Cristallisation des frontières
L'expansion de la ville

Monique Bory-Barschall / Paul Guichonnet / Claude Raffestin



L'établissement de frontières modernes

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Le XVIIIe siècle est, dans l'histoire des frontières européennes, une époque de rationalisation. Les Etats évoluent vers l'homogénéité territoriale, opposée à la mosaïque disparate des domaines féodaux. On élabore à cette époque des "traités de limites", recherchant des confins matérialisés par des éléments naturels (cours d'eau, crêtes de relief) et visant à "l'assainissement" de l'espace politique. La France entend ainsi mettre de l'ordre dans son assiette territoriale avec ses voisins, au long du Rhône et du Guiers. Elle signe avec la République — qui reçoit pour la première fois ce titre dans un acte international public — le Traité de Paris, du 15 août 1749. Il simplifie la configuration, très tourmentée, du Mandement de Peney, criblé d'enclaves, par un échange de territoires et de juridictions. Genève cède à la France ses droits sur Challex, Thoiry et Fénières et sur les enclaves qu'elle possède dans le Pays de Gex. Elle reçoit Chancy, Avully et Russin, tandis que la frontière est nettement délimitée entre Malagny et Versoix.

Le Traité de Turin de 1754 

La négociation avec la Couronne de Sardaigne, menée par Pierre Mussard et Gédéon Turrettini, fut "difficile par les intérêts opposés, épineuse par les principes et les préjugés continuellement différents, longue et compliquée par la multiplicité des objets". Les pourparlers, commencés en 1730 et poursuivis, en quatre périodes pendant six années, aboutirent au Traité de Turin du 30 mai 1754. Genève avait dû chercher des appuis extérieurs, dans les Cantons suisses, la France, l'Angleterre, la Prusse et les Pays-Bas. La République versait au roi de Sardaigne 250.000 écus et elle abandonnait ses droits sur une série de villages (Carouge, Veyrier, Bossey, Landecy, Onex, Lancy, Avusy, Villette, Presinge). Elle recevait, dans la Champagne, les terres de Cartigny, La Petite Grave, Epeisses et, du côté du Mandement de Jussy, Grange-Canal, Vandoeuvres, La Belotte et Gy. On réglait, enfin, l'inextricable enchevêtrement des droits féodaux perçus au nom de Saint-Victor et Chapitre et, du côté sarde, de la Commanderie de Saint-Jean, pour l'Ordre des Saints-Maurice-et-Lazare. Des dispositions annexes accordaient aux habitants ayant changé de souveraineté le libre exercice de leur religion pendant vingt-cinq ans. Le Traité de Turin étendait aux nouvelles acquisitions les dispositions du Traité de Saint-Julien relatives au régime des propriétés détenues en Savoie par des Genevois. Ils conservaient leurs terres, à condition de ne pas y établir leur [p. 102] résidence principale, étaient exemptés de l'impôt foncier, de la taille et de toutes taxes, ainsi que du logement des gens de guerre, et ils bénéficiaient d'exemptions douanières pour les provisions nécessaires à leur séjour, la réparation de leurs bâtiments et la sortie de leurs récoltes vers Genève.
La République cédait davantage d'espace qu'elle n'en recevait (1.885,8 hectares contre 1.441,5), mais cet accord avec la Sardaigne mettait fin à un contentieux territorial irritant et normalisait des relations qui, depuis l'Escalade, étaient demeurés une source continuelle de litiges et d'incidents.

Genève, préfecture du Département du Léman (1798-1814)

Le Directoire et la période napoléonienne redonnent à Genève une supériorité administrative sur la plus grande étendue que la cité ait jamais contrôlée. Les ambitions expansionnistes de la France trouvent un écho parmi les Jacobins locaux et, le 15 avril 1798, la République est envahie et ses autorités doivent signer le Traité de réunion [p. 103] du 7 floréal an VI (26 avril 1798). Pendant 15 ans, Genève va demeurer partie intégrante de la "Grande Nation". La loi du 25 août 1798 organise, autour de la cité, promue au rang de préfecture, un nouveau département, le Léman. On le constitue en détachant du département de l'Ain le Pays de Gex et les monts du Jura, jusqu'à la Valserine, et en enlevant au Léman les régions du Chablais, du Faucigny et du nord du Genevois. Le département du Léman comprend trois arrondissements: Genève (10 cantons), Thonon (4 cantons) et Bonneville (9 cantons). Le territoire de l'ex-République ne compte, dans cet ensemble, que pour un peu plus d'un pour cent de la superficie et Genève n'abrite que 11,4 pour cent de la population totale.
Frappée par une sévère crise économique, asservie à la rigide centralisation bureaucratique française, coupée de son réseau de relations internationales, Genève subit avec résignation, puis avec une impatience croissante la tutelle française. Aussi, lors de l'écroulement militaire de l'Empire, un groupe de notables de la cité proclament-ils, le 31 décembre 1813, la Restauration de la République. 


La formation du Canton (1814-1816)

Les vingt-sept mois qui s'écoulent entre le début de 1814 et le Traité de Turin de 1816, marquent le moment décisif de l'histoire territoriale de Genève. Au terme d'une série de négociations très complexes avec la Suisse et les Puissances européennes, la République entre dans la Confédération helvétique. Devenue Canton suisse, elle reçoit sa configuration actuelle. Genève mène à bien cette opération difficile grâce au zèle et au talent de ses négociateurs, au premier rang desquels il faut placer Charles Pictet-de Rochemont (1755-1824) et ses collaborateurs François d'Ivernois (1757-1842) et Jean-Gabriel Eynard (1775-1863). Les dirigeants de la République poursuivent un double objectif: accéder politiquement statut de Canton suisse, ce qui suppose un domaine d'un seul tenant, soudé au reste de la Confédération, dont Genève est encore coupée puisque la France va jusqu'à Versoix, et obtenir des agrandissements territoriaux. Cette recherche de "désenclavement" et "d'arrondissement" bénéficiait des bonnes dispositions des Puissances conservatrices, la Prusse et l'Autriche. L'idée de ce remaniement se heurtait, par contre, à la tenace résistance des voisins immédiats, la France et la Sardaigne. A Genève même, les milieux aristocratiques et protestants, représentés par les syndics Joseph Des Arts (1743-1827) et Ami Lullin (1748-
1816) [p. 104] ne souhaitaient qu'un agrandissement modéré, de l'ordre de dix à quinze mille nouveaux habitants, pour éviter de mettre en péril la prépondérance réformée par l'arrivée de nombreux catholiques, alors que la fraction plus libérale, avec Pictet-de Rochemont et Gaspard De La Rive, pensait qu'il convenait de saisir cette opportunité pour donner à leur cité la possession d'une partie aussi vaste que possible des terres de l'ancien évêché. 

