 2.267 logements.
De l'intervention de l'Etat à l'Etat propriétaire
Comme il a été dit plus haut, l'Etat intervenait indirectement sur le marché immobilier dès le XVIIIe siècle, lorsqu'il projetait un urbanisme d'îlot (rue des Granges, Corraterie, les quais).
Dès la fin du XIXe siècle se pose le problème du logement social dont l'un des plus fervents défenseurs fut le Dr Antoine Baumgartner qui dénonça, dans son ouvrage Persépolis, les «bouges immondes» de la basse ville. Il cherchait à démontrer en praticien le lien qui existe entre l'habitat des classes les plus défavorisées et les maladies et la criminalité qui les caractérisaient.
De son côté, la Société genevoise d'utilité publique avait lancé, le 30 janvier 1851 déjà, un concours à la suite duquel se fonda la Société des Logements améliorés qui construisit la maison dite des Petits ménages à Cornavin.
L'Etat n'interviendra massivement sur le marché immobilier que sous l'effet de la surchauffe, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
G. E.
haut
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L'immobilier genevois aujourd'hui
Une intense activité de construction...
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Genève a connu une intense activité de construction. Le nombre des logements est passé de 112.000 en 1965 à 175.000 en 1982. Près de la moitié de tous les logements recensés dans le Canton ont moins de vingt ans d'existence. Cette poussée puissante, réponse à l'essor économique et à l'accroissement démographique qui l'a accompagné, a entraîné une série de conséquences.
Dans l'occupation du sol, d'abord. Elle a transformé des communes périphériques modestes, comme Lancy, Vernier ou Meyrin, en villes dans lesquelles les nouveaux venus l'emportent de loin sur les anciens habitants. Au centre, elle s'est accompagnée de fréquentes démolitions qui ont modifié de façon spectaculaire le visage de certains quartiers. Les autorités se sont trouvées de ce fait placées devant des arbitrages difficiles. Il leur a fallu à plusieurs reprises, en 1952, en 1957, en 1961, redéfinir les zones de construction dont le principe avait été arrêté en 1929 (voir le volume I de cette Encyclopédie, page 157).
La production massive de logements, depuis les années cinquante, a conduit à une baisse régulière du taux d'occupation. Le nombre de personnes par logement est tombé de 2,33 en 1970 à 1,98 en 1981. En ce sens, l'activité immobilière a suivi, sans retard manifeste, les changements intervenus dans les habitudes de vie. Avec l'amélioration du bien-être, le logement est devenu le pôle de nouvelles exigences. L'accent est mis désormais sur la qualité et l'espace. Mais la demande de grands appartements à loyers raisonnables se heurte à la hausse des coûts de construction, particulièrement forte en période d'inflation.
D'où une inadéquation, de plus en plus perceptible, entre la demande solvable et les prix du marché. Longtemps, le «taux d'effort», c'est-à-dire la part du revenu familial consacrée au logement, est resté supportable. Le contrôle, puis la surveillance des loyers des immeubles construits avant la guerre ont contribué à cette modération; ils ont cependant accentué peu à peu les inégalités de loyer entre immeubles anciens et constructions nouvelles. Le poids du loyer ne cessant d'augmenter dans les bâtiments neufs, il a fini par atteindre ou même dépasser un seuil considéré comme tolérable, notamment pour les jeunes ménages.
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... mais une situation de pénurie
A l'exception d'une brève période dans la seconde moitié des années soixante-dix, la tension sur le marché genevois du logement est toujours restée assez vive. Au 1er décembre 1982, on comptait 309 logements vacants (dont 69 logements de 3 et 4 pièces) pour un total de 2.188 «sans logement» ou «congédiés» recensés par l'Office du logement social. Le «taux de vacance», autrement dit la proportion entre les logements vacants et le total des logements existants, était de 0,18%. Il était même de 0,07% pour les logements de 3 et 4 pièces.
