Les évêques, princes et pasteurs

Jean-Blaise Fellay / Catherine Santschi

Les origines du christianisme

[p. 97]

Avant la religion chrétienne

Divers vestiges archéologiques, qui remontent parfois au-delà de l'époque romaine, témoignent des cultes pratiqués dans la vieille Genève. Si l'on excepte les objets de bronze découverts sur les Pierres à Niton et les mystérieuses pierres à cupules, dont un exemplaire se trouve sur le territoire de la commune de Troinex, le plus ancien de ces restes, daté par la dendrochronologie entre 100 et 50 avant J.-C., semble être une statue de bois de trois mètres de haut, d'une divinité tutélaire, qui se dressait à l'extrémité du port des nautes. La déesse Genava, qui enfante le fleuve au sortir du lac, nous est connue par quelques inscriptions. Les dieux romains, Mercure, Mars, Jupiter, Apollon, Neptune, Silvain, Minerve, Vénus, Maia, sont attestés par des statues, par des autels ou par des inscriptions votives. La vénération qu'on leur porte, qui repose sur un ancien fonds gaulois, est bientôt concurrencée par des cultes d'origine asiatique: Mithra, très populaire dans l'Empire romain, Cybèle et Ammon. 

Un Dieu jaloux

La religion chrétienne, prêchée en Gaule dès la fin du Ier siècle, aurait pu s'ajouter sans autre à ces innombrables cultes, si accueillants et multiformes. Mais le principe même du christianisme, inscrit dans le Décalogue, interdit absolument aux chrétiens de composer avec les autres religions. En refusant de sacrifier à l'empereur, ils trahissent l'Etat et la patrie. Aussi n'est-il pas étonnant que la première mention du christianisme dans la vallée du Rhône à proximité de Genève soit le récit, contenu dans l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée (V 1, 1-63), des supplices affreux et du martyre subis en 177 à Lyon par un groupe de chrétiens parmi lesquels on note l'évêque de la ville, saint Pothin, un diacre d'origine viennoise, Sanctus, et la célèbre sainte Blandine. Tous confessèrent leur foi sans se laisser ébranler par les tortures raffinées qu'on leur infligea.


Les débuts du christianisme à Genève 

A Genève, les premières traces du christianisme remontent à une époque où celui-ci a perdu sa dimension héroïque pour devenir religion d'Etat. En février 313, l'empereur Constantin, vainqueur au pont Milvius de son rival Maxence, a proclamé, par l'Edit de Milan, la tolérance pour les chrétiens. [p. 98]
Il se fera baptiser peu avant sa mort en 325. Lui et ses successeurs favoriseront les chrétiens, associeront les évêques à l'administration de l'Etat et à la justice, et détruiront peu à peu les anciens cultes païens.
Aussi les découvertes archéologiques faites en 1983-1985 dans les fouilles de la cathédrale Saint-Pierre font-elles apparaître des édifices chrétiens d'une importance considérable, que l'on peut dater des environs de 350 ou du troisième quart du IVe siècle: une première église, pourvue d'annexes et d'un baptistère.
Ce groupe est bientôt agrandi par la construction d'une deuxième église au sud, dont les restes ont été retrouvés sous la chapelle des Macchabées, et par l'élargissement du baptistère. Tout nous conduit à penser que nous avons là désormais un groupe épiscopal composé d'une cathédrale double (l'une pour les catéchumènes, l'autre pour les baptisés), d'un baptistère et de divers bâtiments pour l'administration de l'évêché. 

Les premiers évêques

Tout le monde a en mémoire le passage de la première épître de Paul à Timothée (chapitre 3), décrivant les qualités nécessaires pour être évêque: "Il faut que l'épiscope — c'est-à-dire le surveillant — soit irréprochable, mari d'une seule femme, sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier, capable d'enseigner, ni buveur, ni batailleur, mais doux; qu'il ne soit ni querelleur, ni cupide, qu'il sache bien gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission, en toute dignité: quelqu'un en effet qui ne saurait gouverner sa propre maison, comment prendrait-il soin d'une église de Dieu?"
Le premier évêque de Genève cité dans les documents est un certain Isaac. Il est connu pour avoir recueilli des traditions sur le martyre de saint Maurice et de ses compagnons auprès de l'évêque du Valais Théodore (attesté en 380 et en 390 dans d'autres documents) et pour les avoir transmises à Eucher, évêque de Lyon de 428 à 450. Isaac aurait donc vécu aux alentours de l'an 400. A cette époque, les droits et les charges d'un évêque, fixés par les conciles successifs et par les décrets des empereurs, sont beaucoup plus importants que la simple surveillance morale et religieuse. Leur compétence s'étend à la juridiction civile et leur autorité dans la cité est considérable. A Genève, elle se reflète dans les dimensions exceptionnelles des vestiges archéologiques retrouvés sous la cathédrale Saint-Pierre et [p. 99] remontant à la seconde moitié du IVe siècle. Elle se mesure aussi à l'étendue du territoire qui lui est soumis, puisque l'ancien diocèse de Genève va de l'Aubonne au lac du Bourget et du Jura à la vallée de Chamonix. 

Les évêques de Genève et les rois burgondes

L'installation à Genève de la monarchie burgonde, en 443, ne semble pas avoir modifié fondamentalement le paysage religieux ni les progrès du christianisme. Pourtant les Burgondes appartiennent à une hérésie, l'arianisme (du nom de son auteur, le prêtre Arius, dont les assertions sur la Trinité firent scandale en Orient et furent condamnées au Concile de Nicée en 325): pour reprendre la vision quelque peu caricaturale qu'en donnent les auteurs catholiques du VIe siècle, les Ariens n'admettaient pas la divinité du Fils de Dieu. La communauté burgonde arienne a donc dû vivre en marge de l'Eglise catholique au milieu de laquelle elle s'installait. Mais nous ignorons tout de sa vie et de son organisation, car aucun témoignage de provenance arienne n'a été conservé. Nous savons seulement que les évêques catholiques du royaume burgonde se sont efforcés, avec l'aide des princesses et des reines de religion catholique, d'amener les rois burgondes à renoncer à leurs "erreurs".
Au moment où les Burgondes s'installent dans la région genevoise (cf. tome I de cette Encyclopédie, pages 74-75), le siège de Genève est occupé par un évêque d'un format exceptionnel: Salonius (entre 441 et 460 environ), fils de saint Eucher, évêque de Lyon, élève, à l'abbaye de Lérins, de saint Honorat, de saint Hilaire, de saint Vincent et de Salvien, c'est-à-dire des maîtres en théologie et en spiritualité les plus illustres des Gaules à cette époque. Il prend position dans les conflits théologiques de l'époque et manifestement les Ariens font pâle figure en face de lui. 