Les négociations. Les premiers contacts 

Au début de 1814, Charles Pictet-de Rochemont et Auguste Saladin-de Budé (1760-1822) se rendirent à Bâle auprès du Quartier général des Alliés et des diplomates qui y étaient accrédités. Cette première mission n'obtint pas de résultat positif. Les envoyés de la République comprirent que pour permettre l'agrégation de Genève à la Suisse, les Puissances de la coalition anti-napoléonienne insistaient pour qu'un grand canton fût créé, capable de mettre la cité à l'abri d'une invasion française. Au premier Traité de Paris (30 mai 1814), Pictet-de Rochemont défendit les intérêts genevois. La France, vaincue, y fut cependant ménagée, grâce à la bienveillance du tsar pour les Bourbons restaurés et à l'habileté de son négociateur Talleyrand. L'indépendance de Genève y fut reconnue, sa réunion à la Confédération prévue. Mais Talleyrand réussit à empêcher la cession du Pays de Gex, qui avait été envisagée, en suscitant des scrupules de conscience chez Louis XVIII, qui refusa de céder des sujets catholiques à la "Rome protestante". Pictet-de Rochemont obtint seulement la promesse du libre transit vers la Suisse par la route de Versoix, propriété commune de la France et de la Suisse. 

Au Congrès de Vienne, la négociation avec la France... 

Pictet fut, aux côtés des envoyés suisses, délégué par la République, avec d'Ivernois et Eynard, au Congrès de Vienne qui ouvrit ses travaux le 6 octobre 1814. Ses instructions lui prescrivaient d'obtenir, pour Genève, une vaste région, bornée par des frontières physiques: le Jura, le Rhône, les Usses, les crêtes des Aravis, puis les montagnes séparant la Savoie du Valais, du Mont-Blanc au Léman. Il tenta, tout d'abord, de reprendre la négociation sur le Pays [p. 105] de Gex, en échange duquel on offrait à la France Porrentruy et l'Ajoie. Mais Talleyrand se montra intraitable et n'accepta, le 4 mars 1815, que le principe du recul des douanes françaises derrière le Jura. C'était la reprise d'un statut antérieur, créé le 20 janvier 1776, qui avait placé le Pays de Gex "réputé étranger", hors du territoire des Fermes, l'administration qui percevait les taxes indirectes et les droits de douane. 

...et avec la Sardaigne

Pictet-de Rochemont, avec l'appui de son ami le diplomate russe Jean Antoine Capo d'Istria, se retourna alors vers la Sardaigne pour essayer d'acquérir le sud et l'est de la cuvette topographique genevoise, dans ses limites du Rhône, du Vuache, du Salève, des Voirons et du lac jusqu'à la pointe de Coudrée. En Savoie du Nord, les notables libéraux qui avaient adhéré à la Révolution et à l'Empire, et qui redoutaient le retour de la monarchie de Turin, réclamaient le rattachement du Chablais, du Faucigny et de la région de Saint-Julien à la Suisse. Genève était ainsi placée dans une situation embarrassante, car elle ne voulait pas de deux cantons savoyards à ses portes, mais elle redoutait un afflux de catholiques, si elle réclamait pour elle ces territoires. 

Acte final du Congrès de Vienne

Capo d'Istria trouva la solution pour amener la Sardaigne à composition. L'Autriche lui abandonna les "Fiefs impériaux" qu'elle détenait dans l'ex-République de Gênes, annexée au Piémont. Le retour de Napoléon Ier de l'Ile d'Elbe précipita la décision, longtemps contrecarrée par la tenace résistance des plénipotentiaires sardes, le comte de Saint-Marsan et le comte de Vallaise. On parvint au Protocole du 29 mars 1815 , qui fut inséré à l'article XCI de l'Acte final du Congrès de Vienne, le 9 juin 1815. Turin cédait à la République 12 communes: au nord du mandement de Jussy, Hermance, Corsier, Collonge; au pied du Salève et aux confins de la Champagne, Veyrier, Carouge, Lancy, Bernex, Aire-la-Ville, Avusy-Laconnex, Compesières, Collonges-Archamps et Bossey. Mais la Sardaigne avait refusé d'abandonner Monnetier-Mornex, à l'est du Salève, ainsi que le littoral de Coudrée, à Hermance. Des garanties étaient données aux populations catholiques cédées, pour le libre exercice de leur religion. Enfin — et la Sardaigne interprétait cette clause comme une [p. 106] contre-partie onéreuse aux cessions — la Savoie "au nord d'Ugines" pour être protégée de la menace française, était comprise dans la neutralité helvétique. Entre-temps, le 19 mai 1815, Genève avait été officiellement admise dans la Confédération, comme vingt-deuxième canton. 

