Les industries

Hans Boeckh / Jean-Pierre Etter / Roger Firmenich
Daniel Gardiol / Blaise Junod / Catherine Santschi / Jean de Senarclens
Fabienne Sturm / Raymond Zanone / Jean-Louis Zurn


Avec la collaboration de MM. Jean-Marc Guinchard, secrétaire de l'Association des industries chimiques genevoises, et Jean-Luc Vincent, fondateur et président du Salon international des inventions et des techniques nouvelles de Genève


L'industrie des machines et la métallurgie

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A l'origine était la science

Au XIXe siècle, la ville n'a pas d'industrie mécanique digne de ce nom et l'Université ne peut compter que sur de petits ateliers artisanaux pour fabriquer les instruments et appareils dont elle a besoin.
Auguste De la Rive, professeur de physique, caresse le projet de construire et de mettre au point des instruments d'optique et de physique qui, à l'époque, devaient être commandés à Londres, Paris ou Berlin. En 1860, il se décide à ouvrir un modeste atelier à Plainpalais; il trouve en Marc Thury la personne compétente pour le diriger. L'"Atelier de Genève" devient très vite le pourvoyeur indispensable et apprécié d'appareils de mécanique, de physique moléculaire, de météorologie, de mesure de la chaleur, de la lumière, de l'électricité, etc. En 1862 déjà, cet atelier devient la "Société genevoise pour la construction d'instruments de physique", société connue aujourd'hui sous le sigle SIP (Société genevoise d'Instruments de Physique). 

Une entreprise-pilote

Cette initiative va doter Genève de sa première grande entreprise industrielle mécanique. A vrai dire, elle n'est pas, à ses débuts, une réussite commerciale. C'est pourquoi on fait appel, dès 1870, à Théodore Turrettini, jeune ingénieur qui se lance dans diverses fabrications rentables: jumelles, boussoles et longues-vues pour l'armée française, compresseurs à gaz d'éclairage, moteurs à eau système Schmid pour la transmission de l'énergie à distance. Vers 1872, il entreprend, avec la collaboration de Jean-Daniel Colladon, la construction d'une perforatrice pour le percement de la roche; Louis Favre en commande cent pièces pour le tunnel du Gothard.
En 1876, la machine à fabriquer de la glace, construite à partir des travaux du savant genevois Raoul Pictet (voir le tome VI de cette Encyclopédie, page 113), obtient une grande audience à l'Exposition universelle de Paris et fait connaître la Société genevoise dans les pays les plus lointains, en Egypte, aux Etats-Unis, aux Indes. Dès 1880, la Société jouit d'une solide réputation industrielle et scientifique. Les principales universités d'Europe, d'Amérique, de Chine même et du Japon sont devenues ses clientes. On commence à construire à Genève des appareils de mesure très importants: le comparateur de dilatation du Bureau international des poids et mesures, celui du National Physical Laboratory de Teddington en Angleterre. [p. 45]
Fils cadet de Théodore Turrettini, Fernand Turrettini reprend la direction de la SIP, en 1914. Il fait preuve d'une ingéniosité et d'une clairvoyance remarquables en améliorant une "machine à pointer", fabriquée en 1912 pour les horlogers suisses; en peu d'années, il crée une gamme étendue de ces machines qui remportent un grand succès et vont constituer, dès 1921, l'activité de base de la SIP; dès 1934, la création de l'"Hydroptic", machine à pointer avec commande hydraulique de la table de travail et dispositifs à lecture optique sur règles-étalon, relance la renommée de la firme genevoise. Fernand Turrettini créera aussi une machine à mesurer d'une précision encore inégalée, ainsi qu'une rectifieuse à filets. 
Aujourd'hui la SIP, qui quitte ses anciens locaux de Plainpalais pour s'installer au coeur de la zone industrielle de Meyrin-Satigny, dans des bâtiments neufs, a su redresser une situation difficile. Ses nouvelles générations de machines à mesurer à trois coordonnées, ses machines à pointer avec commande numérique CNC, ses aléseuses-fraiseuses de précision, placent cette entreprise dans le peloton de tête mondial des industries de haute précision. 

