Introduction

Catherine Santschi

L'art de vivre

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Essai d'une définition 

Qu'est-ce que l'art de vivre? Est-ce l'art de tirer le maximum de satisfactions de l'existence et de passer à travers les difficultés de la vie? Doit-on comprendre ces satisfactions par rapport à un individu ou à une communauté? Cela signifie-t-il que l'art de vivre, pris individuellement, peut entrer en conflit ou en concurrence avec les exigences de la communauté? Le bonheur d'une communauté est-il fait de l'addition des bonheurs de tous les individus qui la composent? Ou est-il au contraire le fruit des sacrifices et des concessions des personnes privées au bien commun? Enfin y-a-t-il un art de vivre genevois, lié aux données physiques, sociales et historiques d'une ville et d'un coin de terre? Comment les Genevois composent-ils avec leur héritage, avec leurs voisins proches ou plus lointains, avec leurs moyens disponibles, avec leurs projets enfin, pour réaliser cette harmonie et cet équilibre qui est le but de toute organisation sociale? 

L'image caricaturale du "calviniste"

Ces questions se pressent naturellement dans le cas d'une petite République qui pendant trois siècles a assumé son rôle de citadelle protestante à force de discipline et de sacrifice.
"L'image caricaturale de calviniste" qui lui est restée de cette époque, cultivée avec tendresse par les historiens protestants de la Vieille Ville et supportée avec agacement par les Vaudois et les Savoyards, correspond-elle toujours à une réalité vécue? Il convient d'abord de définir ce calvinisme, puis d'en rechercher les traces dans le mode de vie des habitants de Genève.
Mais depuis la fin de la période héroïque, que l'on peut situer au moment du traité de Turin de 1754, où se dissipe la menace mythique et mobilisatrice de la Savoie, le destin de Genève s'est à la fois diversifié et uniformisé. Certes il est resté un noyau dur de calvinistes, dont l'influence est très sensible dans les luttes confessionnelles de tout le XIXe siècle et qui a même montré une remarquable résistance, à vrai dire plus politique que théologique et morale, lors de l'installation à Genève d'un évêque auxiliaire. Mais déjà en 1815, ce noyau dur n'était plus seul en cause. L'annexion de Genève à la France, puis le rattachement à la République restaurée de six communes gessiennes et de douze communes savoyardes, avaient réintroduit le catholicisme dans la ville et obligeait la population genevoise protestante à se mêler et à s'adapter au genre de vie d'une population rurale et catholique.

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La grande mutation

L'expansion économique, surtout industrielle, qui suit la révolution de 1846 et la démolition des fortifications, amène à Genève une immigration allemande, alémanique, piémontaise, savoyarde, française. Les genres de vie se diversifient; la société protestante est encerclée, défend vaillamment ses principes et fonde sur eux la vocation de la Genève du XXe siècle, la ville internationale et la capitale de l'humanitaire, qui attire au bout du lac un monde de fonctionnaires internationaux, suisses, d'abord, mais aussi français, anglais, américains du Nord et du Sud, russes et ressortissants du Tiers Monde.
L'art de vivre genevois est-il la somme de toutes ces composantes d'un melting-pot fin de siècle ou y a-t-il plusieurs arts de vivre, pratiqués dans des groupes familiaux ou ethniques qui vivent les uns à côté des autres et ne se rencontrent que dans la vie professionnelle?
Car, à cette difficulté causée par le mélange des cultures, s'ajoute une autre qui n'a fait que s'accentuer depuis la fin du XIXe siècle: la séparation radicale de la vie privée et de la vie professionnelle, du lieu de domicile et du lieu de travail, accompagnée, au moins chez les adultes, d'un respect de la vie privée qui confine à la religion. Il en résulte que chacun (sauf peut-être quelques intellectuels et les dernières femmes au foyer), a une vie double, ce qui multiplie par deux les aspects de l'art de vivre qu'il faudrait scruter.

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Des choix difficiles

Dans cette diversité, que choisir, pour un ouvrage qui vise à l'essentiel et au permanent plus qu'à l'exhaustivité? Et surtout comment connaître ces vies, lorsqu'elles ne s'offrent à nous que par récits et autobiographies, dont peu ont été publiées?
La mort dans l'âme, les éditeurs ont dû renoncer à recueillir systématiquement des témoignages sur le déroulement de la vie dans les divers groupes sociaux qui peuplent Genève, et à détailler les rythmes courts (déroulement d'une journée, d'une semaine, des saisons) et les temps longs (une vie humaine de la naissance à la mort, l'évolution séculaire de la société genevoise).
Décrire le mode de vie d'une communauté est une entreprise infiniment longue et délicate. Les personnes interrogées sur leur héritage et sur leurs coutumes, comme d'ailleurs les lecteurs de l'Encyclopédie au coin de leur cheminée, ont de cette vie une perception individuelle et subjective. L'ethnologue ou le sociologue qui recueille ces témoignages, les met en forme et les commente, est peut-être objectif. Sera-t-il compris comme tel par ceux qui vivent et travaillent dans les quartiers de Genève ou dans leur appartement? Et comment devra-t-il interpréter la traditionnelle "rouspétance" genevoise? Doit-on la considérer comme un fait de mentalité profond, ou simplement comme réaction épidermique à des phénomènes que l'on ne pense pas pouvoir maîtriser? [p. 10] Et finalement, il est plus facile de décrire la vie et les coutumes d'un village de 300 habitants que celle d'un canton-ville de 380.000 habitants, qui abrite autant de "villages" et de quartiers.
Peu à peu, cependant, des équipes, telles que les groupes d'ethnologie de l'Université du troisième âge ou les enquêtes dirigées par le département de sociologie de l'Université de Genève, des curieux aussi, rassemblent les matériaux d'une future ethnologie genevoise. Toutes ces approches dispersées et "pointues" selon l'expression aujourd'hui consacrée, parviendront un jour à déterminer ce qui est propre à Genève. 