L'assiette territoriale définitive du Canton 

Deux nouvelles séries de négociations, avec la France et avec la Sardaigne, donnèrent au Canton sa forme définitive. Après Waterloo, la France, dont Talleyrand ne dirigeait plus la diplomatie, était en position de faiblesse. A Genève, les partisans d'un agrandissement limité l'avaient emporté et Pictet-de Rochemont, qui représentait la République et la Suisse aux tractations pour le second Traité de Paris, avait reçu des instructions restrictives. Il monnaya, contre des compensations, la cession à la France de Mulhouse, république alliée aux Cantons suisses. Pictet ne put obtenir tout le Pays de Gex, mais le traité, signé le 20 novembre 1815, établissait la continuité territoriale avec la Suisse, en donnant à Genève six communes: Versoix, Collex-Bossy, Pregny, le Grand-Saconnex, Meyrin, Vernier et une partie de Sauverny, soit 43,9 km2 et 3.35o habitants. Le recul des douanes françaises jusqu'à la Valserine était confirmé, créant une zone franche de 396 kilomètres carrés. La Savoie récupérait les territoires qu'elle avait dû laisser à la France au premier Traité de Paris, mais Pictet-de Rochemont obtenait que Saint-Julien fût excepté de cette restitution et dévolu à la Suisse.
Enfin les bons offices du roi de Sardaigne étaient sollicités pour désenclaver le mandement de Jussy et obtenir que les douanes fussent reculées.
Les arrangements de principe conclus à Vienne furent mis en forme dans les conférences de Turin (17 janvier — 16 mars 1816), où Pictet-de Rochemont représentait la Suisse. Ses instructions prévoyaient qu'il devait conserver à tout prix le littoral, de Collonge à Hermance, sur 8 kilomètres au lieu des 25 initialement envisagés. Pour parvenir à ce résultat, et obtenir la région de Chêne qui désenclavait le mandement de Jussy, il dut accepter de rétrocéder à la Sardaigne une partie des communes de Bossey, Collonges-sous-Salève et Archamps, ainsi que Saint-Julien, et d'accepter pour la zone franche le tracé sarde, plus proche de la frontière politique, englobant une surface de 151 kilomètres carrés.
Ces dispositions furent sanctionnées par le Traité de Turin, du 16 mars 1816, qui donnait au canton de Genève [p. 107] tout ou partie des territoires d'Avusy, Laconnex, Soral, Perly-Certoux, Plan-les-Ouates, Bernex, Aire-la-Ville, Confignon, Onex, Lancy, Bardonnex, Compesières, Troinex, Veyrier, Chêne-Thônex, Puplinge, Presinge, Choulex, Meinier, Collonge-Bellerive, Corsier, Hermance, Anières et Carouge, soit 108,7 kilomètres carrés et 12.700 habitants. La liberté du culte catholique était garantie aux habitants des "Communes réunies"; les communes démembrées par le nouveau tracé gardaient leurs biens outre-frontière et leurs habitants recevaient des facilités pour aller cultiver leurs biens-fonds et circuler avec leurs récoltes.

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Une configuration tourmentée 

Aboutissement de négociations entre les Puissances, sans aucune consultation des intéressés, les traités de 1815-1816 portent la marque typique de l'Ancien Régime, qui fondait l'assiette territoriale des Etats sur des trocs d'espaces et de populations, selon les convenances des souverains et des gouvernements. Le canton de Genève leur doit sa configuration tourmentée, avec ses 284 kilomètres carrés, enclavés en hernie dans la Savoie et le Pays de Gex et cernés par une frontière d'un développement linéaire de 107,5 kilomètres, dont 103 avec la France et 4,5 avec le canton de Vaud — sans compter le tour des deux enclaves de Céligny (13,3 km.). Les confins genevois sont composites, tantôt établis le long d'éléments physiques qui sont des tronçons de cours d'eau (Hermance, Seymaz, Foron, Drize, Arande, Laire, Rhône, Allondon), tantôt longeant des massifs forestiers, tantôt courant en rase campagne selon un tracé géométrique. Cette frontière, établie à une distance intermédiaire entre les prétentions territoriales maximales de Genève et les forces de résistance de la France et de la Sardaigne est bien, selon l'expression de Jacques Ancel, une "isobare politique".
L'entrée de Genève dans la Confédération helvétique aura une conséquence décisive sur son destin territorial. Les relations de la République et Canton avec l'étranger seront, désormais, de la compétence de l'autorité fédérale et la décision n'appartiendra plus, en la matière, aux seuls Genevois, mais à l'ensemble du peuple et des Cantons suisses. C'est ce qui explique en grande partie l'échec des ultimes tentatives de Genève pour agrandir son emprise régionale. Cristallisé dans ses limites de 1815-1816, le Canton n'a plus connu que des remaniements territoriaux infimes, sanctionnés par des conventions franco-suisses. Celle du 25 avril 1956, entrée en vigueur le 1er janvier 1963, a rectifié, sur 5 kilomètres, par un échange de 42 hectares, la limite des communes-frontière du Grand-Saconnex, de Meyrin, Collex-Bossy, Bellevue et Pregny, pour permettre l'agrandissement des pistes de l'aéroport de Cointrin. L'accord du 25 février 1953, portant sur 4 hectares, a éloigné de quelques mètres de la frontière la route de Saint-Julien à Annemasse, dans les communes de Bardonnex, Troinex et Veyrier et, le 10 juillet 1973, un échange de 5,65 ares a facilité la construction de la douane de Vallard, sur l'autoroute du Mont-Blanc.

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Les zones franches


La question de Savoie (186o)

La dernière remise en cause des frontières genevoises survient en 1860, à l'occasion de l'annexion de la Savoie à la France. La perspective de l'encerclement complet de Genève par la France provoque une vive émotion en Suisse. En Savoie du Nord, les démocrates, qui redoutent le rattachement à l'Empire autoritaire de Napoléon III réclament, à partir de janvier 1860, leur réunion à la Confédération, en cas de séparation d'avec le Piémont. Les Savoyards domiciliés à Genève et 96 communes (60 en Faucigny, 23 en Chablais et 13 dans les environs de Saint-Julien) pétitionnent en ce sens, par 13.651 signatures. Comme en 1814, l'opinion helvétique est divisée. Les catholiques genevois, qui trouveraient un renfort par l'adjonction de coreligionnaires savoyards et, surtout, les radicaux — James Fazy à Genève et Jakob Stämpfli au Conseil fédéral — préconisent une politique active, allant jusqu'à l'occupation militaire du territoire sarde neutralisé. Les milieux protestants conservateurs et, à Berne, Jakob Dubs, s'inquiètent, par contre, d'un agrandissement en direction de la Savoie, qui compromettrait, au sein de la Confédération, le délicat équilibre entre les cantons et les confessions.
La "question de Savoie" provoque une crise internationale dans laquelle la Suisse, qui revendique la Savoie du Nord au nom des "droits" que lui confèrent les traités de 1564 et de 1815-1816, trouve l'appui résolu de l'Angleterre. L'empereur envisage de détacher les provinces septentrionales du Duché pour les céder à la Confédération, mais les notables catholiques de Chambéry et d'Annecy, par une démarche auprès du souverain et une campagne d'opinion, orchestrée avec l'aide du clergé, conjurent la menace de démembrement. Après le Traité de Turin (24 mars 1860) abandonnant la Savoie à la France, l'issue du plébiscite de ratification apparaît toutefois douteuse dans les parties du Duché qui ont toutes leurs relations économiques avec Genève.