Domestication des chutes d'eau... et chute d'une grande entreprise

Peu à peu, le tissu industriel de Genève se développe. A l'atelier de serrurerie de la rue Verdaine dirigé par Conrad Staib, au XVIIIe siècle, succède, en 1861, à la génération suivante, la société F. Staib & Cie, spécialisée dans la fabrication d'appareils de chauffage puis, assez vite, de turbines hydrauliques [p. 46] destinées à équiper les chutes du Niagara, en 1895, puis de Théophile Pictet, en 1896, donne une orientation nouvelle à l'entreprise: la fabrication des automobiles Pic-Pic, dont il est question plus loin, prend fin après la guerre; la société est réorganisée et rebaptisée "Ateliers des Charmilles S.A.", avec pour principal cheval de bataille, la construction de turbines hydrauliques. En 1937, la société absorbe Motosacoche S.A., en 1943 les ateliers Cuénod, fabricants de brûleurs à mazout. Dès lors, l'activité de l'entreprise se répartit entre quatre secteurs: les turbines hydrauliques, les machines-outils, les moteurs à essence et les brûleurs à mazout.
Mais les techniques évoluent, la Suisse a épuisé ses possibilités d'équipement en centrales hydro-électriques, l'électronique modifie les conditions de fabrication des moteurs, l'étranger s'est équipé en machines-outils et la concurrence est de plus en plus dure. En 1981, la société vend aux Ateliers de construction mécanique de Vevey son département turbines hydrauliques et équipement de centrales nucléaires; en 1983, le groupe allemand Klifeckner reprend le département équipement de chauffage; la même année, la société cède à Georg Fischer, à Schaffhouse, son département machines-outils et à Jean Gallay S.A. la société Motosacoche. Ainsi les Ateliers des Charmilles sont devenus une société financière. Elle possède une participation de 49 pour cent dans Charmilles-Technologies S.A. qui fabrique, dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny, les machines d'usinage par étincelage (voir ill. p. 221). Georg Fischer en possède le 51 pour cent et une option sur le 49 pour cent restant. 

Les origines de Sécheron

En 1879, l'ingénieur Alfred de Meuron ouvre un petit atelier pour la construction et l'installation "de tous les appareils fonctionnant à l'électricité, sonneries, télégraphes, téléphones, indicateurs et enregistreurs, avertisseurs, etc. et appareils électro-médicaux". Il s'associe, en 1882, avec l'ingénieur Hermann Cuénod et fait appel à un jeune ingénieur, René Thury, un des fils de Marc Thury, de la S.I.P., dont l'esprit inventif attirera l'attention de Thomas E. Edison. L'établissement s'engage dans la fabrication des dynamos, bipolaires d'abord, puis multipolaires. René Thury réalise en 1884, entre les chutes du Taubenloch et Boujean, près de Bienne, le premier transport de force à distance régulièrement exploité en Europe. [p. 47]
En 1887, l'entreprise se lance dans la traction électrique; elle installe, entre autres, l'usine électrique genevoise de Chèvres et le premier chemin de fer électrique à crémaillère du monde, sur les pentes du Salève, en 1890. L'année suivante naît, de la fusion avec la Société d'appareillage électrique, la Compagnie de l'Industrie électrique (CIE), avec deux départements distincts: l'appareillage électrique et la construction, pour lequel sont édifiés les Ateliers de Sécheron, créés en 1918 sur l'emplacement occupé actuellement par l'entreprise ABB-Sécheron. René Thury donne alors toute sa mesure: durant la dernière décennie du XIXe siècle, on assiste à l'émergence d'installations à courant continu à travers l'Europe, tant dans le domaine de la traction que dans ceux de la production et du transport de l'énergie. Les applications en courant alternatif permettent de fabriquer des transformateurs (dès 1892), de grands alternateurs de 1.200 CV et des moteurs monophasés dès 1896. Les Ateliers de Sécheron jouent un rôle important [p. 48] dans l'électrification des réseaux de tramways (dès 1884, à Genève) et des Chemins de fer fédéraux (dès 1918). En 1919, ils livrent la première locomotive 1-B01-B01 commandée par les CFF, puis ce sont les locomotives du Berne-Lötschberg-Simplon, les automotrices du Berne-Neuchâtel, les locomotives des lignes Soleure-Moutier, Bodensee-Toggenburg, Emmental-Berthoud-Thoune, etc., sans oublier leur participation active à l'électrification du réseau des chemins de fer autrichiens, dès 1924. En 1969, Brown Boveri & Cie, à Baden, rachètent les Ateliers de Sécheron qui deviennent BBC-Sécheron S.A., puis, par suite de la fusion de BBC avec le groupe suédois ASEA, ABB-Sécheron S.A. qui, en 1989, crée une société indépendante, Sécheron S.A., pour l'appareillage des véhicules de traction et les installations d'alimentation électrique des réseaux de traction. 