Le catholicisme gagne du terrain 

Vers la fin du Ve siècle, un événement vient donner un lustre nouveau à l'église de Genève. Une princesse d'origine burgonde, mais catholique, Sédeleube, fille du roi Chilpéric II, fonde, hors les murs de Genève, un sanctuaire catholique qui sera plus tard le prieuré Saint-Victor. L'arianisme est donc peu à peu refoulé et le catholicisme gagne du terrain même dans la famille royale burgonde. La soeur de Sédeleube, Chrotchildis, plus connue sous le nom de [p. 100] Clotilde, est remarquée pour son élégance et sa sagesse par les ambassadeurs du roi franc Clovis, païen endurci, qui la demande et l'obtient en mariage. Elle fait administrer le baptême à ses enfants selon le rite catholique et, prêchant sans relâche, finit par convertir son mari en 496: date fondamentale pour l'histoire de l'Europe occidentale, puisque l'adhésion de Clovis au catholicisme lui conciliera les faveurs des évêques catholiques, donc de la population gallo-romaine, et assoira ainsi le pouvoir franc dans ces pays.
La famille royale burgonde, affaiblie par des luttes fratricides, ne suivra cet exemple que tardivement. Trop tard sans doute. L'Histoire des Francs de Grégoire de Tours retrace les hésitations du roi burgonde Gondebaud, récemment converti au catholicisme, à recevoir le baptême en public, de crainte de choquer ses sujets ariens. L'éloquence et la sagesse de l'évêque de Vienne Avitus (attesté aux alentours de 490 à 518), l'une des têtes pensantes les plus illustres de cette époque et de notre région, ne le feront pas changer d'attitude. 

L'oeuvre du roi Sigismond

Avitus aura plus d'influence sur le fils de Gondebaud, Sigismond, couronné roi à Carouge en 516. C'est Sigismond qui a édifié, sur le conseil d'Avitus et des autres évêques catholiques, le monastère de Saint-Maurice, à l'entrée du Valais, consacré aux martyrs de la légion thébaine. Il fit venir des couvents les plus importants du royaume cinq troupes de moines qui devaient se relayer pour y chanter les Psaumes en permanence, en l'honneur de Dieu et des martyrs. Cette fondation eut lieu le 22 octobre 515. Elle eut un grand rayonnement en Occident et la vénération à saint Maurice et à ses compagnons se répandit au loin.
Genève est un relais de cette dévotion le long du Rhône. Vers 601-602, Aeconius, évêque de Maurienne, reçut en songe la révélation des reliques de saint Victor, soldat de la légion thébaine, martyrisé à Soleure avec saint Ours. Il courut avec deux autres évêques à l'église fondée un siècle plus tôt dans le faubourg de Genève par la princesse Sédeleube et y découvrit en effet le corps du martyr dans un cercueil d'argent. A cette occasion, le roi mérovingien Thierry confirma divers privilèges accordés à cette église, qui devint un des pôles d'attraction du christianisme genevois. Les évêques y sont ensevelis. Vers l'an mil, l'impératrice Adélaïde — veuve du roi Othon et fille de la quasi mythique reine Berthe — remettra les reliques de saint Victor en [p. 101] honneur et gratifiera l'église de nouveaux privilèges. L'évêque de Genève, Hugues, l'ayant confié peu après à l'abbé Odilon de Cluny, Saint-Victor deviendra l'un des principaux prieurés de cet ordre et assurément l'un des mieux dotés. 

Les destinées de l'Eglise de Genève au Haut Moyen Age

Les siècles qui séparent le royaume burgonde de la grande époque des cathédrales ont été qualifiés d'obscurs. Il est vrai que les années 600 à 1100 sont fort pauvres en documents écrits. Mais les rares témoignages, généralement juridiques, qui subsistent de cette période montrent que l'évêque est un puissant personnage. Le pouvoir qu'il exerce sur un vaste diocèse, non seulement sur le plan spirituel, mais aussi du point de vue temporel, est l'enjeu des luttes politiques entre les successeurs de Charlemagne. L'empereur Charles le Gros (885-888) a concédé — comme l'ont fait tant d'autres princes avant et après lui — le droit d'élection de l'évêque au clergé et au peuple. Mais ce n'est qu'un leurre et un moyen pour le roi de mieux contrôler le pouvoir de l'évêque.
Est-ce à dire que ces "siècles obscurs" — pour reprendre l'expression favorite des historiens genevois lorsqu'ils parlent de cette époque — n'ont produit que des guerres et des luttes pour le pouvoir temporel? Les fouilles exécutées depuis le début du XXe siècle dans le sous-sol des églises genevoises ont, au contraire, mis au jour les vestiges d'une vie religieuse intense, en pleine expansion. 

C. S.
haut
[p. 102]

Les princes-évêques


Les sources de l'histoire des évêques 

A vrai dire les documents écrits, qui abondent dès le XIIIe siècle, nous informent bien davantage sur les aspects politiques, économiques et sociaux de la Genève des évêques, que sur la vie religieuse et spirituelle dans le diocèse. Les diplômes des empereurs, les bulles des papes, les actes d'hommage des comtes de Genève et les accords territoriaux avec les voisins témoignent de la puissance politique de l'évêque, prince de l'Empire, qui exerce son pouvoir au nom du lointain empereur du Saint Empire romain germanique. L'exercice de ce pouvoir a été décrit dans le quatrième volume de cette Encyclopédie (pages 8-12, 78-82, 155-159 et 199-200) et l'on n'y reviendra pas, sinon pour souligner son importance pour l'image de l'évêque. Aujourd'hui, la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'a laissé en principe aux évêques que des droits dans le domaine spirituel et, à certains égards, dans le domaine social; mais au Moyen Age et dans une certaine mesure sous l'Ancien Régime, la réunion dans les mêmes mains du pouvoir politique et de l'autorité spirituelle a profondément marqué l'image du pasteur.
D'autres sources, les titres de droit foncier, très abondants dans nos Archives d'Etat, les comptes de l'évêché, transférés à Turin, ceux du Chapitre, restés à Genève, montrent la puissance économique de l'Eglise, la seule institution qui ait survécu aux invasions barbares, devenue le refuge de l'argent et de la terre, puis le redistributeur des biens de ce monde. Enfin, les "registres d'institutions", c'est-à-dire les actes et les décisions de l'Evêché tant pour le temporel que pour le spirituel — dont il existe une série à peu près continue depuis le XVe siècle aux Archives départementales de la Haute-Savoie à Annecy — illustrent la place de l'Eglise dans la société.
Plus spécifiques de l'action religieuse, les recueils de constitutions synodales contiennent les règlements promulgués lors des assemblées annuelles du clergé diocésain ou "synodes". C'est par ce canal que les canons des conciles généraux ou provincieux pénètrent jusqu'à "la base". On possède, pour le diocèse de Genève, 22 statuts manuscrits de 1317 à 1460 et 6 imprimés de 1480 à 1535. Ajoutés aux remarquables registres de visites pastorales, également conservés depuis le XVe siècle à Genève, puis à Annecy, ces textes démontrent l'effort considérable de la hiérarchie pour faire vivre l'Eglise, la communauté paroissiale et diocésaine, et pour procurer à tous un minimum d'enseignement religieux. Correctement analysés et interprétés, ils peuvent ouvrir quelques lucarnes sur les fruits de cet effort.