La propriété
Un peuple de locataires
Si le logement occupe une place aussi élevée dans notre échelle de valeurs et vient bien avant l'habillement, les loisirs, les vacances, la voiture, ainsi que l'ont montré plusieurs études de motivation, comment se fait-il que seule une minorité de foyers helvétiques achètent leur logement ou construisent leur maison? C'est un fait que le niveau élevé du revenu moyen en Suisse, qui facilite évidemment la formation d'un patrimoine, ne s'est pas accompagné d'un développement analogue de la propriété du logement. Notre pays détient à cet égard un record assez paradoxal: le taux de propriété, c'est-à-dire la proportion de logements en propriété, compte non tenu des résidences secondaires, y est le plus bas d'Europe occidentale. Il n'atteignait que 30% en 1980, contre 39% en Allemagne fédérale, 48% en France, 64% en Espagne et 70% en Irlande. En outre, ce taux a diminué de façon constante depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'en 1970, contrairement à la tendance observée dans les autres pays : 37% en 1950, 34% en 1960, 28% en 1970. Et Genève se distingue de façon tout à fait remarquable, en occupant le dernier rang au classement des cantons suisses; le taux de propriété n'y dépassait pas 11.2% en 1980. Il ne faut cependant pas exagérer ce particularisme genevois. On constate en effet que la part des logements en propriété est généralement plus basse dans les régions urbaines que dans les régions rurales. La force numérique écrasante des locataires genevois n'est pas sans lien avec la politique de pointe adoptée par le Canton en matière de protection des locataires. Il y a donc un écart assez remarquable entre l'attachement à la propriété souvent proclamé en Suisse, et que la [p. 155: image / p. 156] Constitution fédérale garantit dans une phrase lapidaire et sans équivoque, et son application pratique, bien modeste dans la réalité.
Il convient toutefois de rappeler que Genève a joué dans ce domaine un rôle de pionner en créant en 1932 l'Association genevoise du Coin de Terre. Cette institution a permis jusqu'ici à environ 500 familles à revenus moyens ou modeste d'acquérir une villa, individuelle ou contiguë, en propriété (voir le volume II de cette Encyclopédie, pages 52 à 55).
Les freins à la propriété
Dans notre pays, le statut de propriété symbolise moins qu'ailleurs l'appartenance à une certaine catégorie sociale. Les questions de prestige jouent un rôle presque négligeable à cet égard. Il faut relever, par ailleurs, que les appartements offerts à la location disposent dans l'ensemble d'un confort apte à satisfaire les exigences élevées. Les recensements fédéraux nous ont même appris ce phénomène assez curieux que les logements loués possédaient dans la règle un équipement et des aménagements supérieurs à ceux des logements en propriété. [p. 157]
Des facteurs purement économiques freinent l'accès à la propriété du logement. Les charges financières imposées aux propriétaires sont plus élevées qu'un loyer. Le renchérissement constant des terrains et de la construction constitue une entrave importante au développement de la propriété, même si la possibilité d'emprunter à des conditions bien plus favorables que dans d'autres pays allège le fardeau de la dette et permet de jouer la sécurité de l'investissement immobilier face à l'érosion de la monnaie.
Le fléchissement du taux de propriété va de pair avec la diminution du nombre des agriculteurs, qui sont en général propriétaires de leur exploitation et de leur logement. Il y a lieu de tenir compte, à l'inverse, de l'augmentation du nombre de travailleurs étrangers, qui n'ont pas l'intention de s'établir définitivement en Suisse et sont par conséquent peu enclins à faire l'acquisition d'un logement. Un autre facteur décisif est la transformation progressive des structures familiales, avec une proportion toujours plus élevée de personnes vivant seules (25% en 1980), qui sont rare-ment propriétaires, quel que soit leur revenu.
Les mesures d'encouragement à la propriété
Se fondant sur des expériences analogues menées en France et en Allemagne, Genève adoptait en 1969 une loi dite d'«épargne-logement», destinée à encourager l'accès à la propriété. Cette loi, la première du genre en Suisse, vise à faciliter la formation d'un capital de départ en prévoyant le versement par l'Etat d'une prime équivalant au montant de l'intérêt que porte le capital épargné, et qui est exonéré d'impôts. Le Conseil d'Etat peut en outre libérer de l'impôt immobilier les propriétaires de logements acquis par cette forme d'épargne. Cette première tentative n'a pas rencontré le succès espéré en raison du plafonnement à un niveau trop bas des montants d'épargne mis au bénéfice de ces avantages et de la hausse rapide des coûts de construction, qui a rendu ces mêmes avantages chaque année plus insignifiants. Un nouveau projet est à l'étude au Grand Conseil. En 1972, une disposition favorisant la propriété personnelle du logement a été introduite dans la Constitution fédérale, suivie en 1974 d'une loi fédérale encourageant la construction et l'accession à la propriété de logements.
Cette loi n'a produit que de maigres résultats jusqu'à ce jour. Le législateur n'a pu en effet tenir compte de tous les particularismes cantonaux. Il faut songer aussi à la barrière psychologique que constitue pour beaucoup de Suisses, [p. 158] même parmi les couches sociales peu favorisées, le fait d'en appeler à une aide publique et de se soumettre, par voie de conséquence, au contrôle prolongé et fastidieux de l'administration centrale pour accéder à la propriété.
Divers milieux professionnels et politiques sont à la recherche de formules plus efficaces, et notamment d'allégements plus substantiels de la charge fiscale, pour éviter que la propriété personnelle du logement ne tombe en désuétude, faute de nouveaux stimulants.