Des industries pionnières

H. Cuénod quitte l'entreprise en 1899 pour fonder une société à Carouge, installée à Châtelaine en 1906, qui s'impose très vite par la bienfacture de ses appareils de réglage automatique: régulateurs hydrauliques à pression d'huile et régulateurs pneumatiques pour les chaufferies importantes, en concurrence avec les régulateurs Thury. Les brûleurs Cuénod, qui s'adapteront par la suite au mazout, renforceront encore la réputation de l'entreprise. Leur fabrication est reprise par les Ateliers des Charmilles, puis, dès 1983, par Cuénotherm S.A.
Deux associés, Thury et Amey, fondent, en 1878, une entreprise pour la fabrication d'appareils de mesure pour l'industrie, tel, en 1888, cet obturateur photographique placé entre les lentilles de l'objectif et qui assure un déclenchement au 1/300e de seconde. A l'Exposition universelle de 1900, Thury et Amey obtiennent une médaille d'or pour "la construction remarquable du Perspecteur" de Ziegler.
Les Ateliers de construction Jonneret, fondés en 1850 par Léon Jonneret, aujourd'hui disparus, mettaient au point des râteaux mécaniques et des appareils dégrilleurs pour le nettoyage des grilles d'usines hydrauliques et de prises d'eau.
La maison Kustner frères et Cie construit, en 1880, les premières machines permettant de fabriquer des bonbons ayant forme de fruits. Ce nouveau créneau conduit les ingénieurs successifs qui gèrent l'entreprise à mettre au point des pétrins mécaniques, puis des machines de conditionnement qui mettent sous emballage petits fromages fondus, rations de beurre, de confiture, etc. à des cadences spectaculaires. [p. 49: image / p. 50]
Depuis 1988, cette société, qui a pris le nom de Kustner Industrie S.A., poursuit avec succès cette production, recherchée en Suisse comme à l'étranger.

Les applications de l'électricité 

En 1890, Auguste Gardy et Emile Séchehaye créent une société, implantée à La Plaine, qui produit des installations d'éclairage. Elle équipe les théâtres de Vienne et de Londres, entreprend la fabrication de dynamos et d'accumulateurs, puis des interrupteurs et des coupe-circuits en porcelaine. L'entreprise Gardy frères et Cie, aujourd'hui Appareillage Gardy S.A., est née; elle s'installe à la Jonction en 1899, puis aux Acacias dès 1975. Elle crée des filiales en France, en Belgique et en Espagne.
Gardy fabrique pour ses besoins un tour appelé TAR. Après quelque temps, sa fabrication est détachée des autres produits et confiée à une société nouvelle, Tarex S.A., fondée en 1940. Des difficultés étant intervenues, comme pour la plupart des fabricants suisses de machines-outils, les actionnaires — Gardy S.A. et les Câbleries de Cossonay — cèdent leur participation à la société financière TAG, en 1978. Installée dans de nouveaux bâtiments, au Petit-Lancy — qui font vite oublier l'usine de la rue des Noirettes —, Tarex S.A. continue à subir des pertes qui conduiront à la cessation de l'exploitation en 1985. 