[p. 103]


[p. 104]

Les évêques dans l'organisation ecclésiastique du Moyen Age 

Les évêques jouent un rôle central dans la vie religieuse de la Genève médiévale par leur double fonction de chefs de la communauté chrétienne et de princes de la cité. Mais ils sont eux-mêmes insérés dans le grand corps de la chrétienté qui contrôle et influence leur activité: la métropole, Vienne en Dauphiné, le pape et la curie à Rome et à Avignon, les conciles et synodes, auxquels les prélats genevois prennent souvent une part active.
A côté d'eux, trois corps importants: le chapitre, le clergé, les ordres religieux. Quant au peuple lui-même, il ne nous devient possible de l'entendre directement que dans les derniers siècles du Moyen Age. Auparavant, les documents nous font défaut. 

Evêques et princes 

Les évêques genevois ont souvent joué un rôle qui dépassait largement les frontières du diocèse, soit dans leur fonction ecclésiale, soit dans leur tâche civile. Lors du deuxième royaume de Bourgogne, Aimon et Giraud dirigent successivement la chancellerie royale de 943 à 967, Hugues (993-1020) est un membre influent de l'entourage du roi Rodolphe III; comme on l'a vu tout à l'heure, c'est sous son règne qu'est fondé Saint-Victor, un prieuré bénédictin de l'obédience de Cluny.
Le problème majeur, du XIIe au XVIe siècle, proviendra précisément de l'imbrication des pouvoirs spirituel et temporel des évêques. Ils subiront la pression politique des féodaux voisins, celle des citoyens de la commune, ainsi que les reproches des réformateurs religieux, comme Bernard de Clairvaux ou Pierre le Vénérable. Mais, autour de ce problème, s'articule une des constantes de l'histoire genevoise: la lutte pour l'indépendance sur la base de valeurs spirituelles.
La majeure partie des évêques appartiennent à des familles de petite ou de grande noblesse: Guy de Faucigny, Humbert de Grammont, Arducius de Faucigny, Aimon de Grandson, Aimon de Cruseilles, Robert de Genève, etc. Leurs proches parents jouissent de droits plus ou moins étendus aux environs immédiats de Genève. Certains évêques défendent et agrandissent le domaine ecclésiastique, d'autres, au contraire, favorisent plutôt les intérêts de leur famille.

[p. 105]

Les évêques entre les comtes de Genève et l'ordre de Cluny 

Guy de Faucigny (1083-1119), par exemple, demi-frère du comte Aimon I de Genève, se montre extrêmement généreux à l'égard du comte, au détriment de son église. Humbert de Grammont (1120-1135), son successeur, va au contraire contrecarrer les tentatives de la Maison de Genève pour mettre la main sur la ville. Avec l'aide du pape Calixte II, un défenseur énergique de l'indépendance de l'Eglise, il contraint Aimon à signer l'accord de Seyssel de 1124, fondement de l'autonomie de la cité épiscopale: le château du Bourg-de-Four est placé sous la juridiction de l'évêque et le comte lui doit hommage. Cette politique reçoit l'appui décidé des ordres monastiques.
Après Humbert de Grammont, Arducius de Faucigny (1135-1185) et Nantelme (1185-1205), un chartreux, se montrent tout aussi résolus dans la résistance aux comtes de Genève. C'est sous l'épiscopat d'Arducius que s'achève la constitution de la seigneurie temporelle des évêques, grâce notamment à des dons issus des fiefs des Faucigny. Et, pourtant, Arducius ne trouve pas grâce aux yeux d'un réformateur monastique aussi intransigeant que saint Bernard de Clairvaux.
"J'aime à croire, lui écrit-il, que votre élection, qui a réuni un si grand nombre de voix parmi le clergé et le peuple, à ce qu'on nous a rapporté, est l'oeuvre de Dieu (...). Mais si vous aimez mieux être élevé que bon, c'est votre chute et non votre récompense que je m'attends à voir (...). Je m'offre, s'il en est besoin, de venir à votre aide, dans la mesure de ce que je puis faire, et à seconder vos efforts dans tout ce que vous jugerez bon et utile d'entreprendre (Lettre XXVII)". Et il enchaîne, peu après la consécration de l'évêque: "La charité, mon cher ami, me donne la hardiesse de vous parler avec la plus grande liberté. La chaire que vous venez d'obtenir réclame un homme de beaucoup de mérites et je vois avec douleur que vous n'en avez aucun, ou du moins que vous n'en avez pas assez pour être digne de l'occuper. Car votre genre de vie et vos occupations précédentes me semblent n'avoir aucun rapport avec la charge épiscopale..." On a vu, certes, "saint Ambroise passer du palais de l'empereur dans la charge épiscopale. J'en connais même plusieurs autres encore qui ont été ainsi utilement élevés de la vie et des habitudes du siècle à l'épiscopat, car il arrive bien des fois que la grâce surabonde là où les iniquités abondaient. Eh bien, mon cher ami, excité par ces beaux exemples et par d'autres semblables, [p. 106] préparez-vous à les suivre en homme de coeur, réformez désormais vos moeurs et vos inclinations, qu'une vie nouvelle fasse oublier celle que vous avez menée jusqu'ici et que les fautes de votre jeunesse soient effacées par la régularité de l'âge mûr. Imitez saint Paul, rendez comme lui votre ministère honorable, vous y réussirez par la gravité de vos moeurs, par la sagesse de vos pensées et par la décence de votre conduite. Voilà quels sont les plus beaux ornements de la charge épiscopale (Lettre XXVIII)".
Les prélats ne s'offusquent pas de telles mercuriales. Ils favorisent, au contraire, au maximum les implantations de nouveaux couvents, dont ceux de la réforme de Cîteaux, qui se multiplient dans le diocèse. Une certaine répartition des rôles s'institue entre les évêques d'origine noble et les moines. Les uns se préoccupent davantage du temporel, les autres du spirituel, avec parfois des passages de l'un à l'autre. 