En 1979, le Conseil d'Etat genevois a chargé le Service cantonal de statistique de procéder à une enquête par sondage auprès d'un échantillon de 2.200 ménages. Cette enquête a fait ressortir qu'un tiers des personnes consultées songeaient à devenir propriétaires. Il reste à définir les dispositions que pourrait prendre l'Etat pour permettre la concrétisation de ce désir.
Les résistances politiques auxquelles se heurtent toutes les tentatives visant au développement de la propriété, de même que la rareté du terrain et le coût de la construction, ne permettent cependant guère d'entrevoir une évolution marquante du taux de propriété à Genève.
La maison individuelle
Le développement de la maison individuelle a été spectaculaire dans le canton de Genève depuis la dernière guerre mondiale et surtout depuis les années soixante. En 1980, les statistiques indiquaient l'existence de 14.405 villas.
L'enquête mentionnée plus haut nous apprend que parmi les personnes intéressées en principe à la propriété, 75% se sont prononcées en faveur d'une maison individuelle. Le phénomène n'est pas propre à Genève et se retrouve dans plusieurs cantons, notamment dans ceux qui comptent des agglomérations urbaines d'une certaine importance. Les grands ensembles suscitent des besoins d'évasion, de calme, de rapprochement avec la nature.
L'individualisme du Genevois se retrouve dans sa villa, qu'il veut indépendante de ses voisins et clôturée. Les normes de la zone villa genevoise définies par la loi sur les constructions reflètent ce particularisme: la construction ne peut occuper en règle générale que le cinquième de la surface du terrain, si bien que les parcelles dépassent souvent les mille mètres carrés de surface. Toutefois, la raréfaction du terrain disponible et la hausse des prix qui lui est [p. 159] associée ont provoqué l'apparition de villas en grappes, ou en ordre contigu, d'un coût total quelque peu inférieur. Et l'on apprend à se suffire d'un «jardin de curé». Cette évolution a entraîné, en 1983, une modification de la loi sur les constructions qui autorise, lorsque les circonstances le justifient, des villas en ordre contigu occupant le quart, et même exceptionnellement les 30 pour cent de la surface du terrain.
La propriété par étages
Il a fallu attendre 1964 pour que soit introduite dans le code civil suisse la propriété par étages, qui permet d'individualiser la possession d'un appartement dans un immeuble, alors que cette nouvelle forme de propriété avait connu dès les années cinquante un développement considérable dans les pays voisins. A Genève pourtant, sans doute sous l'influence de la France, une demande latente existait depuis longtemps, émanant notamment de résidents étrangers. Elle a provoqué dès 1950 la création d'une structure originale: la «Société anonyme d'actionnaires locataires», qui donne droit à la jouissance exclusive d'un appartement, matérialisée par la détention d'un lot d'actions de l'ensemble du capital. Cette forme particulière de propriété a tiré parti de l'existence, déjà ancienne, de nombreuses sociétés immobilières, faciles à adapter au nouveau système. Elle offre en outre l'avantage de la discrétion, puisque les propriétaires des actions n'apparaissent pas au registre foncier. Elle a continué à coexister avec la détention d'appartements en nom et elle a essaimé assez largement dans les cantons du Valais et de Vaud, particulièrement pour les résidences secondaires.
L'offre d'appartements en propriété par étages s'est d'abord adressée à une classe aisée, moins sensible au prix qu'au confort et aux aménagements souvent luxueux, dans des quartiers résidentiels et cossus. Depuis 1970 pourtant, on constate que plusieurs programmes de vente par appartements à l'intention de la classe moyenne ont été réalisés avec succès, notamment dans des communes de la périphérie genevoise. Il s'agit le plus souvent d'immeubles de petites dimensions, comportant de dix à vingt logements. De ce fait, le nombre d'appartements en propriété (sans compter les appartements en sociétés d'actionnaires locataires, pour lesquels il n'existe pas de statistique) a passé de 445 unités en 1970 à 1.735 en 1980, et le mouvement se [p. 160] poursuit depuis lors. Un projet de loi est à l'étude qui prévoit la possibilité de subventionner la propriété par étages.
Une particularité à la fois suisse et genevoise ne manque pas d'étonner les observateurs: l'absence de magasins et de commerces en propriété individuelle par étages ainsi que le très petit nombre de bureaux soumis à ce régime. Dans la règle, les sociétés commerciales ou de service donnent la préférence, quand elles en ont les moyens, à l'achat d'un immeuble entier, quitte à louer à des tiers les surfaces dont elle n'ont pas besoin. Les autres semblent se satisfaire du statut de locataire, d'où l'absence d'un marché dans ce secteur.