Moteurs et motocycles

On doit aux frères Henri et Armand Dufaux qui, en 1901, créent un atelier pour "la fabrication et la vente d'un moteur à benzine destiné à propulser une bicyclette" une création industrielle originale. Malgré un premier agrandissement, les frères Dufaux font difficilement face au succès de leur invention. Il leur faut disposer d'un outil de production capable de répondre à une forte demande: en 1905, naît, à la route des Acacias, l'usine Motosacoche, nom qui deviendra, en 1917, la raison sociale de l'entreprise. Spécialisée dans la fabrication de motocyclettes de tourisme et de compétition, Motosacoche inscrivait déjà, en 1935, à son palmarès, 43 records du monde, 393 records internationaux et 1.301 premiers prix grâce à ses moteurs de 350 et 500 cm3 à soupapes en tête. Sans parler de ses side-cars caractéristiques qui étaient nombreux à rouler à Genève avant 1939. [p. 51]
La crise des années trente, puis la Deuxième Guerre mondiale stoppent la construction des motocyclettes. Dès lors, l'entreprise s'oriente vers la motorisation de l'agriculture; virage adroit qui lui permet de réaliser une gamme de moteurs à essence et diesel allant jusqu'à 25 CV, les moteurs MAG, utilisés aussi bien pour pomper l'eau des puits africains que pour entraîner les groupes électrogènes de l'armée suisse. Sait-on aussi que Motosacoche développa un département d'électro-acoustique qui créa, en 1950, à la demande des PTT, des "machines parlantes", qui diffusèrent pendant vingt ans l'heure exacte dans toute la Suisse? (Cette production a été reprise par Amesa Technologies S.A., à Châtelaine). Les succès remportés par Motosacoche dans le domaine des moteurs engagent d'autres constructeurs à se lancer dans leur fabrication. L'usine Moto-Rêve, aux Acacias, fournit des motocyclettes jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. L'entreprise Mégevet met au point un moteur à explosion pour installations fixes et traction. Elle connaît de réels succès dans l'équipement de bateaux à moteur qui se distinguent dans des compétitions nautiques. [p. 52] 
A la rue de Lancy, l'usine Simar crée un motoculteur qui, dès 1919, va connaître une demande sans cesse grandissante. Des milliers d'exemplaires de cet auxiliaire agricole précieux sont vendus en Suisse et à l'étranger, jusqu'au Japon. Ironie méchante du sort: ce sont précisément des motoculteurs japonais qui vont tuer la production Simar en 1975. Mégevet rachète alors la raison sociale, qui devient Mégevet-Simar S.A.
Dans un autre domaine, mais dans le même quartier industriel des Acacias, dès 1905, l'usine Le Rêve se lance dans la fabrication de fourneaux "potagers", de cuisinières à gaz, puis électriques, qui équiperont des milliers de foyers romands bien après la fin de leur fabrication et la liquidation de la société en 1970. 

L'industrie automobile 

Genève n'est pas demeurée non plus à l'écart de la production automobile. L'entreprise "Pic-Pic" (Piccard et Pictet) a construit différents types de véhicules aux excellentes performances, mais dont la production n'a pu être poursuivie en raison de difficultés financières consécutives à l'étroitesse du marché.
En 1923, Motosacoche aussi se lance dans l'automobile avec une 7CV, la Maximag, mais sans succès.
De son côté, la Compagnie de l'Industrie électrique (les futurs Ateliers de Sécheron) entreprend, dès 1902, la construction d'automobiles électriques. Elles sont équipées de moteurs de 5CV "pouvant développer, en coup de collier, jusqu'à 10 CV et plus", et atteignent une vitesse de 20 km/h, mais ne conquièrent pas la faveur du public. L'entreprise mise alors sur l'"automobile mixte" qui démarre à l'aide d'un simple contact électrique et possède un éclairage qui élimine les lanternes à acétylène. Le progrès est évident mais ne profite guère à Sécheron.
On ne peut évoquer la construction automobile sans évoquer la mémoire de Marc Birkigt. Né à Genève en 1878, ce jeune ingénieur est appelé à Barcelone à 22 ans pour diriger une fabrique d'automobiles. En 1904, avec l'appui financier d'un industriel espagnol, il fonde la société Hispano-Suiza qui acquerra une réputation mondiale grâce à ses moteurs d'avion, ses automobiles de prestige, ses autobus, ses camions, ses moteurs marins. Dès 1914, Marc Birkigt met au point un moteur d'avion de 140 V à 1.400 tours-minute, huit cylindres en V. Un canon logé dans l'axe creux de l'hélice va transformer les conditions de l'aviation de chasse. [p. 53] Plus tard, le canon 20 mm inventé par M. Birkigt jouera un rôle important dans le conflit mondial 1939-1945. La production de l'usine de la rue de Lyon — la société suisse Hispano-Suiza a été fondée en 1939 — est complétée par la fabrication de munitions pour avions et DCA. L'ingénieur Louis Birkigt succède, en 1954, à son père. Outre l'armement et les munitions, l'usine produit des machines-outils et des machines textiles avec un succès qui s'effrite. La concurrence est sévère et les prix genevois limitent les ventes à l'étranger. Face à ces difficultés, L. Birkigt vend l'entreprise au groupe Oerlikon-Bührle en 1970; après quatorze ans, la nouvelle société Hispano-Oerlikon est liquidée par décision du grand Konzern suisse-alémanique qui supprime ainsi 300 postes de travail à Genève pour sauvegarder l'emploi de ses usines zurichoises. 