La Grande Zone franche (186o-1919)

Le sénateur Armand Laity, envoyé impérial, trouve la solution au cours de sa mission (4 - 28 avril 1860) avec la formule de la Zone franche. Les douanes françaises seraient reculées sur une ligne passant par les Usses, le Plateau de la Borne, les Aravis, donnant à Genève un marché potentiel de 250.000 habitants. Cette combinaison assura le succès massif [p. 110] du plébiscite des 21 et 22 avril, qui accepta la réunion de la Savoie à la France par 130.533 oui (dont 47.076 oui et Zone) contre 235 non. La Grande Zone, dite "Zone d'annexion", créée par le Senatus-consulte du 12 juin 1860, couvrait 3.112 kilomètres carrés.
La Suisse, après avoir renoncé à l'occupation militaire, protesta violemment contre la cession de la Savoie et compta sur une conférence des Puissances pour obtenir, avec l'aide de l'Angleterre, d'ultimes compensations territoriales. A cet effet, le professeur genevois Auguste De La Rive (1801-1873) fut envoyé en mission à Londres, le 22 mars 1860. Persigny, ambassadeur de France, proposa, moyennant le versement de 5o millions de francs par la Suisse, l'abandon des régions situées au nord des Usses, de la crête du Salève, des rives droite de l'Arve et du Giffre, y compris Sixt et le Val de Chamonix. On envisagea ensuite (projet Reeve) le tracé Fort-l'Ecluse, Salève, Viaison, Voirons, Coudrée, qui fut repoussé par Berne, tout comme la dernière offre française: Monniuz, Bons, Douvaine et le Foron, jusqu'à Coudrée. L'intransigeance helvétique fit échouer les pourparlers et la question fut enterrée.
De 1860 à 1914, dans le cadre de la Grande Zone, Genève reprit sur la Savoie du Nord une influence économique et monétaire prépondérante. L'existence de la Zone fut reconnue par la Suisse dans la Convention du 14 juin 1881, reconduite en 1912, qui définit le régime douanier du pays franc.

Le conflit franco-suisse des Zones franches (1919-1933) 

La Première Guerre mondiale perturba gravement les relations entre la Suisse et la France. L'article 435 du traité de Versailles prévoyait que la France et la Suisse rechercheraient un nouveau statut, remplaçant le régime zonien. De laborieuses négociations aboutirent à la Convention du 7 août 1921, qui supprimait les zones et leur substituait un système d'échanges commerciaux entre les régions limitrophes. La Convention fut ratifiée en 1923 par les Parlements suisse et français, mais elle fit l'objet, dans la Confédération, d'un referendum populaire. Dans un climat politique alourdi par l'attitude française envers l'Allemagne, la consultation se déroula sur des thèmes passablement éloignés de l'objet du débat. Bien que Genève, principale intéressée, l'eût acceptée à une faible [p. 111] majorité, la question fut repoussée par 414.305 voix contre 93.892. La France protesta et, le 10 novembre 1923, le gouvernement Poincaré ramenait le cordon douanier à la frontière politique. La Suisse s'opposa à cette décision en objectant que la France pouvait abolir la zone de 1860, concession unilatérale octroyée aux Savoyards, mais non les zones gessienne de 1815 et sarde de 1816 qui, "contractuelles", avaient été établies par une décision internationale.



Le rétablissement des Petites Zones

Les deux pays portèrent le différend devant la Cour permanente de justice internationale de La Haye, qui fut saisie le 29 mars 1928. Après une procédure longue et compliquée, la Cour, par son arrêt du 7 juin 1932, condamna la France à rétablir les "Petites Zones" de 1815 et 1816. Les deux parties, qui n'avaient pu se mettre d'accord sur l'exécution de la sentence, eurent une nouvelle fois recours à des arbitres dont le règlement, formulé le 1er décembre 1933 à Territet, constitue la base du fonctionnement actuel du régime zonien.

P.G.
haut
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Les bornes 

Une vingtaine seulement des bornes qui délimitent aujourd'hui le territoire genevois remontent à l'Ancien Régime, alors qu'à la fin du XVIIIe siècle il en existait 585. Elles ont d'ailleurs, pour la plupart, été réparées ou modifiées au lendemain de la Restauration. Il faut mentionner, à Versoix, une borne armoriée remarquable, du XVIe siècle, haute de 3,30 m., et une autre plus petite, de 1750, conservée au Musée d'Art et d'Histoire.
Lorsqu'en 1798 Genève perd son indépendance, les nouvelles autorités font détruire les bornes anciennes pour bien marquer le caractère irréversible de l'occupation.
Une vingtaine d'années plus tard, pourtant, la République est restaurée. Les traités célèbres de Paris et de Turin, négociés par Pictet-de Rochemont, vont se traduire sur le terrain par la pose d'une longue série de bornes nouvelles et par la restauration de quelques bornes anciennes ayant échappé à la destruction. Voilà les limites du nouveau territoire genevois, relié cette fois à la Suisse, clairement définies.
Nombreuses sont les bornes posées à cette époque qui marquent aujourd'hui encore notre frontière. Leurs deux grandes faces portent les emblèmes des territoires qu'elles délimitent: armes de la République ou G pour Genève; fleur de Lys pour le Royaume de France; armes de Sardaigne ou S pour le Royaume de Sardaigne (duché de Savoie).
Lors de la pose de ces pierres, des précautions particulières sont prises pour rendre plus difficile le déplacement des bornes et la falsification de la frontière: charbon de bois enfoui sous la borne et briques cassées dont les deux morceaux enterrés séparément permettent d'authentifier la position de la borne. Nous savons en outre que deux pièces de monnaie en cuivre, l'une à l'effigie du Roi Louis XVI, l'autre aux armes de Genève, ont été enfouies sous l'une d'elles.
Sur la face supérieure des bornes, un dessin gravé précise souvent la position ou la nature de frontière: ligne sinueuse pour signifier que le cours d'eau proche délimite les deux territoires, ligne brisée pour indiquer dans quelle direction il faut chercher la prochaine borne, etc. Ces bornes gravées, qui jalonnent la frontière, constituent le plus instructif des jeux de piste! En les suivant, on découvrira les caprices d'une frontière qui témoigne de l'histoire mouvementée des territoires de notre actuel canton.
Ces bornes profondément scellées symbolisent quelque chose d'immuable; et pourtant, ne nous y trompons pas, nos frontières modernes continuent à se modifier. La création du CERN, la construction de l'actuelle piste de l'aéroport, la route Blanche et nombre d'autres ouvrages ont entraîné des cessions de territoires qui ont obligé la France et la Suisse à poser de nouvelles bornes. Il ne faut pas oublier non plus les caprices de la nature: les rivères divaguent et rongent leurs berges...
Autrefois les bornes étaient taillées dans une belle roche calcaire tirée des carrières de la région. Aujourd'hui, c'est le Tessin qui fournit nos bornes.
En vertu de la Convention de 1956, des délégués permanents suisses et français sont chargés de maintenir en état la définition de la frontière, les frais étant partagés entre les deux Etats. Les douaniers veillent au respect des signes de démarcation et le cadastre de Genève assure leur entretien régulier, bien que la définition mathématique de la frontière ait aujourd'hui plus d'importance que les bornes... 