Les mythes genevois

En attendant la réalisation de ce vaste projet, nous avons choisi d'aborder l'art de vivre des Genevois en décrivant plusieurs domaines qui nous ont paru les plus spécifiques. Ce qui est propre à un peuple, c'est d'abord son histoire: l'héritage accumulé des pères, leurs efforts pour affirmer et défendre leur indépendance, garante de leur identité. En cultivant son histoire, en y développant, comme des fleurs splendides, les mythes mobilisateurs de l'immédiateté impériale, des foires, de la liberté et de la démocratie, de la Réforme, de la Genève pépinière de savants et matrice de la Croix-Rouge internationale, les Genevois ont affirmé fortement leur différence. Cette spécificité historique est un sûr repère pour qui veut connaître cette communauté du bout du lac.
L'histoire dicte aussi les caractères principaux de la Genève actuelle: un canton-ville situé à la frontière de trois, puis deux Etats, enserrée dans des limites politiques établies au début du XIXe siècle et désormais trop étroites. Une ville de commerce international, consacrée aux services, aux institutions internationales, qui offre des emplois en nombre croissant — compte tenu des aléas de la conjoncture — sur un territoire dont la surface est apparemment immuable. Les milieux d'affaires et la classe politique au pouvoir dans les années cinquante ont caressé le rêve d'une Genève de 800.000 habitants. Ce rêve ne s'est pas réalisé comme il était représenté dans les imaginations des planificateurs. Genève est bien le centre géographique d'une région où elle fait vivre plus d'un demi-million de personnes, mais paradoxalement ni les Genevois ni leurs voisins français et vaudois ne sont disposés à l'assumer. Les frontières politiques et douanières sont encore bien présentes dans les esprits et sur le terrain, et le futur grand Espace économique européen, s'il est ratifié par le peuple, ne les dissipera pas avant de nombreuses années.

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Art de vivre et niveau de vie 

Cela dit, comment saisir la multiplicité des arts de vivre genevois? Les statisticiens dénombrent postes de radio et baignoires, voitures automobiles et équipements médico-sociaux. Ils évaluent les revenus extrêmes et les moyennes, analysent "le panier de la ménagère" et sa composition. Mais ils ne définissent ainsi que le niveau de vie des Genevois. On peut certes le chiffrer et même le comparer avec celui des autres Suisses ou des autres Européens, pour autant que les études parallèles aient été exécutées selon les mêmes critères, sur les mêmes bases et avec la même méthode. Mais les gestes de la vie quotidienne et les lois qui président à l'organisation des familles et des groupes sociaux sont d'une toute autre complexité. 

Esquisse d'un programme

S'il était impossible de fournir un exposé complet et parfait de l'art de vivre, qui eût d'ailleurs été ennuyeux, comme tout ce qui est complet et parfait, on pouvait du moins organiser les observations et les mémoires collectés autour de ce thème selon un schéma aussi logique que possible. Qu'il s'agisse de témoignages bruts comme celui de Jean-Pierre Arn sur la vie des quartiers, de documentaires comme ceux de Françoise Blaser sur la maladie ou de Jacques Vicari sur l'urbanisme, de méditations comme celles de Richard Quincerot sur l'aspect architectural de la ville, d'études sociologiques raffinées comme celles, fondées sur vingt années de recherche, de Jean Kellerhals ou de Christian Lalive d'Epinay, tout s'inscrivait dans ce programme qui non seulement s'est révélé cohérent, mais encore convergeait vers des constantes peut-être quelque peu inattendues, de ce fameux Esprit de Genève, dont on a beaucoup parlé sans toujours le définir.
Fidèle au propos initial de l'Encyclopédie de Genève, de présenter la vie genevoise sous ses différents angles, mais avec son socle historique, le volume sur l'art de vivre aborde donc, pour commencer, le peuple de Genève, tente une première définition de son niveau de vie, d'après les méthodes des classiques de la statistique et de la "Démoscopie", ses structures, familiales ou de quartier. Il examine ensuite le cadre matériel: l'urbanisme, l'architecture et les conditions de base de la circulation, des transports et finalement les nuisances imposées à l'homme et à son environnement. Puis vient l'art de vivre proprement dit, la manière dont le Genevois [p. 13] soigne son corps et son coeur, par le vêtement, la nourriture, le travail et les loisirs, l'exercice physique et intellectuel.
On sera sans doute frappé, à la lecture de ces études, qui restent ouvertes, par la révolution vécue, au cours du XXe siècle et particulièrement depuis la Deuxième Guerre mondiale, par les Genevois et leur genre de vie. Nos pères, s'ils revenaient dans la Genève de l'an 2000, croiraient se trouver dans une autre ville. Et pourtant, cette impression ne serait que superficielle. Les constantes existent.

C.S
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