Appareils, mécanique de précision

En octobre 1928, Karl Henry Gyr fonde une Société des compteurs, reprenant à son compte le département des compteurs d'électricité de la SIP. Une année plus tard, cette société fusionne avec une fabrique de compteurs créée par Longines, à Saint-Imier, Chasserai S.A., pour former Sodéco, Société des compteurs de Genève. Dès 1935, Sodéco lance ses premiers indicateurs de taxes téléphoniques et dès 1939, ses compteurs industriels d'impulsions. En 1955 commence la fabrication des stations de téléphonie à prépaiement, aujourd'hui également des cartes holographiques, et dans les années soixante, les automates et les échangeurs de monnaie et de billets de banque et distributeurs de billets de chemins de fer.
Sodéco S.A. fait partie du groupe Landis et Gyr, à Zoug, depuis sa fondation. La société genevoise dispose, en plus de son usine genevoise, d'une unité de fabrication à Hérémence (VS), tandis que le groupe est implanté dans la plupart des pays d'Europe. Jusqu'en 1976, tous les appareils vendus étaient fabriqués en Suisse, mais depuis cette date la production se fait de plus en plus sous licence à l'étranger. Et pourtant, l'usine de Genève poursuit de gros efforts d'organisation, répartissant ses ateliers en centres autonomes de production, formule qui s'est révélée très positive pour la simplification des procédures et la motivation du personnel.
Fondée en 1934, Tavaro S.A. est spécialisée dans la fabrication de mécanique fine. C'est en 1940 qu'est lancée la première machine à coudre portative munie d'un bras libre, d'un moteur électrique et d'un éclairage incorporé: la marque [p. 54] Elna va remporter un succès mondial retentissant. Dès 1952, l'Elna Supermatic apporte une nouvelle révolution: les points commandés automatiquement par des cames. En 1973, Tavaro lance une presse à repasser sous la marque Elnapress. La société dispose, depuis 1969, d'une usine de montage à Sion. Plus de 85 pour cent de la production sont exportés, principalement aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en France, mais le problème des prix de revient se pose de façon lancinante, malgré le recours à des sous-traitants situés souvent hors de Suisse.
LN Industries S.A. est née, en 1905, de l'association de trois fabricants d'assortiments de boîtes de montres situés à Saignelégier, Saint-Imier et Bienne. Une usine est construite en 1920 à la rue des Falaises, dans le quartier de la Jonction. L'entreprise fabrique des briquets à gaz rechargeables vendus sous des marques prestigieuses, des pièces détachées pour l'horlogerie, des charnières et rivets de lunettes et des tubes profilés dont certains équipent la fusée Ariane. Elle exporte, directement ou indirectement, 90 pour cent de sa production. En 1986, la société, parfaitement saine, a été rachetée par le groupe Metals International B.V. à Eindhoven.
On trouve, à Lancy, l'entreprise J. M. Bretton & Cie, créée en 1905 par un des fils de Louis Bretton, industriel à Cluses. C'est une petite usine de mécanique de précision qui fabrique surtout des engrenages et des vis sans fin pour le marché intérieur et l'exportation.
Toujours dans le domaine de la mécanique de précision, Lucifer, créée en 1911 à Carouge, a fabriqué longtemps des magnétos pour l'éclairage des "vélocipèdes", puis des "cycles". Après la Deuxième Guerre mondiale, elle s'est spécialisée dans le secteur de l'automation pneumatique liée à la construction des machines et des véhicules lourds. Ces électro-valves ont intéressé l'entreprise américaine Sperry-Vickers, qui a racheté Lucifer en 1971. En 1984, un autre géant américain, Honeywell, a pris à son tour le contrôle de cette production genevoise sous la raison sociale Honeywell Lucifer S.A.
Quelques années plus tard, en 1916, un ingénieur espagnol, Marcel Eskenazi, fonde un atelier d'outillage de haute précision. Au fil des années père et fils se succédant aux commandes, l'entreprise Eskenazi se développe pour devenir la [p. 56: image / p. 57] spécialiste, reconnue en Europe, d'outils en carbures métalliques pour la coupe et l'usure: fraises, alésoirs, têtes à fraiser, tarauds, burins ou autres outils diamantés facilitent le meulage du métal ou le sciage des granits ou marbres les plus durs.
En 1943, en plein conflit mondial, deux entreprises hardies se créent à Châtelaine: Compac se lance dans la fabrication de comparateurs et de petits appareils de mesure; ces produits équipent toujours la plupart des machines-outils. A Vernier, un ingénieur actif et créatif, passionné de recherche, Robert Habib, met au point des affûteuses et des rectifieuses universelles de haute technicité qui deviennent vite les références en la matière. Sous les marques "Haro" et "Haro Politronic", ces machines, grâce à leurs équipements électroniques, ont définitivement placé cette entreprise dans le groupe des leaders mondiaux dans le domaine de l'affûtage "en passes profondes". 