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Les douanes

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les péages étaient restés l'affaire des cantons. La Constitution fédérale de 1848 ayant créé une organisation des douanes à l'échelon fédéral, les péages cantonaux furent rachetés en 1850 et remplacés par les nouveaux péages fédéraux.
La loi sur les douanes du 28 juin 1893 prescrit l'institution d'un corps fédéral de gardes-frontière, qui assure seul, dès 1895, la surveillance de la frontière dans toute la Suisse. Un certain nombre de bâtiments de douane vont être construits dans les années qui suivent aux confins du territoire genevois: Vireloup en 1898 (le bureau de péage était antérieurement installé dans une maison privée), Grand-Saconnex (village) en 1897, Bourdigny en 1900, Dardagny en 1902, Chancy-Pougny en 1906, Certoux en 1909, Soral (Rougement) en 1912, etc.
Les changements qui interviennent progressivement pour faire face à des besoins en constante évolution sont bien illustrés par le cas de Perly, dont l'ancienne douane, édifiée en 1850, est remplacée en 1880 par un bâtiment doté d'une étable pour le contrôle du bétail d'alpage. Des constructions édifiées entre la douane et la frontière rendant la surveillance de celle-ci de plus en plus difficile, un nouveau bâtiment de douane est édifié en 1912 à la frontière même. En 1978 la guérite est démolie et l'on construit une "aubette", bureau à contrôles nationaux juxtaposés au milieu de la chaussée, qui voit défiler plus de 400.000 véhicules par mois pendant la saison des vacances. Autre signe des temps: à Meyrin, le parc à moutons a cédé la place à une aire de stationnement pour camions.
Les constructions ou transformations de bâtiments de douane sont assurés par l'Office des constructions fédérales.

M. B.-B. 
haut
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Le développement urbain de Genève de 1850 à nos jours


La démolition des fortifications 

La Révolution de 1846 marque le début de la période contemporaine à Genève. Cette révolution radicale, préparée par James Fazy, est, à maints égards, plus significative que beaucoup d'autres qui se sont produites à la même époque. Certes, elle n'intéresse qu'un microcosme, quelques dizaines de milliers d'habitants, mais elle affecte la plupart des structures genevoises, tant sur le plan institutionnel que sur le plan territorial. Autrement dit, la Révolution de 1846 a substitué un projet de société nouveau à un modèle socio-économique usé. C'est l'aboutissement de la lutte entre radicaux et conservateurs: "Les conservateurs, qui viennent de perdre le pouvoir, n'ont voulu retenir du passé que l'image de la petite cité, entourée d'ennemis, resserrée dans ses murailles autour de la cathédrale, parole de Dieu faite pierres" (Favez et Raffestin). A cette image, James Fazy en oppose une autre, celle de l'ouverture de Genève: rétablissement du Conseil général, développement industriel et démantèlement des fortifications. C'est une réponse à la crise que traverse la collectivité genevoise; crise multiforme, puisqu'elle est aussi bien politique et économique que sociale et culturelle.
La présence des fortifications, qui retiendra d'abord l'attention des contemporains, a valeur de symbole. En effet, les murailles qui dataient du XVIIe et du XVIIIe siècle étaient considérées par les conservateurs comme la sauvegarde d'une certaine Genève. Cette Genève s'exprimait dans des mœurs et des habitudes déposées par le temps; elle s'exprimait aussi par une conception économique axée sur certaines activités, en particulier le commerce; elle s'exprimait enfin par des dimensions urbaines et démographiques limitées, c'est-à-dire par la crainte de la grande ville. Les radicaux, de leur côté, voulaient une Genève "ouverte", novatrice, agrandie et capable de s'insérer dans l'économie industrielle.
C'est pourquoi les fortifications ont contribué à cristalliser l'opposition, car elles sont les signes d'une époque révolue; il s'agissait de passer d'une ville pré-industrielle à une ville industrielle. Le changement de pouvoir inauguré par la révolution va se traduire d'abord par un changement de maillage territorial. Les limites urbaines matérialisées par la pierre vont sauter et faire place à un nouveau système. Ne serait-ce qu'en cela, la révolution a été une modification profonde. L'espace libéré sera aménagé selon un modèle régulier de rues se coupant à angle droit: ce sont purement et simplement des éléments du plan en damier. Ainsi, à l'ordre [p. 115] organique des anciens quartiers s'opposera l'ordre géométrique des nouveaux quartiers. La révolution s'est donc traduite dans le tissu urbain.

Nouveaux quartiers

Pourtant, si la révolution a réussi quant à la morphologie, elle sera, en partie, un échec quant à la redistribution sociale de la propriété. Il suffit de consulter la liste des acquéreurs des terrains libérés pour constater que la majorité des achats a été réalisée par les classes bourgeoises. Aurait-il pu en être autrement?
Le démantèlement et l'aménagement des nouveaux quartiers a duré plus de trente ans, de 1850 aux années 1880. Une fois l'opération achevée, Genève ne sera plus retranchée dans des limites étroites, ni accrochée à ses sites de pont et d'acropole. Commencera alors l'extension, tant sur la rive gauche que sur la rive droite.
De 1850 à 1880, le développement de la ville se fait en tache d'huile autour de l'ancien noyau: quartier des banques, des Tranchées, de Rive, des Eaux-Vives sur la rive gauche et quartier des Pâquis et des Grottes sur la rive droite. Ces quartiers, aujourd'hui bien centraux, constituaient alors la périphérie urbaine immédiate.