[p. 107]

Portrait d'un prélat du XIIIe siècle 

Un document intéressant nous permet de mieux juger comment un prince-évêque du XIIIe siècle s'acquittait de ses tâches. Il s'agit d'une enquête ordonnée par le pape à l'encontre d'Aimon de Grandson, à la demande probablement du chapitre de la cathédrale Saint-Pierre. Issu d'une famille de dynastes vaudois, ancien chanoine de Lausanne, Aimon occupe le siège épiscopal de Genève entre 1215 et 1260. Une époque charnière, où l'influence des comtes de Genève décroît au profit de la Maison de Savoie. Il se trouve en conflit avec les sires de Faucigny et de Gex qui ont opté pour la Savoie. Pour se renforcer, il construit une série de châteaux, dont le plus important est celui de l'Ile. Cela met à mal ses finances et le pousse à augmenter les impôts. On le suspecte également d'être trop favorable à la cause des comtes de Genève.
L'enquête porte sur sa façon de gérer ses responsabilités spirituelles, l'exercice de la justice ecclésiastique, la gestion des biens d'Eglise et son comportement personnel. Quatre chanoines, trois religieux et neuf curés sont interrogés.
Les réponses font voir toute l'ambiguïté de la charge de prince-évêque. Aimon de Grandson est tiraillé entre ses devoirs de pasteur des âmes et de prince temporel. On lui reproche en somme de consacrer trop d'intérêt et d'argent à la construction, en particulier de châteaux et d'églises, au détriment des actes religieux, de la prédication et de la pénitence, qu'il confie aux dominicains. Ce sont les circonstances politiques qui l'exigent. La réorganisation de l'administration, la lourde fiscalité, provoquent les plaintes du chapitre et des autres gens d'Eglise qui ont demandé l'enquête, mais ne parviendront pas à se débarrasser de ce gestionnaire sérieux et efficace des biens d'Eglise. Aimon de Grandson apparaît néanmoins comme un administrateur honnête et sérieux, représentatif des évêques nobles du XIIIe siècle, par opposition à des universitaires comme Chabert, son prédécesseur, plus tournés vers la prédication et les questions théologiques. 

Du XIIe au XIIIe siècle: l'expansion monastique 

La ville possédait deux monastères bénédictins sous ses murs: Saint-Victor et Saint-Jean. A partir du XIIe siècle, de nouveaux couvents d'hommes se multiplièrent dans le [p. 108] diocèse; les chartreuses, construites sur le modèle de la Grande-Chartreuse de saint Bruno: à Arvières dans le Jura, Oujon la plus ancienne sur le territoire suisse actuel (fondée en 1146, elle fut détruite à la Réforme), Vallon dans le Chablais (1138), le Reposoir dans le massif des Bornes (1151), Pomier, la plus proche de Genève, sur les flancs du Salève (1170), Aillon dans les Préalpes des Bauges (1184).
Ce XIIe siècle éprouve un attrait extraordinaire pour la vie de prière et de travail dans un lieu retiré. C'est ainsi que des jeunes hommes fondent, à intervalles rapprochés, des abbayes cisterciennes: Bonmont, dans le Jura vaudois en 1123 (elle entre dans la dépendance de Clairvaux en 1131), Sainte-Marie-des-Alpes à Saint- Jean-d'Aulps devient également cistercienne en 1136, et Haute-Combe en 1135. Edifiée sur les bords du lac du Bourget, cette dernière est, avec un effectif variant entre trente et quarante-cinq moines, la plus peuplée du diocèse au cours du Moyen Age. Enfin Chézery, dans le Pays de Gex, fondée en 1140.
Ajoutons à cette pépinière de couvents, les abbayes de chanoines réguliers d'Abondance (1043), de Sixt (1144), d'Entremont (1154) et de Filly (avant 1191). Les ordres militaires s'implantent également dans la région. Les Templiers s'installent à Maconnex, dans le Pays de Gex, en 1181; les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem à Hauteville-sur-Fier dès le début du XIIe siècle. Ces derniers recevront en 1270 l'église de Compesières, qui deviendra chef-lieu de la commanderie du Genevois.
Les couvents de femmes sont moins nombreux. Au cours du XIIe siècle se fondent des couvents de cisterciennes à Bellerive, au Lieu (dans le Bas-Chablais), à Bonlieu (dans la vallée des Usses), à Sainte-Catherine près d'Annecy.
Partout les bâtiments traduisent la spiritualité de l'Ordre, faite d'austérité et d'harmonie. Ils sont implantés dans un très beau cadre, où l'eau coule en abondance. Pas d'ornementation dans l'église, ni vitraux, ni peintures, rien qui puisse distraire le recueillement monacal. Le même rythme porte la psalmodie et l'élan des voûtes. L'abbaye est un microcosme, qui peut vivre en autarcie. Des prés, des forêts et des champs fournissent la nourriture et le bois. L'eau d'un lac ou d'un étang donne le poisson. Un ruisseau arrose les jardins, fournit l'énergie aux moulins et à la forge, emporte les déchets dans un grand égout. Travaux des champs, prière chorale et lecture, copies de manuscrits ou travaux manuels occupent la vie monastique.

[p. 109: image / p. 110]

Les ordres mendiants 

Entre le XIIIe et le XIVe siècle, la perspective s'inverse. Les esprits religieux ne recherchent plus la solitude et le retrait du monde. Ils se montrent de plus en plus préoccupés par le souci des âmes et se rapprochent de la vie urbaine. Alors que les monastères campagnards, malgré leur idéal de pauvreté, s'alourdissent au fil des années de propriétés et d'héritages, les nouveaux moines, à la suite de François d'Assise, s'interdisent la possession d'argent et de terre. Ils vivent de ce que leur fournissent les gens dont ils s'approchent, d'où leur nom d'ordres mendiants. Ils prêchent, visitent les malades, se consacrent aux oeuvres de charité.
Les dominicains ou frères prêcheurs arrivent à Genève en 1263. Ils construisent leur couvent en bordure des remparts, dans le secteur occupé actuellement par la Corraterie et le Grand Théâtre. Trois ans plus tard, les franciscains s'installent à Rive. Les deux couvents comptent une vingtaine de frères, auxquels il faut ajouter les membres en tournées de prédication. Dans les vastes cours intérieures, des milliers de personnes peuvent se serrer pour écouter des prédicateurs de renom, venus de Paris ou de plus loin encore. Souvent organisées par la municipalité, des séries de prédications ont lieu pendant le Carême et l'Avent, assumées alternativement par les franciscains et les dominicains.
Les XIVe et XVe siècles sont beaucoup plus pauvres en fondations monastiques. Les dominicains vont s'établir encore à Annecy, en 1422, et à Coppet (vers 1490). Les franciscains, à Nyon, dans les dernières années du XIIIe siècle, puis à Cluses en 1471. Les clarisses, des religieuses franciscaines cloîtrées, s'installent en 1476 au Bourg-de-Four, à l'emplacement de l'actuel Palais de Justice. Elles s'attirent la sympathie de la population par leur piété et la dignité de leur vie.
La dernière communauté monastique à s'implanter dans la ville est celle des Ermites de Saint-Augustin — l'ordre d'où sortit plus tard Martin Luther. Elle ne jouit malheureusement pas de la même réputation que celle des clarisses. Le couvent est secoué par des dissensions internes et par la conduite peu édifiante de certains, et le Conseil doit intervenir à plusieurs reprises pour y rétablir l'ordre.
Il faut signaler encore une fondation originale, l'Ordre religieux chevaleresque de Saint-Maurice, créé par le duc de Savoie Amédée VIII. Le château de Ripaille, de cour seigneuriale, devient ainsi une résidence monastique à tendance érémitique.