Le phénomène de la société immobilière
Dès le premier quart du XXe siècle, le canton de Genève a vu fleurir une forme originale de propriété dans le secteur de l'habitation, qu'elle soit individuelle ou collective; la société anonyme dite «immobilière», dans la mesure où elle ne détient que des biens fonciers. Quelques autres cantons romands, essentiellement Vaud et Valais, lui ont depuis lors emboîté le pas. Mais à ce jour, Genève demeure le siège de près de la moitié des sociétés immobilières existant en Suisse, soit environ 6.000 sur un total de 12.000 en 1980. Les cantons alémaniques, pour leur part, ne s'y sont pour ainsi dire par intéressés.
On peut estimer que l'attrait principal des sociétés immobilières réside dans l'anonymat qu'elles confèrent au propriétaire, leurs actions étant, dans la règle, au porteur (contrairement aux actions de sociétés d'actionnaires locataires qui sont presque toujours nominatives). De surcroît, pendant longtemps le fisc cantonal s'est montré très compréhensif à leur égard. Ce n'est que depuis les années soixante-dix qu'il a sensiblement durci sa politique. Cette évolution coïncide avec les attaques portées de plus en plus fréquemment contre les sociétés anonymes en général, auxquelles on reproche leur manque de transparence, et contre les sociétés immobilières qui empêchent le locataire de connaître le véritable propriétaire et qui facilitent le transfert d'actions à des non-résidents, en infraction à la législation fédérale.
L'alourdissement des charges fiscales n'a pas eu jusqu'ici pour effet de réduire le nombre des sociétés immobilières existant à Genève, car il se trouve largement compensé, aux [p. 161] yeux des actionnaires concernés, par la discrétion que leur assure une forme de société susceptible de les protéger efficacement contre les assauts de curiosité de diverses autorités politiques et fiscales étrangères. Au surplus, la liquidation d'une société immobilière après un certain nombre d'années d'existence est une opération souvent trop coûteuse pour que l'actionnaire puisse l'envisager, la plus-value de l'immeuble faisant ressortir un bénéfice de liquidation imposable exorbitant.
Un débat socio-politique
Le montée des oppositions
La pénurie de logements, alliée au renchérissement constant des coûts de construction, a engendré un mouvement presque continuel de hausse des loyers pour les logements neufs. Les rapports entre locataires et propriétaires se sont durcis. La question du logement a pris de plus en plus de place dans le débat politique, pour tourner parfois à l'affrontement.
D'autre part, qu'elle soit d'initiative privée ou qu'elle se développe sous le contrôle de l'Etat, la construction de logements se heurte elle aussi depuis la fin des années soixante-dix à des oppositions. Pendant la période de «boom» économique, générateur de prospérité et de nombreux besoins, l'opinion publique était demeurée relativement indifférente à la transformation du paysage urbain. Mais l'arrêt de la croissance économique après les chocs pétroliers et le net ralentissement qui s'en est suivi, ont facilité la réflexion des autorités et la prise de conscience par l'opinion publique des risques d'une urbanisation à-tout-va. Les tenants du respect du passé, de l'arrêt des démolitions, du «halte au béton», les partisans des rénovations «douces» (par opposition aux rénovations «lourdes») ont pu dès lors faire prévaloir leurs thèses jusqu'au Parlement. Diverses associations de défense du patrimoine, telles l'Art public, le Guet, Sauvegarde et Progrès, le Boulet, ainsi que des associations de quartier, ont pris l'habitude d'utiliser les voies de recours prévues par la loi pour manifester leur opposition à des projets immobiliers ou à l'octroi de permis de construire. La jeunesse se montre souvent fort active. Les remises en cause successives du plan d'aménagement du quartier des Grottes, dans le sens d'une rénovation et d'une diminution de la densité des constructions, éclairent parfaitement ce cheminement des esprits. [p. 162]
Les autorités ont été amenées à prendre acte de cette évolution. Elles ont réagi en conséquence, parfois avec un certain retard, souvent avec une hésitation qui est le reflet des tensions politiques et des polémiques agitant l'opinion. Le fait est que l'on ne construit plus comme autrefois. Des immeubles tours, comme ceux qui ont été réalisés au Lignon, à Lancy, à Meyrin et ailleurs ne sont plus souhaités pour le logement.
Mais lorsqu'à partir de 1980 la demande de logements est devenue pressante, ces nouvelles tendances de l'urbanisme sont entrées en collision avec les impératifs d'une construction qui soit en mesure de répondre aux besoins, si bien que la construction de logements est retombée à des niveaux qu'elle n'avait plus connus depuis 1950.
Les organismes de défense des locataires
On peut dire, sans forcer le trait, que le canton de Genève a joué le rôle de pionnier dans la protection des locataires et qu'il a contribué de manière décisive à l'adoption, au niveau fédéral, de mesures destinées à lutter contre les abus dans le secteur locatif.