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Deux nouveau-nés: les chemins de fer et l'industrie

Ce développement coïncide avec la mise en place de l'infrastructure ferroviaire. La gare a, sans aucun doute, fortement contribué à la croissance de la rive droite, cela d'autant plus que, par rapport à la ville de l'époque, le tracé de la voie ferrée est tangentiel. C'est en 1858 que la première ligne a été ouverte au trafic. On peut d'ailleurs s'étonner de cette date tardive. Il faut le dire, Genève a joué de malchance en matière ferroviaire. Bien que des négociations aient été entreprises dès 1844, une série d'évènements ont retardé la réalisation du chemin de fer: la Révolution de 1846, la crise du Sonderbund, la Révolution de 1848 à Paris. Dès l'origine, il y a eu des difficultés et c'est sans doute pour cette raison que Genève n'est jamais devenue un noeuf ferroviaire qui aurait pu valoriser ses potentialités géographiques et économiques. Le retard ne sera jamais rattrapé malgré l'ouverture, en 1888, de la ligne Vollandes-Annemasse, et Genève ne dispose aujourd'hui encore que d'un réseau inachevé: entre 1888 et 1941, il n'y a eu aucun aménagement important dans ce domaine. On attend toujours le raccordement de la Praille aux Eaux-Vives.
Ce défaut de communication est d'autant plus regrettable que quelques années après l'ouverture de la première ligne, un ensemble d'entrepreneurs a investi des sommes importantes dans l'industrie. La grande industrie genevoise, essentiellement mécanique au début, apparaît dans les années [p. 117] 1860. La Société genevoise d'instruments de physique, installée à Plainpalais, les Ateliers des Charmilles et les Ateliers de Sécheron lancent leurs premières fabrications. Ces entreprises et bien d'autres auraient pu être stimulées par un réseau ferroviaire complet permettant d'entretenir des relations plus aisées avec la région.
Le développement urbain et économique s'accompagne évidemment, entre 1850 et 1880, d'une forte croissance démographique alimentée surtout par l'immigration que redoutaient justement les conservateurs. Il s'agit d'une immigration étrangère, mais à forte composante régionale, dans laquelle les Savoyards jouent le rôle essentiel.

L'expansion urbaine jusqu'aux années trente

De 1880 à 1910, l'expansion urbaine se poursuit à un rythme rapide, mais d'une manière moins cohérente et moins continue dans l'espace que durant la période précédente. La "tache d'huile" de ces trente années se ramifie et l'aménagement se fait par touches successives. Sur la rive gauche, les quartiers de Plainpalais et de la Jonction sont touchés par l'industrialisation. Pendant longtemps, le triangle de la Jonction a surtout abrité des industries et un fort habitat ouvrier. Ce n'est que depuis une vingtaine d'années que sa rénovation a commencé. Non loin de là, la zone de la Coulouvrenière a accueilli des ateliers et les Services industriels. A la même époque débute l'aménagement du quartier des Acacias, de même que l'axe de la Cluse. Sur la rive droite, le quartier des Pâquis se complète par des ensembles de constructions, soit à l'intérieur, soit sur les quais. La population de ce secteur est composée en majeure partie de familles ouvrières. Les Pâquis constituent alors une "périphérie de déversement". Sous l'effet de l'industrialisation se développent aussi les axes de la rue de la Servette et de la rue de Lyon. De petites entreprises s'installent, ou plus exactement s'insèrent dans le quartier de Saint-Jean, encore très résidentiel et périphérique par rapport à la ville de l'époque.
Ainsi, peu à peu, la ville prend les grands traits de la physionomie que nous lui connaissons. Entre 1910 et 1920, l'image se précise et, par certains côtés, se stabilise. Certes, les transformations ne manqueront pas. mais les traits essentiels sont en place.
Entre 1920 et 1930, l'expansion prend l'allure d'un semis périphérique assez lâche ou bien affecte des zones laissées libres à l'intérieur des quartiers antérieurement aménagés.

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L'aéroport de Cointrin et la Genève internationale

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les autorités cantonales présentent un projet d'aéroport. Si Genève a manqué son aménagement ferroviaire, il n'en ira pas de même pour la navigation aérienne. L'aéroport fut un pari réussi sur l'avenir, tant du point de vue technique que du point de vue économique. Le site de Cointrin, bien qu'en dehors des limites urbaines, est très proche du centre de la ville (6 km). Pour un aéroport devenu intercontinental, c'est certainement un cas unique au monde. Le raccordement ferroviaire Cointrin-Cornavin, dont la mise en service est prévue pour 1987, rapprochera encore l'aéroport du centre et des autres villes de Suisse romande et placera Genève dans une situation comparable à celle de Zurich. Du reste, la promiscuité entre les avions et les humains présente aujourd'hui des inconvénients, comme on va le voir. A l'époque, la construction de l'aéroport dans un site non encore urbanisé était parfaitement adapté aux conditions d'existence. [p. 119]
L'aménagement de l'aéroport coïncide avec l'implantation à Genève des organisations internationales, la Société des Nations surtout, mais aussi le Bureau International du Travail. La dimension internationale de Genève, jusqu'alors latente, s'affirme avec éclat. On parlera, avec un peu d'excès, dans certains milieux genevois, de la "capitale du monde". En s'installant sur la rive droite, ces organisations ont modifiés à long terme le paysage urbain. Des plans d'aménagement ont été conçus, qui n'ont pas abouti, sauf sur certains points particuliers. Il y a eu là, en matière d'urbanisme, une série d'occasions manquées, car il aurait fallu reconsidérer l'aménagement d'une partie de la rive droite. Les organisations internationales ont été plaquées sur la ville plutôt qu'intégrées dans le contexte urbain. En revanche, sur le plan économique, elles ont constitué un apport remarquable qui a compensé les crises et la stagnation du nombre d'habitants. Entre 1920 et 1941, en effet, la population est restée stable, passant de 171.000 à 174.855 habitants seulement, la conjoncture défavorable se combinant avec la disparition des zones franches.