[p. 111]

XIVe et XVe siècles: splendeur et misère de l'Eglise genevoise 

La fin du Moyen Age présente des aspects paradoxaux. Jamais le clergé n'a été si brillant: papes, cardinaux, archevêques sortent de ses rangs. Mais jamais, non plus, il n'a été si absent. L'Eglise genevoise doit en effet son prestige au Grand schisme d'Occident. Le séjour des papes en Avignon prend fin en 1378 avec le retour de Grégoire XI à Rome. Il a pour successeur un Italien, Urbain VI, soutenu par les Anglais, les Allemands et les Italiens. Cette élection est contrecarrée par la désignation d'un Genevois, Clément VII (le dernier des comtes de Genève), candidat de la France, de l'Espagne, du Portugal et de l'Ecosse. Il réside en Avignon. Croyant mettre fin à la division, le Concile de Pise élira même un troisième pape en 1409. Le Concile de Constance va réussir à imposer un chef unique à la chrétienté occidentale en coiffant de la tiare Martin V, en 1417. Mais l'élection simultanée de papes recommence. Pour tenter d'y remédier, le Concile de Bâle élit un autre seigneur du diocèse, le duc Amédée VIII de Savoie, qui prend le nom de Félix V le 24 juillet 1440. Sans succès d'ailleurs, vu que la plupart des Etats restèrent fidèles à Eugène IV ou lui revinrent.

[p. 112]

Quelques personnalités

Le diocèse de Genève, dont le clergé fut mêlé de près à ces remous, en a subi les conséquences. Le Schisme et l'élection de Clément VII amenèrent la promotion de Genevois ou de Savoyards aux plus hautes charges de l'Eglise et l'élection à l'épiscopat de Genève de personnalités de format européen.
Ainsi Jean de Murol, jeune seigneur auvergnat, élevé à la cour d'Avignon, secrétaire de Robert de Genève, le futur Clément VII. Nommé évêque de Genève par Grégoire XI le 27 janvier 1378, mais chargé de nombreuses missions importantes, sa présence n'est attestée à Genève qu'en 1381 et 1384, année où il permute son siège avec celui d'Adhémar Fabri, évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux.
Adhémar Fabri est célèbre pour les franchises accordées à la commune. Dominicain, né à La Roche-sur-Foron, il réside habituellement à Avignon. Ses séjours à Genève ne doivent pas excéder quelques mois (voir le tome IV de cette Encyclopédie, pages 134-135 et 137-138).
Jean de Bertrand, évêque de 1408 à 1418, est plus important pour le diocèse. Issu d'une famille de la Tarentaise, il étudie le droit civil aux universités de Montpellier et d'Orléans et termine par un doctorat. Chanoine de Sion, vicaire général de Genève en 1408, évêque en 1409, il prend sa tâche au sérieux. Il visite son diocèse en trois étapes de [p. 113] 1411 à 1413, et entreprend une nouvelle visite en 1414, interrompue par le Concile de Constance, où il joue un rôle important. Il devient en 1418 évêque de Tarentaise. Le compte rendu de ses visites est la meilleure source dont nous disposions pour connaître la situation religieuse du diocèse au début du XVe siècle.
Jean de Rochetaillée est un autre prélat de premier plan. Docteur en droit civil et en droit canon, légat du pape en Espagne, dans le Languedoc et la province de Lyon, il devient administrateur du diocèse de Genève en 1418. S'opposant au duc Amédée VIII de Savoie, il s'engage avec les citoyens à ne jamais aliéner les droits de l'évêque sur la ville, ni lui ni ses successeurs (voir tome IV de cette Encyclopédie, page 83). Arrivé avec le projet de constitution d'une université, pour laquelle il a obtenu une bulle de fondation, il ne met pas son projet à exécution parce qu'il échange en 1422 son poste avec Jean Courtecuisse et devient administrateur de l'évêché de Paris.
Docteur en théologie, conseiller du roi Charles VI, Courtecuisse est doyen de la Faculté de théologie de Paris entre 1416 et 1421. Sa réputation oratoire et scientifique et ses travaux lui valurent le nom de Doctor sublimis. Elu évêque de Paris, il doit échanger son siège contre celui de Genève à cause de l'hostilité du roi d'Angleterre et du duc de Bourgogne. Arrivé à Genève le 22 octobre 1422, il prête le même jour serment d'observer les franchises de la ville, mais il meurt déjà l'année suivante.
Le cardinal Jean de Brogny ne rejoignit jamais le siège de Genève, mais il y a laissé son empreinte en fondant la chapelle Notre-Dame de Genève, appelée plus tard chapelle des Macchabées. Il établit le couvent des dominicains d'Annecy et créa le collège Saint-Nicolas d'Annecy, destiné aux étudiants genevois et savoyards, auquel il légua sa bibliothèque. Né dans la région d'Annecy, licencié en droit canon et docteur en droit civil, il occupa pendant trente-cinq ans le poste de vice-chancelier de l'Eglise, le plus élevé de la curie pontificale. Nommé par Martin V au siège de Genève, il mourut sans y avoir résidé, le 16 février 1426. Il est enterré à la chapelle des Macchabées.
François de Metz (évêque entre 1426 et 1444) est le dernier représentant des hauts fonctionnaires ecclésiastiques qui se sont succédé sur le trône de Genève. Moine bénédictin, prieur de Talloires, abbé de Saint-Claude, il dirige la chancellerie pontificale à plusieurs reprises, participe au Concile de Bâle dès novembre 1431. Son soutien au duc de Savoie Amédée VIII, pape sous le nom de Félix V, est le premier exemple de cette collusion entre les évêques de [p. 114] Genève et la Maison de Savoie qui, au XVIe siècle, sera fatale au pouvoir du prince-évêque dans la ville.
Malgré la qualification personnelle des prélats de cette période, les ombres sont importantes. Les papes, au service desquels se dévouent les évêques, sont en fait des antipapes qui consacrent plutôt qu'ils ne réduisent la division de la chrétienté. D'autre part, si l'on excepte l'activité de Jean de Bertrand, menée avec vigueur et continuité, les évêques de cette période sont fréquemment absents de la ville, accaparés par leurs charges à la cour pontificale ou voyageant pour un concile. L'absentéisme du clergé, dont les évêques donnent eux-mêmes l'exemple, devient un danger grandissant pour la vie religieuse du diocèse. 