L'après Deuxième Guerre mondiale

La reconversion de l'industrie de guerre en industrie de paix, dès 1946, s'effectue rapidement, et cela d'autant plus que l'appareil de production intact de la Suisse est sollicité par le monde entier, obligé de se rééquiper en machines-outils, moteurs, outillage, appareils de précision, etc. L'industrie genevoise tourne à plein régime et de nouvelles entreprises se créent pour répondre à la demande. Beaucoup pratiquent la sous-traitance, d'autres se lancent dans des créneaux spécifiques: Charles Gabus, à Versoix, se spécialise dans la technique du vide, Ehrismann S.A. dans la fabrication d'appareils électromécaniques, Oxal et Niklaus dans le traitement des surfaces, Rollvis S.A. dans les vis à rouleaux satellites de haute précision. Réversibles, ces éléments de transfert de mouvements et de puissance confèrent un rendement optimum aux moteurs "pas-à-pas" utilisés pour la commande numérique.
A la même époque, Sarcem-Automation entreprend la production d'instruments pour l'aéronautique. Devenue Sarcem S.A., cette entreprise est spécialisée dans les réalisations technologiques "pointues". Grâce à la micromécanique, elle réalise des bobinages intégrés très sophistiqués. Ses chaînes transfert modulaires sont recherchées par les industriels de tous les pays.
Amesa S.A., devenue Amesa Technologies S.A., s'engage dans l'électro-acoustique (horloges parlantes), l'électronique et la technologie aéronautique. [p. 58]
En 1955, Kern AG, à Aarau, installe une filiale genevoise d'optique et de mécanique de précision à la route des Acacias, Yvar S.A., qui cessera sa production en 1979 face à la concurrence allemande et japonaise.
Dans la foulée, un ingénieur soleurois, Fritz Derendinger, ouvre un atelier de construction mécanique à Montbrillant, en 1947, pour fabriquer des ponceuses à parquet. Son fils, ingénieur EPFZ, va lui succéder en 1975. A la tête de cette entreprise sise maintenant à Plan-les-Ouates, Pierre Derendinger est devenu l'un des fournisseurs privilégiés des clients de la NASA pour les pièces mécaniques extrêmement complexes qui équipent les moteurs et cellules d'avion, comme les fusées Titan et Ariane. Il a conçu également des charnières spéciales pour déployer les panneaux solaires des satellites. Avec lui, Genève participe ainsi à la technologie spatiale.
Le chapitre consacré aux industries de haute technologie montre qu'à partir des années cinquante une quantité d'entreprises se sont créées pour exploiter les dernières découvertes de la science et de la technique, généralement de petites dimensions, mais de grand savoir, riches d'espoir pour l'industrie genevoise. 