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Formation de l'agglomération actuelle 

C'est au cours de cette période que l'Etat intervient de manière croissante dans la gestion du territoire urbain. Ce renforcement de l'intervention étatique est concrétisé par les lois du 9 mars 1929, l'une sur l'extension des voies de communication et l'aménagement des quartiers ou localités, et l'autre sur les constructions et les installations diverses. Ces textes intéressent l'ensemble du canton et éviteront dans une assez large mesure "les effets anarchiques" des dispositions antérieures, incomplètes ou insuffisantes.
En 1930, la fusion avec la ville de Genève des communes des Eaux-Vives, de Plainpalais et du Petit-Saconnex amorce le développement de l'agglomération actuelle qui se poursuivra jusque dans les années cinquante. Dans le centre de la ville, le domaine bâti se dégrade: le nombre des taudis augmente et la population se déplace vers les quartiers extérieurs. C'est au cours de cette période qu'a été réalisée la cité Vieusseux, qu'on peut considérer comme une tentative intéressante d'urbanisme social. 

L'aménagement de la Praille et la liaison Cornavin—Eaux-Vives 

En pleine Seconde Guerre mondiale, on se préoccupait de l'aménagement de la Praille en zone industrielle et gare de marchandises. Cela supposait le raccordement à Cornavin, qui fut entrepris, mais le raccordement aux Eaux-Vives a toujours été remis à plus tard. Depuis 1888, c'était la première fois qu'on entreprenait des travaux d'infrastructure de chemins de fer. On doit s'en étonner, car la base légale de la politique ferroviaire genevoise existe depuis 1912  et fait l'objet d'une convention entre le Canton et les Chemins de fer fédéraux. Il est difficile de dire si la politique des CFF a compromis le développement économique de la région genevoise, car les moyens de vérification chiffrés manquent. En revanche, on peut regretter, pour des raisons de circulation urbaine, que le raccordement avec les Eaux-Vives n'ait pas été entrepris. En effet, on disposerait actuellement d'un système de circulation à grande capacité qui permettrait de décharger les axes routiers de tout un trafic de personnes. Les frontaliers, par exemple, pourraient utiliser aujourd'hui le réseau ferré au départ d'Annemasse et atteindre le coeur de la ville sans difficulté. Cette liaison entraînerait au surplus une économie extrêmement importante d'énergie et déchargerait la circulation intra-urbaine.

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Une nouvelle explosion démographique

La période de 1950 à nos jours est celle des grandes transformations, des grands aménagements et du triomphe du principe de concentration. Jusqu'alors, l'agglomération genevoise est constituée par Genève et Carouge. A partir de 1951 et jusqu'en 1955, elle comprend 5 communes, de 1956 à 1963, elle intègre 16 communes et depuis 1964, 28 communes. Dès lors, c'est la majorité des communes genevoises qui participent au développement urbain. Pourquoi cette extension? Il faut en chercher les raisons, d'abord, dans la vague de croissance économique qui a déferlé, à partir de 1950-1955, sur l'Europe occidentale en général et sur la Suisse en particulier. La croissance genevoise sera explosive, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et la prédiction de Hermann Keyserling, formulée trente ans plus tôt, se réalisera: Genève devient un gigantesque bureau de placement et d'organisation. L'industrie prospèrera sans rencontrer d'obstacle jusque vers 1960, mais peu à peu des entreprises disparaîtront ou seront rachetées par des sociétés suisse-alémaniques ou américaines. Il s'ensuivra une diminution de la part relative de la main-d'œuvre industrielle et une montée extraordinaire de la part de celle engagée dans le tertiaire. Depuis vingt-cinq ans, Genève se "tertiarise" à vive allure.
Parallèlement à cette croissance économique, la population augmente à un rythme de 2 pour cent en moyenne. C'est un taux énorme, comparable à ceux du Tiers Monde. Le canton de Genève a passé de 202.918 habitants en 1950 à 335.734 en 1975. La crise survenue autour de 1974 a cassé le rythme démographique. Il est évident que cette augmentation a provoqué une forte demande de logements; l'activité du bâtiment qui en est résultée a fortement modifié la morphologie de l'agglomération puisqu'en vingt ans, de 1950 à 1970, 75.248 bâtiments ont été construits, dont 43.262 à plusieurs logements. Pour faire face à la demande de logements, plusieurs solutions ont été adoptées: démolition de quartiers anciens et reconstruction, rénovation ou restauration, construction de grands ensembles ou création de cités satellites.

Les cités-satellites 

Sur la rive gauche, un exemple de grand ensemble représentatif est celui de la Gradelle qui, sur le plan de l'intégration sociale, est satisfaisant. Sur la rive droite, le [p. 122] Lignon, qui groupe environ 10.000 habitants, a permis d'éponger une demande très forte de logements. Les avis sur le Lignon sont partagés: certaines enquêtes ont révélé que les habitants étaient satisfaits, d'autres ont fait apparaître des difficultés quasi pathologiques. Faut-il incriminer l'architecture ou les relations qui s'y nouent? La pathologie des grands ensembles est mal connue parce que complexe. La première cité satellite a été celle de Meyrin, dont la conception est assez remarquable, n'était la proximité de l'aéroport créateur de nuisances. Il est à peine croyable que l'on ait autorisé la construction d'une cité à côté d'un aéroport en pleine expansion. La crise aiguë du logement peut expliquer une certaine précipitation dans les réalisations; elle ne peut excuser des implantations dangereuses à long terme pour la santé publique. Une enquête faite il y a quelques années a révélé que 47 à 48 pour cent des habitants se plaignaient du bruit. Ce n'est pas la majorité comme l'écrivaient les auteurs de l'enquête, mais...
La cité nouvelle d'Onex, autre cité satellite, sur la rive gauche, est un exemple supplémentaire de ces créations urbaines nécessitées par la période dite de surchauffe. Onex, à maints égards, a été pendant longtemps un espace d'urgence et de décharge, mais la municipalité a fait des efforts pour intégrer à la commune des habitants venus d'horizons très divers. Alors qu'à l'origine la pyramide démographique de ces cités satellites était déséquilibrée, dominées qu'elles étaient par les jeunes couples et les enfants, l'équilibre s'est rétabli au fil des années. 

Les zones industrielles 

Le 28 juin 1958 fut votée une loi instituant la Fondation des terrains industriels de la Praille et des Acacias, communément appelée la FIPA. Cette fondation de droit public aménage, exploite et gère pour le compte de l'Etat les terrains à vocation industrielle et commerciale. La FIPA comprend deux zones: une zone sud raccordée à la voie ferrée et une zone nord non raccordée qui n'oblige pas au respect de la clause de transport. Depuis lors, d'autres zones ont été projetées ou créées. Dans ces zones on applique le principe du droit de superficie: les utilisateurs "louent" le terrain à la Fondation pour une période de 99 ans. Cette loi a facilité les implantations de type industriel ou commercial.