Les évêques de Genève sous la coupe de la Maison de Savoie 

Jusqu'au début du XVe siècle, les princes-évêques avaient lutté tantôt contre les citoyens de la ville, tantôt avec eux, pour maintenir la "liberté de l'Eglise", c'est-à-dire les droits et propriétés de l'Eglise, contre les entreprises du comte de Genève, puis du duc de Savoie, héritier de ses droits et de ses prétentions (voir Encyclopédie de Genève, tome IV, pages 10-16).
Mais à partir du milieu du XVe siècle, c'est le pouvoir épiscopal lui-même qui est investi par la Maison de Savoie. Le duc Amédée VIII (1383-1451), le véritable créateur de l'Etat savoyard, ermite au château de Ripaille près de Thonon, élu pape en 1440 sous le nom de Félix V, n'a pu faire reconnaître son autorité dans la plupart des Etats européens. Il renonce à la tiare en 1449, en contrepartie se fait nommer administrateur de l'évêché de Genève et obtient pour les princes de sa maison un droit de présentation à cet évêché.
Il meurt à Genève en 1451. Ses successeurs sur le trône épiscopal sont issus de la famille ducale: Pierre (1451-1458), Jean-Louis (administrateur de l'évêché de 1460 à 1482), François (1484-1490), Philippe (1495-1509), Jean (1513-1522) ou de maisons vassales de la Savoie: Antoine Champion (1490-1495), Charles de Seyssel (1509-1513), Pierre de La Baume (1522-1543). Tous favorisent plus ou moins ouvertement les visées du duc de Savoie sur Genève et se soucient peu du salut des âmes. Le seul qui tenta d'empêcher la mainmise de la Maison de Savoie sur l'évêché, Jean de Compey, du reste conseiller ducal et chancelier de Savoie, ne put se maintenir que deux ans et dut céder la place en 1484. [p. 115]
La politique louvoyante de deux de ces évêques contribua pour beaucoup à jeter Genève dans le camp des Suisses et à évincer de la ville la Maison de Savoie. Après le mauvais choix de Genève dans les guerres de Bourgogne, qui a coûté si cher à la cité, littéralement rançonnée par les Suisses (voir tome IV de cette Encyclopédie, pages 16-17), l'administrateur Jean-Louis de Savoie sent venir le vent et devient lui-même, à titre viager, combourgeois de Berne et de Fribourg (1477).
Quant au dernier évêque, Pierre de La Baume, sa désignation correspond à un calcul politique de la maison ducale. La Bresse étant à la fois vassale de la Savoie et de l'empereur, l'élection de Pierre de La Baume favorisait le rapprochement avec Charles-Quint. Docteur en théologie, coadjuteur de Jean de Savoie, auquel il succède le 10 octobre 1522, il est également coadjuteur de l'archevêque de Besançon. Voyageant fréquemment, il réside peu en ville.
Dans la lutte qui oppose partisans et opposants de la Savoie, il se montre réservé et ambigu. Il quitte la ville en 1527 et en reste absent pendant six ans, les années précisément où les idées réformées pénètrent en ville et gagnent du terrain. Pierre de La Baume ne semble pas avoir pressenti la gravité des changements qui se préparaient ou du moins il n'a pas d'idée claire sur la conduite à tenir et réagit mollement à des événements qui le dépassent.
Le 13 juillet 1533, apprenant que l'évêque partait rejoindre l'empereur en Bourgogne pour les "Etats", les syndics tentent de le retenir: "Que s'il veut partir, qu'il nous pourvoie au moins d'un vicaire, d'un officier, d'un juge des appellations et d'autres officiers qui, abandonnant toute animosité, accomplissent leurs fonctions. Il était venu pour pacifier la ville et vivre avec elle en bon prince: il eût mieux valu ne pas venir du tout que de s'en aller si vite... Au nom de Dieu et de l'affection qu'il porte à la ville et aux citoyens, qu'il y avise et nous soit propice." Pierre de La Baume n'avait ni l'âme d'un lutteur, ni celle d'un martyr, il n'y "avisa" point.

Le chapitre de la cathédrale

Une autre institution importante de la Genève médiévale est le chapitre de Saint-Pierre. Le collège des chanoines de la cathédrale jouit d'un droit de regard sur l'administration du diocèse. Ils désignent un tiers au moins des curés et disposent de revenus importants. Au début du Moyen Age, ce sont eux qui élisent l'évêque; ils perdront progressivement cette prérogative au profit du pape. [p. 116]
Le chapitre apparaît dans la première moitié du XIe siècle. Il tient ses réunions dans la salle capitulaire, située au premier étage du cloître, contre la cathédrale. La place, appelée maintenant cour Saint-Pierre, était bordée de maisons appartenant aux chanoines. L'ensemble nommé Grand Cloître, constitué de la cathédrale, de la place et du palais de l'évêque, était entouré d'une enceinte fermée par une porte du côté de la rue du Puits-Saint-Pierre. A l'intérieur de ce périmètre, le chapitre avait pouvoir de juridiction. Comme il n'y avait pas suffisamment de place dans le Grand Cloître, une partie des chanoines logeaient à la rue des Chanoines, débaptisée au XIXe siècle en rue Calvin.
Le chapitre est, à l'origine, le conseil des clercs de l'évêque. Le cloître attenant à la cathédrale et l'existence d'un réfectoire laissent supposer que les membres du chapitre vivaient en commun. Le collège possède des biens propres, agrandis par des donations successives. "Au XIVe siècle, le chapitre est seigneur d'environ vingt-cinq villages et hameaux et détient des droits de toute espèce, dont de nombreuses dîmes, dans un cinquantaine de localités, y compris la ville de Genève" (L. Binz). Au XVe siècle, les chanoines ont un droit de patronage, ce qui implique le choix du curé, sur trente-quatre églises du diocèse.
Le chapitre se rend de plus en plus indépendant de l'évêque. Au cours du XIIIe siècle, il est exempté de la juridiction épiscopale. De fait, les tensions sont parfois vives entre l'évêque et le chapitre. Membres de familles nobles, vassales des comtes de Genève, les chanoines sont naturellement en conflit avec le prince-évêque, qui doit lutter pour son indépendance contre les comtes. Le résultat en est la marginalisation du chapitre dans le gouvernement diocésain et le développement d'une administration épiscopale, composée de fonctionnaires (vicaires généraux et officiaux en tête), que l'évêque nomme et peut destituer.
Malgré cette évolution, le chapitre conserve une part de gouvernement appréciable: jusqu'en 1342, c'est lui qui désigne la grande majorité des évêques. Le droit oblige, de plus, l'évêque à requérir l'avis du chapitre pour les décisions graves. En ville également, le chapitre joue un rôle. La commune réclame fréquemment son avis concernant la vie de la cité. Sur le plan religieux, par contre, son influence est plus mince, sauf en cas de vacance épiscopale, où il porte la responsabilité du diocèse sur le plan matériel et spirituel. Généralement recruté par cooptation, le chapitre comporte 20 membres en 1099 et 30 en 1320, chiffre qui se maintiendra, même après son départ à Annecy, jusqu'à la Révolution française. [p. 117]
Le chapitre n'a qu'un seul dignitaire, le prévôt, second personnage du diocèse après l'évêque. Le chantre, lui, est responsable des offices à la cathédrale et des écoles de la ville. L'ensemble du personnel de la cathédrale s'occupant de la liturgie et des autres offices s'élève à environ cent soixante personnes au milieu du XVe siècle. 