L'importance numérique et le poids politique des locataires genevois; l'apparition de grands ensembles locatifs dans lesquels les habitants souffrent de l'anonymat et de l'absence de relations personnelles avec un propriétaire qui n'est pour eux qu'une abstraction; le passage obligé du dialogue par le régisseur, mandataire professionnel qui détient des pouvoirs jugés parfois excessifs dans l'administration des immeubles; la crainte des hausses de loyer et plus encore d'une résiliation de bail; tout cela a contribué à développer des réactions de défense. Il était logique que celles-ci se structurent et se durcissent davantage dans les villes que dans les régions rurales.
Très tôt après la Deuxième Guerre mondiale, il se créa à Genève une association de défense des locataires, l'ASLOCA qui, conjointement, prit en main avec quelques députés influents, les intérêts des locataires et qui joua bientôt un rôle déterminant. A son initiative, les organisations syndicales genevoises, quelques services sociaux privés et surtout trois partis politiques (le parti démocrate-chrétien, le parti socialiste et le parti du travail) mirent en place, en 1971, le «Rassemblement en faveur d'une politique sociale du logement», organisation cantonale faîtière qui représente les locataires dans les négociations avec les propriétaires et l'Etat, et qui lance parfois des initiatives. [p. 163: image / p. 164]
L'ASLOCA, pour sa part, se consacre désormais à l'assistance juridique, au travers d'un collectif d'avocats spécialisés. Il existe une Fédération romande et une Fédération suisse des locataires, dans lesquelles des Genevois assument un rôle important.
Les associations immobilières
De leur côté, les propriétaires, groupés dans la «Chambre genevoise immobilière», se sont surtout appuyés sur l'Association des gérants d'immeubles et sur la Société des régisseurs pour défendre leurs intérêts. Ils se sont à leur tour dotés en 1975 d'une «Protection juridique immobilière» qui leur assure le concours d'avocats rompus aux subtilités de la législation sur le bail.
Genève compte une soixantaine de bureaux de gérance immobilière, communément appelées «Régies», dont certaines ont été créées il y a plus de cent ans. La Société des régisseurs, fondée en 1879 déjà, est une association corporative qui règle les relations entre ses membres et leurs clients propriétaires, par le moyen d'un «code de déontologie» et de tarifs professionnels contraignants. Les régies représentent les propriétaires auprès des locataires et veillent à l'entretien et à la bonne gestion des immeubles.
La Société des régisseurs entretient d'étroites relations avec l'Association professionnelle des gérants et courtiers en immeubles qui regroupe, quant à elle, à titre individuel, tous les responsables qualifiés et qui règle à la fois l'exercice de la profession et la formation permanente.
De leur côté, les principaux producteurs privés d'immeubles du Canton se sont regroupés en 1970 au sein d'un «Groupement des constructeurs genevois» qui est rattaché à la Chambre genevoise immobilière. Son rôle est triple. Il sert d'abord d'interlocuteur aux pouvoirs publics pour tout ce qui concerne l'élaboration et l'application des lois et des règlements relatifs à l'aménagement du territoire, à l'urbanisme et à la construction d'immeubles. Il fait des propositions visant à simplifier la législation (aujourd'hui, une autorisation de construire est soumise à l'examen de quelque vingt-cinq services ou commissions). Il organise et coordonne ensuite la politique des milieux privés, qui assument l'essentiel de la construction d'immeubles. Il défend enfin l'image de marque du secteur immobilier, tant auprès des media que de l'opinion publique.
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L'apprentissage difficile du dialogue
La mise en place progressive des organisations de locataires et de propriétaires a conduit à des affrontements assez rudes, qui reflètent l'importance des intérêts en jeu, mais traduisent aussi des conceptions socio-politiques difficilement conciliables. L'existence de ces structures a eu en revanche le mérite de maintenir le dialogue ouvert à une époque délicate, lorsque la fin du régime de la surveillance des loyers, en 1970, et le rejet de l'initiative fédérale sur le droit au logement et la protection accrue des locataires créèrent pour un temps un vide juridique inopportun.
C'est ainsi que dès 1969 était signée à Genève une convention de droit privé entre les organisations immobilières et le Conseil d'Etat, qui a eu pour effet de prolonger les dispositions de la législation précédente pour une période de deux ans. Le 4 décembre 1970, une autre convention privée a pu être signée au niveau romand entre la Fédération romande immobilière, l'Union romande des gérants et courtiers en immeubles, et l'Union syndicale suisse, qui préparait l'élaboration d'un bail-type paritaire, destiné à assurer dans l'esprit des négociateurs une relative paix du logement. Les pourparlers laborieux, conduits cette fois sur le plan suisse, durèrent plusieurs années. Après l'effacement des syndicats derrière les organisations de locataires, et particulièrement le Rassemblement genevois, des résultats concrets ont été obtenus dans les cantons romands, par la mise en place de baux paritaires.