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La métallurgie 

En 1898, Jean Gallay commence, dans un cadre artisanal des Eaux-Vives, à fabriquer des emballages en fer-blanc pour la biscuiterie, des fûts métalliques, des conteneurs. Transférée, en 1978, dans la zone industrielle de Plan-les-Ouates, l'entreprise a conservé sa spécialité de tôlerie-chaudronnerie fine qui lui permet de réaliser les réservoirs largables des Tiger et des Mystère III. Les tôles réfractaires façonnées sont utilisées pour des tuyères à gaz et des turbo-réacteurs. En rachetant Motosacoche et la petite usine Bodmer en 1986, Jean Gallay S.A. poursuit un programme de diversification comprenant des groupes électrogènes et des pompes d'irrigation, des machines à préformer les bouteilles en plastique P.E.T. et les souffleuses qui produisent leurs formes définitives. L'entreprise produit aussi des appareils de préréglage d'outils.

La robinetterie, un secteur-clé de la métallurgie genevoise

Dès 1854, installé au bord du Rhône, Charles Kugler, lampiste et fourbisseur, fabrique des bougeoirs qui lui valent une médaille de bronze à l'Exposition nationale de Berne, en 1857. Puis sa fonderie se lance dans la robinetterie, d'abord en bronze, ensuite en laiton. Kugler S.A. occupe, dès 1930, ses locaux actuels de la Jonction, où elle lance des produits d'avant-garde tels que les Kuglostat, Kuglopress, monocommande Kuglodisc, dont le mécanisme à disques céramique, sans joint, est insensible au calcaire et aux impuretés de l'eau. Fondeurs de tradition, les successeurs de Charles Kugler créent un alliage de bronze et d'acier qui offre une résistance extrêmement grande à l'usure par frottement, produit dans l'usine "Bimetal" du Lignon. Forte d'environ 400 personnes, Kugler exporte ses articles de robinetterie, ainsi que le Bimetal, en Europe, aux Etats-Unis et au Japon.
L'autre importante robinetterie du Canton est installée à Carouge depuis 1917. Similor S.A. est issue d'un modeste atelier de robinetier créé à la veille de la Première Guerre mondiale, au Clos de la Filature. Aujourd'hui, à la rue Joseph-Girard, Similor S.A., que son propriétaire vient de céder à la Fonderie de Lyss, produit une gamme très vaste de robinets à destination domestique et industrielle et s'est en particulier constitué un marché intéressant dans la construction en France.

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L'organisation économique de la branche