Piété populaire et clergé à la fin du XVe et au début du XVIe siècle 

Le clergé est très nombreux à la fin du Moyen Age. Pour la seule ville de Genève, qui compte environ 15.000 personnes, on atteint le chiffre de 300 prêtres, sans compter les religieux, soit: 160 pour le service de la cathédrale, 70 dans les églises paroissiales, 22 à la collégiale Notre-Dame (Les Macchabées), les autres sont répartis dans diverses chapelles, notamment celles des hôpitaux. A cela s'ajoutent les douze bénédictins de Saint-Jean, les neuf de Saint-Victor; les vingt dominicains de Plainpalais, les vingt franciscains de Rive, les ermites de Saint-Augustin du Pont-d'Arve et les quinze clarisses du Bourg-de-Four.
Dans le diocèse, les proportions sont aussi importantes: six chartreuses d'hommes, quatre couvents cisterciens, trois abbayes de chanoines réguliers, sans compter les ordres hospitaliers et militaires et les nombreux prieurés, qui comptent de un à trois desservants. En 1443, au cours de sa visite, l'évêque tonsure mille clercs, mais il s'agit certainement d'un record. En moyenne, les chiffres oscillent entre 150 et 200. C'est évidemment trop pour les postes disponibles, seule une minorité de ces tonsurés reçoivent les ordres majeurs, c'est-à-dire le diaconat et la prêtrise. Leur rôle est principalement l'aide liturgique. Ils savent lire et chanter et servent de maîtres d'école et de catéchistes. Ces clercs sont issus pour la plupart de la petite bourgeoisie; plus rares sont les fils de paysans, à cause du manque d'instruction. Les clercs mineurs exercent généralement une activité profane pour subvenir à leurs besoins, même si de nombreux métiers leur sont interdits.
Que peut-on dire des qualités et des défauts de ce clergé? Un des problèmes, c'est l'absentéisme. Il va croissant au cours du XVe siècle. On l'estime à 31 pour cent en 1413; entre 1443 et 1445, il s'élève à 43 pour cent, mais au début du XVIe siècle, il atteint le chiffre énorme de 80 pour cent. L'absence des titulaires est donc généralisée au début du XVIe siècle, aussi bien dans le bas que dans le haut clergé. La [p. 118] raison principale en est le cumul des bénéfices: la moitié des absents possèdent les revenus de plusieurs cures de campagne et vivent en ville en payant un remplaçant. Dans le haut clergé, plusieurs personnages exercent des fonctions à la cour pontificale. Dans la période du schisme d'Avignon, l'absence des titulaires n'a pas eu de conséquences trop graves du fait de la qualité des remplaçants. Ce n'était pas toujours le cas dans les villages, surtout lorsque les titulaires abandonnaient leur paroisse du fait de sa pauvreté et allaient chercher ailleurs de quoi se procurer un gagne-pain. Le plus grave inconvénient de la non-résidence des titulaires est le temps de séjour très bref des vicaires desservants.
Selon le jugement des évêques qui visitent leur diocèse, la majorité des curés (64%) et des vicaires (66%) sont d'un niveau intellectuel suffisant. Au début du XVIe siècle, il reste donc un tiers de desservants paroissiaux qui apparaissent ignares ou médiocres. Mais il ne faut pas oublier qu'avant le développement de l'imprimerie et de l'école au XVIe siècle, les exigences n'étaient pas très hautes. Certains prêtres ne savent pratiquement pas lire et nombreux sont ceux qui ne savent pas écrire. Les prêtres pourvus d'une formation universitaire sont de fait tous non-résidents. Chanoines, enseignants, fonctionnaires à la curie épiscopale, la charge de curé n'est pour eux qu'un revenu supplémentaire.
Les bibliothèques sont, par nécessité, fort réduites: l'ouvrage de base est le Manipulus curatorum (le manuel des curés) de Guy de Montrocher, répandu d'abord sous forme manuscrite, puis imprimé deux fois sur les presses genevoises en 1480 et 1487. Un autre ouvrage de base, les Constitutions synodales, contient les instructions édictées par les synodes diocésains. Celles-ci furent refondues plusieurs fois au cours du Moyen Age et même imprimées en 1480. Il s'agit d'un recueil de règles morales et liturgiques destinées à la bonne conduite des paroissiens et des clercs. 

La constitution de l'espace sacré

A l'intérieur de l'enceinte dite des évêques, construite de 1364 à 1376, on trouve cinq des sept églises paroissiales genevoises: Sainte-Croix (paroisse de la Cathédrale), Saint-Gervais, dans le faubourg cité pour la première fois en 926, sa filiale de Notre-Dame du pont du Rhône, Saint-Germain, la Madeleine, qui apparaît en tant que paroisse à la fin du XIe siècle, mais dont l'église est fondée sur une série d'édifices religieux funéraires remontant au Bas Empire, et Notre-Dame-la-Neuve, apparue vers 1270 (aujourd'hui l'Auditoire de Calvin). Hors les murs, la paroisse de Saint-Victor a dû se constituer au XIe siècle autour du prieuré de ce nom, tandis que Saint-Léger s'est créé plus tard le long de la route reliant à Genève le pont d'Arve, où aboutissent les artères venant du Petit-Saint-Bernard et de la Méditerranée par Vienne et Lyon. Quant aux monastères, ceux des anciens ordres, tels que bénédictins, sont demeurés à l'écart de la ville, tandis que les moines mendiants, prêcheurs, Mineurs, Ermites de Saint-Augustin, Clarisses, la recherchaient au contraire comme le champ normal de leur action.