A Genève, le bail paritaire s'applique obligatoirement aux immeubles soumis au contrôle de l'Etat. Pour les autres immeubles, il demeure facultatif. La première édition date de 1978; elle fait actuellement l'objet d'une refonte.
L'intervention de l'Etat
La protection des locataires contre les abus
La Confédération ne pouvait se reposer uniquement sur une politique contractuelle, dont elle approuvait les termes, mais qui ne progressait qu'avec lenteur dans une partie du pays, quand elle n'y échouait pas purement et simplement. Une première mesure de protection des locataires fut prise par la Confédération en 1971, qui a consisté à introduire dans le code des obligations les articles 267a à 267f relatifs à la prolongation du bail. L'entrée en vigueur, en 1972, de l'article 34 septies de la Constitution fédérale a permis aux [p. 166] Chambres d'adopter l'arrêté fédéral du 30 juin 1972 instituant des mesures contre les abus dans le secteur locatif; cet ensemble de dispositions vise à protéger les locataires contre les loyers abusifs ou d'autres prétentions excessives des bailleurs dans les régions où sévit la pénurie.
A Genève, les parties peuvent s'adresser en cas de conflit à la Commission de conciliation en matière de baux et loyers. En cas d'échec de la conciliation, c'est le Tribunal des baux et loyers qui est saisi, avec recours possible à la Cour de justice. Ces dispositions ne s'appliquent pas aux logements contrôlés par l'Etat.
Depuis 1980, une revision complète de la législation sur le bail à loyer est à l'étude, en vue de renforcer encore la protection des locataires. L'enjeu principal de ces négociations, ardues, et de nombreuses modifications législatives qui les ont suivies, pour déboucher souvent sur des votes populaires, est d'assurer au locataire, réputé la partie faible, une sécurité satisfaisante. L'effort a porté sur une limitation accrue du droit du propriétaire de résilier un bail, de telle sorte qu'on a abandonné le principe de la bilatéralité absolue dans ce type de contrat. Il s'est agi également d'empêcher les hausses de loyer abusives, en permettant l'intervention du juge.
L'aide à la construction
Dans les années cinquante déjà, les autorités genevoises avaient pris conscience du fait que la progression des coûts de construction, et donc du loyer des logements neufs, risquait de placer les couches de la population les plus défavorisées dans une situation matérielle difficile. Animées du double souci de faire oeuvre de solidarité et d'éviter l'apparition de tensions politiques, elles mirent en place en 1955, pour la première fois en Suisse, une législation visant à encourager la construction de logements à caractère social. Depuis lors, sept lois sont entrées successivement en vigueur, pour déboucher en 1977 sur la «loi générale sur le logement et la protection des locataires».
L'objectif de cette loi est d'inciter les constructeurs à mettre sur le marché des immeubles dont les loyers sont abaissés par la combinaison de subventions à l'exploitation et d'exonérations fiscales cantonales et communales, auxquelles s'ajoutent parfois, lorsque le marché des capitaux est tendu, des prêts à taux d'intérêt favorable et le cautionnement de certaines hypothèques. En contrepartie, le propriétaire accepte de soumettre au contrôle de l'Etat la qualité [p. 167] des logements, le prix de revient, le niveau des loyers, le rendement financier et l'entretien de l'immeuble. L'attribution des appartements est également surveillée par l'Etat; elle est fonction notamment de la situation financière des locataires, dont les revenus ne doivent pas dépasser les normes fixées. La durée de ces contrôles varie de dix à vingt ans; certaines prolongations sont possibles.
Il existe trois catégories d'immeubles sociaux subventionnés: les habitations bon marché (HBM) destinées aux personnes à revenu très modeste, les habitations à loyer modéré (HLM) destinées àux personnes à revenu modeste, et les habitations pour la classe moyenne (HCM) destinées aux personnes à revenu moyen. Les barèmes de revenus donnant accès à ces différentes catégories de logements sont fixés par l'Etat.
Les immeubles HBM appartiennent tous à des fondations de droit public qui reçoivent de l'Etat une aide à la construction, une aide au rachat d'immeubles construits et une aide à l'entretien des immeubles. Il existe en 1984 onze fondations; la première a été créée sous l'appellation «logements économiques» par une loi du 28 juin 1919. Grâce à ces mesures, les loyers ont pu être abaissés à l'origine, selon les catégories et l'importance des aides, de 30 à 50% par rapport à ce qu'ils auraient été sur un marché libre. Les aides procurées ultérieurement par la Confédération n'ont jamais permis un abaissement supérieur à 30%, de telle sorte qu'elles n'ont pratiquement pas été utilisées à Genève.