Un urbanisme de surchauffe 

La croissance, on s'en doute, a posé d'énormes problèmes et dans les années soixante les autorités ont été amenées à prendre position. Ainsi, le premier rapport de la Commission d'urbanisme de 1962-1963 a posé une série de principes "à chaud", c'est-à-dire pendant une période de bouleversements économiques, démographiques et sociaux qui ont profondément transformé l'agglomération. A l'époque, on pensait que le développement devait partir du centre, par un habitat à haute densité; on imaginait des voies de circulation différenciées et une agglomération structurée par des routes express. Il en est évidemment résulté de vigoureuses polémiques qui rappellent, toutes proportions gardées, le débat autour des fortifications un siècle auparavant. Certes, ce n'est plus la lutte entre conservateurs et radicaux, mais un conflit entre les Anciens et les Modernes en matière architecturale. En fait, il s'agit moins d'architecture que d'urbanisme, mais les positions se cristallisent le plus souvent sur la forme des immeubles plutôt que sur leur disposition. Les débats ont connu leur plus grande acuité au moment où fut formulée l'hypothèse d'une Genève de 800.000 habitants pour l'an 2015. Ce n'était qu'une extrapolation mal comprise. Depuis 1975, avec la crise, les esprits se sont calmés.

Développements récents

Depuis lors, la Ville de Genève a préparé un plan alvéolaire dont les principes visent à empêcher le dépeuplement de la commune, à limiter l'extension du centre et à préserver le logement.
Au cours de cette dernière phase du développement de Genève, l'implantation du CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire), constitué en 1952, a eu des retombées positives sur l'économie genevoise; en revanche, elle a accentué dans une certaine mesure le problème du logement et, surtout, a déterminé une augmentation de la demande d'électricité. Cette question de l'énergie et de sa consommation sera traitée dans un autre volume.
La construction du nouvel aéroport, inauguré en 1968, a provoqué, sur la rive droite, une augmentation des nuisances; elles ont été en partie stabilisées par l'interdiction des vols nocturnes.
L'agglomération genevoise est entrée dans une phase de réaménagement due à la croissance des vingt dernières années. Depuis cinq ans, la population est relativement [p.124] stable et n'augmente plus qu'à un rythme lent. Sa structure se modifie du fait de la diminution de l'industrie, de l'explosion du secteur tertiaire et, peut-être, du reflux des organisations internationales.
Genève ne sera donc pas devenue cette "capitale du monde" à laquelle croyaient les Genevois il y a soixante ans, mais elle demeure, par rapport à ses dimensions, sans doute l'agglomération la mieux équipée du monde.

C.R.
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La population du canton et de la ville de Genève

Avec ses 350.000 habitants, le canton de Genève vient en sixième position, derrière les cantons de Zurich, Berne, Vaud, Argovie et Saint-Gall. Il abrite le 5,5 pour cent de la population suisse. De 1900 à 1980, l'effectif de ses résidents a augmenté de 263 pour cent, ce qui, pour le taux de croissance, le place en troisième position, derrière Bâle-Campagne et Zoug.
Cet accroissement spectaculaire provient d'un apport d'habitants venus d'autres cantons (Vaudois, Bernois, Fribourgeois, Valaisans et autres Confédérés) et de l'étranger (avant tout Italiens, Espagnols et Français). De 1900 à 1980, les Genevois ont progressé régulièrement de 9,8 pour mille en moyenne par année, passant de 45.000 à 102.000 environ; les Confédérés ont vu leur effectif croître de 33.000 à 133.000 environ, ce qui représente une augmentation moyenne de 17,1 pour mille par an; quant aux étrangers, ils étaient 50.000 en 1900 et sont 107.000 aujourd'hui, ce qui équivaut à une progression moyenne de 9,2 pour mille par an, avec toutefois des variations considérables dans le temps. 

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La population du Canton se composait, au 31 décembre 1980, de 160.000 hommes et 183.000 femmes. La disproportion est particulièrement forte chez les Confédérés (44 pour cent d'hommes, 56 pour cent de femmes) tandis que chez les étrangers les hommes dominent (51 pour cent d'hommes, 49 pour cent de femmes); chez les Genevois, on compte 45 pour cent d'hommes contre 55 pour cent de femmes.
On dénombrait, à la même date, environ 140.000 célibataires (68.000 hommes et 72.000 femmes), 164.000 mariés, 20.000 veufs (3000 hommes et 17.000 femmes) et 18.000 divorcés (6000 hommes et 12.000 femmes).
La religion catholique romaine est la plus répandue (51 pour cent au 31 décembre 1980, contre 34 pour cent de protestants et 15 pour cent d'adeptes d'autres religions ou d'incroyants).
Quant à la répartition par groupes d'âge, elle fait apparaître, comme dans tous les pays industrialisés, une augmentation des personnes âgées, particulièrement sensible chez les femmes, et une diminution des classes les plus jeunes.
La ville de Genève était, jusqu'en 1870, la plus peuplée des villes suisses. Elle a été dépassée par Bâle, puis par Zurich, mais compte davantage d'habitants que Berne et Lausanne.
Le mouvement d'urbanisation a été continu de 1820 à 1959, avec une période de stagnation de 1919 à 1943. A partir de 1970, le mouvement s'est inversé et la population de la ville de Genève, comme celle de Carouge, a décrû fortement pour se stabiliser dès 1977, tandis que certaines communes du Canton voyaient leur population croître rapidement.
Il est intéressant de relever que ce dépeuplement de la ville n'est pas propre à Genève et qu'il est même plus prononcé dans la plupart des grandes villes suisses: de 1970 à 1980, la population de Bâle a décrû de 14,4 pour cent, celle de Zurich de 12,3 pour cent, celle de Berne de 10,6 pour cent, tandis que celle de Genève diminuait de 9,6 pour cent et celle de Lausanne de 7,3 pour cent. Dans le même temps, Puplinge enregistrait une augmentation de 181,2 pour cent, Perly-Certoux de 154,8 pour cent, Bernex de 108,1 pour cent. Les grandes communes urbaines présentent elles aussi, pour la même période, des taux de croissance importants: Meyrin 31,9 pour cent, Vernier 25,7 pour cent, Onex 25,4 pour cent, Lancy 14,6 pour cent. 

(Données tirées de l'Annuaire statistique du Canton de Genève 1981).

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