  1. Paroisse de Saint-Gervais
  2. Paroisse de Saint-Germain
  3. Paroisse de la Madeleine
  4. Paroisse de Notre-Dame
  5. Paroisse Sainte-Croix
  6. Paroisse de Saint-Victor
  7. Paroisse de Saint-Léger 

La moralité du clergé 

Les deux tiers des ministres du culte étaient jugés corrects. Lors de la visite de Jean de Bertrand, on compte 13 pour cent de prêtres concubinaires, taux inférieur à celui des diocèses voisins de Lyon et de Lausanne (17%). Concubinage ne signifie d'ailleurs pas débauche : il s'agit d'une vie commune de longue durée, avec la même compagne, présentant tous les aspects d'une vie familiale, ce qui donne parfois naissance à des dynasties d'ecclésiastiques. Le problème des familles sacerdotales est financier: s'ils ont plusieurs enfants et de [p. 119: plan ci-dessus / p, 120] petits revenus, les curés sont obligés de trouver un travail lucratif. Le risque est grand également qu'ils n'aliènent les biens d'Eglise au profit de leur famille.
Aux yeux des paysans, les membres du clergé ne se distinguent ni par le prestige du savoir ni par la supériorité morale. On attend d'eux qu'ils célèbrent les messes et administrent les sacrements sans défaillance. De plus, ils doivent gérer correctement les biens d'Eglise. On se plaint d'eux quand ils manifestent un caractère irascible, s'ils sont ivrognes, joueurs ou piliers de cabarets. Les paysans ont tendance à cacher le concubinage de leur curé. Par contre, les paroissiens demandent qu'ils manifestent de la générosité dans l'aumône et l'hospitalité. Leur fonction principale est, aux yeux de leurs ouailles, de sanctifier les moments solennels de la vie: la naissance, le mariage, la mort. Ils doivent intercéder pour les âmes des trépassés et organiser des prières pour les récoltes et la pluie. 

La piété des laïcs: chapelles et confréries 

Un aspect particulier de la piété populaire au crépuscule du Moyen Age est la multiplication des chapellenies, dans les villes comme dans les campagnes. Il s'agit de fondations créées par des institutions ou des particuliers pour faire célébrer une messe, chaque semaine par exemple, pour le repos de l'âme du fondateur, de ses ancêtres ou de collègues. La fondation doit assurer le salaire du prêtre chargé de la célébration. Liées de manière générale à cette obsession de la mort, de l'enfer et du Jugement dernier, qui envahit la civilisation occidentale, les chapellenies se multiplient de manière extraordinaire au cours du XVe et au début du XVIe siècle.
En croissance accélérée, les confréries se développent aussi. Il s'agit d'associations de fidèles qui se réunissent pour participer à des célébrations communes, aux obsèques de confrères et pour des actes de charité. Ainsi, le 20 décembre 1434, un riche citoyen, François de Versonnay, ayant acheté deux parcelles à bâtir non loin du couvent des franciscains de Rive, fonde un hôpital pour les "pauvres honteux", c'est-à-dire pour les personnes de la bonne société tombées dans la misère; il en confie la gestion à la confrérie de l'Eucharistie, formée de marchands genevois. Les confréries regroupent souvent les membres d'une même profession: à Genève, la confrérie Saint-Côme-et-Damien réunit les chirurgiens et les barbiers, Saint-Crépin les cordonniers, Saint-Antoine-de-Padoue les bouchers... En 1487, trente-huit confréries [p. 121] participent à la procession de la Fête-Dieu; en 1515, il y en a une cinquantaine.

La prédication 

Au XVe siècle, la prédication joue un rôle plus important qu'auparavant. L'attaque du ghetto juif du Grand Mézel, le lendemain de Pâques 1461, et l'expulsion des Juifs qui s'ensuivit sont certainement à mettre sur le compte des prédications véhémentes de la semaine de la Passion. C'étaient d'ailleurs les municipalités qui, à Genève comme à Lausanne, payaient les frais pour faire venir de loin des orateurs célèbres. Parmi eux, Vincent Ferrier, un dominicain espagnol, dont la prédication brûlante soulevait les foules dans l'Europe entière. Il bouleversait les auditeurs par les tonalités apocalyptiques de ses sermons, ses miracles, son don des langues. Il passa à Genève en octobre 1404. En 1430, c'est un bénédictin italien qui apporta un souffle nouveau, dénonçant les ravages du péché et indiquant les chemins de la repentance. En 1530, c'est encore un dominicain, Guy Furbity, docteur de la Sorbonne, parent de l'humaniste Cornélius Agrippa, qui commença la série des sermons de l'Avent. Il prit vigoureusement position dans les affrontements confessionnels qui divisaient la ville. "L'unité de l'Eglise, disait-il, est détruite par l'hérésie. C'est la robe sans couture de Notre Seigneur qui est mise en pièces par quatre bourreaux: les Ariens, les Sabelliens, les Allemands et les Vaudois." Par Vaudois, il entendait les Vaudois du Piémont, les Allemands, ce sont les luthériens et les zwingliens. Les Bernois se sentirent visés; ils exigèrent un jugement devant un tribunal civil. Les Genevois, embarrassés, s'adressèrent à l'évêque, leur "très redouté seigneur et prince" pour lui demander "conseil, ayde et confort", mais Pierre de La Baume fut incapable de défendre l'exemption ecclésiastique. Le dernier grand orateur de l'ancienne Eglise à Genève fut ainsi incarcéré vingt-huit mois pour offense à Leurs Excellences de Berne. Manifestement, les temps changeaient à Genève.
En conclusion, la vie religieuse à Genève est assez animée dans le peuple. Les laïcs s'organisent, prient, processionnent, se rendent en masse au sermon. C'est le clergé qui donne des signes de crise. Une foule de clercs, pauvres et mal formés, supplée, tant bien que mal, l'absence d'un haut et moyen clergé qui accumule les revenus et se disperse dans l'administration d'une foule de tâches sans liens avec la pastorale. L'époque exigeait des hommes autrement préparés et plus zélés.

J.-B. F.
haut
[p. 122]

Les évêques de Genève

[p. 123]