L'Etat dispose, pour favoriser la construction de logements sociaux et pour abaisser leur coût, d'un «Fonds du logement» [p. 168] alimenté notamment par les centimes additionnels cantonaux; 4,5 centimes sont affectés à ce fonds.
D'autre part, la loi cantonale de 1977 permet aux collectivités publiques d'exercer un droit de préemption lors de ventes de terrains en zone de développement. En cas de désaccord sur le prix, ce droit peut se convertir en expropriation. Les terrains ainsi acquis sont destinés à la construction de logements sociaux. Un premier pas avait été franchi dans ce sens en 1961, lors de la création des zones de développement autour des agglomérations urbaines et des villages, qui permettent la construction d'immeubles dans certaines parties de la zone villas susceptibles d'être déclassées. Cette innovation a en effet doté l'Etat d'un large pouvoir d'intervention et de contrôle qui n'a pas son pareil ailleurs en Suisse. En contrepartie de l'octroi d'un déclassement et d'un permis de construire, les pouvoirs publics se réservent d'approuver au préalable les plans financiers des bénéficiaires. Le prix du terrain et de la construction sont strictement plafonnés par décision administrative. Les loyers, les prix et le rendement des immeubles sont en outre contrôlés pendant une durée de dix ans.
L'importance du logement social
L'augmentation du parc des immeubles sociaux à Genève a été impressionnante. De 1955 à 1978, sur un total de 100.000 logements construits, 33.000 l'ont été avec l'aide de l'Etat. Cette proportion est particulièrement élevée à l'échelle du pays. On a calculé que l'aide publique équivalait actuellement à quelque 4.000 francs par année et par logement. Grâce à quoi, en 1980, 72 pour cent des locataires d'appartement sociaux pouvaient consacrer moins de 15 pour cent de leur revenu au paiement du loyer. Par souci d'équité, l'Etat astreint à une surtaxe les locataires dont les revenus dépassent les normes fixées. Cette surtaxe correspond à la différence entre le loyer théorique et le loyer effectif du logement. Elle a pour but de réserver dans la mesure du possible les logements sociaux à leurs véritables destinataires.
La loi générale sur le logement et la protection des locataires a introduit dès 1981 une autre forme d'aide qui s'inspire d'une pratique assez courante dans certains pays d'Europe. Il s'agit de «l'allocation de logement», qui est versée directement aux locataires des logements subventionnés et pour lesquels le loyer constitue une charge manifestement trop lourde, eu égard à leurs revenus.
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Démolitions, transformations, rénovations
La rénovation du parc immobilier par la démolition et la reconstruction d'immeubles, ou par la transformation d'immeubles anciens, a suscité des discussions passionnées. La controverse a débouché en juin 1983 sur l'adoption, par le corps électoral genevois, de la «loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation».
Cette loi a pour but de préserver l'habitat et les conditions de vie. A cet effet, elle prévoit des restrictions à la démolition, à la transformation et au changement d'affectation des maisons d'habitation, dont elle encourage la rénovation.
Les transformations doivent répondre, par leur genre et leur prix, à un besoin prépondérant de la population, ce qui signifie notamment que les loyers ne peuvent dépasser sensiblement ceux d'un immeuble HLM. Le propriétaire est tenu d'informer les locataires par écrit et de les consulter préalablement. Il doit soumettre son projet à l'autorisation du Département des Travaux publics, avec l'indication des nouveaux loyers prévus.
Les milieux immobiliers s'étaient élevés contre ce projet de loi, qui risquait selon eux d'entraver durablement le renouvellement du parc immobilier genevois et ouvrait la porte à un contrôle des loyers. Ils n'ont pas été suivis par l'électeur, soucieux de protéger le patrimoine architectural et surtout d'éviter la transformation de logements anciens peu coûteux en appartements modernes, nécessairement plus onéreux .
Mise sur pied d'une politique coordonnée
La nécessité d'une politique globale et coordonnée en matière de construction de logements subventionnés a conduit le gouvernement à se doter d'une «Délégation du logement». Celle-ci est composée de quatre Conseillers d'Etat représentant les départements de l'Intérieur et de l'agriculture, des Travaux publics, des Finances et contributions et de Justice et police.
La délégation du logement a également mis sur pied un «Conseil de l'habitat». Enfin, une «Commission cantonale de recherche sur le logement» a été instituée en 1970, qui groupe six hauts fonctionnaires du secteur public, six représentants des milieux de la production (Chambre genevoise immobilière, Fédération des métiers du bâtiment, architectes, banques et régisseurs), ainsi que six représentants des utilisateurs (Rassemblement en faveur d'une politique sociale du logement, ASLOCA, syndicats du bâtiment, Mouvement populaire des familles). La concertation au sein de ce cénacle se révèle assez ardue, mais devrait à terme donner des résultats utiles. Il apparaît en effet aujourd'hui que la construction de logements requiert une coordination permanente entre les autorités, les promoteurs et les représentants des utilisateurs, dans un domaine où les intérêts tendent constamment à diverger.
Les Commissions cantonales d'urbanisme et d'architecture, créées en 1961, ont de leur côté pour mandat d'éviter un développement anarchique du Canton.
Le financement de la construction
L'effort des épargnants et les financements extérieurs
La croissance du parc immobilier eût été inconcevable sans l'apport permanent de fonds d'épargne. Quatre-vingt-cinq mille logements construits en vingt ans, cela représente quelque quinze milliards de francs en 1984 et cela situe l'ampleur de l'effort financier qu'appelle la construction immobilière. Les banques ont joué à cet égard un rôle primordial, en collectant l'épargne pour la réinvestir sous forme de prêts hypothécaires. La capacité financière du Canton n'a cependant jamais été suffisante pour faire face aux exigences de la construction, notamment dans les périodes de croissance. La production de logements, déjà dans le passé, mais encore davantage aujourd'hui, dépend étroitement de financements extérieurs. Elle fait régulièrement appel à des capitaux en provenance du reste de la Suisse, qui lui sont fournis par les compagnies d'assurances, les fonds de prévoyance professionnelle et les fonds de placement immobiliers.
Les placements étrangers
En outre, dès le XIXe siècle et jusqu'à l'introduction, en 1961, de dispositions législatives restreignant l'acquisition d'immeubles par des personnes domiciliées à l'étranger, un grand nombre d'étrangers, et particulièrement de Français, sont devenus propriétaires d'immeubles locatifs à Genève. C'est essentiellement pour tenir compte de cette caractéristique locale que la législation fédérale autorise encore les placements étrangers dans des immeubles locatifs à caractère social, là où sévit la pénurie.
Il faut aussi relever que d'importantes sociétés d'entreprise générale, souvent basées en Suisse allemande, et divers bureaux d'architectes participent de manière appréciable au financement de la construction dans le Canton.
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La propriété immobilière en question
Deux visions opposées
La propriété immobilière est aujourd'hui au centre de la réflexion de tous les partis politiques genevois. Il n'est que de lire le Mémorial du Grand Conseil, les rapports des commissions parlementaires spécialisées, et tout particulièrement celle des pétitions, pour mesurer la vivacité des débats et les positions tranchées entre la gauche et la droite. En période électorale on brandit la pénurie de logements, la spéculation foncière et le renchérissement de la construction dans l'espoir de se rallier un maximum de suffrages. La prolifération de lois, motions, postulats, pétitions, questions écrites, le lancement d'initiatives ou les menaces de référendum témoignent de l'acuité du problème, mais aussi de sa politisation croissante. C'est pourquoi le Grand Conseil a mis sur pied une commission permanente qui traite des problèmes du logement. A travers toutes ces turbulences, ce sont deux visions fondamentalement opposées qui s'affrontent. Pour les uns, le sol est un bien non extensible, soumis à de fortes sollicitations, génératrices d'abus, de profits immoraux, d'un accaparement contraire à l'intérêt public. Seule la propriété du sol ou du moins sa maîtrise par les collectivités publiques permettrait d'éviter ces maux et ces tentations. Il faut donc l'encourager et l'accélérer partout où cela est possible. Plusieurs initiatives du parti socialiste suisse ont déjà été lancées à l'appui de ces thèses. La première fut rejetée par le peuple et les cantons en 1967. La deuxième, lancée en 1969, fut retirée en 1978, n'ayant recueilli que 30.000 signatures à cette date. Une troisième initiative, intitulée «Ville-campagne, contre la spéculation foncière», a été déposée le 24 mai 1983 avec environ 110.000 signatures.
Les tenants de l'autre vision restent fortement attachés à la garantie constitutionnelle de la propriété privée. Selon eux, la mainmise de l'Etat sur l'immobilier s'est révélée, partout où elle a été pratiquée dans le monde, génératrice de pénurie, de retards, de prix gonflés, de pouvoirs excessifs en mains de l'administration. La lutte contre les abus ne doit pas servir à faire basculer le pouvoir entre les mains des seuls locataires. Le bail doit rester un contrat équilibré de droit privé et non un simple acte administratif régi par des règlements et des lois. A leurs yeux, seule l'initiative privée, stimulée par la recherche d'un profit, est en mesure de fournir les moyens financiers considérables qu'impliquent la construction et la propriété d'immeubles. Seule elle assure l'élan créatif nécessaire à la santé d'un des principaux secteurs économiques du pays.
D. B.
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