Très tôt, les industriels de la métallurgie et de la mécanique se sont groupés pour défendre leurs intérêts. Un autre chapitre de cet ouvrage traite de l'aspect social de cette défense (voir p. 180-191). On se bornera donc ici à évoquer l'aspect économique de l'activité des organisations professionnelles.
L'UIM (Union des Industriels en Métallurgie du Canton de Genève) est fondée en 1906, une année après la constitution de l'ASM (Association Suisse des constructeurs de machines et industriels en métallurgie), organe faîtier qui représente à l'échelon fédéral les intérêts de l'industrie des machines et de la métallurgie.
L'UIM groupe les principales industries de la branche, au nombre de 34, comptant 7.000 employés et ouvriers. Elle intervient à la fois sur le plan économique et sur le plan social. D'autre part, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on assiste à la création de nombreuses entreprises de petite mécanique, d'électricité et d'électronique de petites dimensions qui, assez vite, éprouvent le besoin de se grouper dans une organisation à elles: ainsi naît, en 1964, l'UPIM (Union des petites et moyennes industries de la métallurgie et des branches annexes) qui compte au départ 17 membres et atteint, en 1989, un effectif de 80, avec un personnel total de 1.300 unités environ. Quant à la promotion de l'industrie mécatronique genevoise, elle est assurée en grande partie par l'OPI (Office pour la promotion de l'industrie genevoise), créé en 1976 sous l'impulsion du conseiller d'Etat Henri Schmitt, alors chef du département cantonal de l'Economie publique, en collaboration étroite avec la Chambre de commerce et d'industrie du Canton de Genève, l'UIM et l'UPIM. Cet office a pour tâche de promouvoir les produits et les biens d'équipement fabriqués par l'industrie genevoise. Son exposition permanente à la rue Boissonnas, ses actions d'information visant à mettre en valeur le secteur industriel, offrent à ses visiteurs un échantillonnage d'une production très diversifiée. De plus, les contacts que ses responsables entretiennent avec les représentants des grandes régies publiques suisses, comme avec les délégations commerciales étrangères en visite à Genève, participent aux efforts déployés par chaque grande entreprise pour faire connaître ses produits. Enfin, le Département de l'économie publique, soucieux de maintenir un secteur secondaire prospère, encourage et soutient les efforts de l'industrie genevoise d'exportation par toute une série de mesures pratiques.

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La situation actuelle de l'industrie mécanique genevoise

Le recensement fédéral des entreprises permet des rapprochements saisissants entre les chiffres de 1975 et ceux de 1985.
Dans l'industrie métallurgique, le nombre d'établissements a diminué de quarante unités ou 15 pour cent, tandis que le nombre d'emplois ne baissait que de 9 pour cent; on peut en conclure que les entreprises saines se sont renforcées au cours de ces dix années.
La situation est bien différente pour les entreprises de construction de machines et de véhicules: leur nombre a baissé de dix pour cent seulement alors que l'effectif des personnes employées perdait quarante-trois pour cent. Ces chiffres traduisent la fermeture de quelques grosses entreprises et, dans d'autres, d'importantes réductions de personnel. Cela ressort aussi de la comparaison du nombre moyen d'emplois par établissement qui passe de 83,7 à 52,9, soit une baisse de 36,8 pour cent.
Enfin, les entreprises de l'électricité, de l'électronique et de l'optique ont baissé en nombre de 5 pour cent, mais ont augmenté en effectif de 4 pour cent; elles sortent donc renforcées, dans l'ensemble, de ces dix années, ce que confirme l'évolution de l'effectif moyen par entreprise qui est passé de 26,7 à 29,3 personnes.
Il apparaît clairement, à la lecture de ces chiffres, que l'industrie mécanique et métallurgique genevoise a subi une forte mutation au cours des années soixante-dix et quatre-vingts. [p. 63] 
Les fermetures d'usines se sont succédé: Le Rêve en 1970, Simar en 1975, Vimetal en 1979, les Ateliers des Charmilles (secteur hydraulique) en 1983, Hispano-Oerlikon et Tarex en 1985. D'autres entreprises ont procédé à des licenciements importants. Malgré ces réductions de personnel, dues en partie à l'apport grandissant de nouvelles technologies, certaines de ces firmes demeurent hautement compétitives sur les marchés étrangers. Des centres d'usinage, des tours automatiques, des machines carrousels ou à têtes multiples, toutes programmées et dirigées par leurs commandes numériques, réalisent aujourd'hui chacune des opérations jusqu'ici dévolues à de nombreux travailleurs. La diminution des postes de travail est la conséquence du mariage de la mécanique et de l'électronique: la technique nouvelle de la "mécatronique", avec sa précision et son inépuisable énergie (les machines CNC peuvent fonctionner 24 heures sur 24), bouleverse les données; elle requiert un personnel toujours plus performant, mais diminue les besoins en ouvriers non spécialisés.
D'autres entreprises ont passé sous le contrôle de groupes suisse-alémaniques ou étrangers qui ne se soucient pas toujours de maintenir à Genève une industrie dynamique et nombreuse, servie par un personnel de grande qualité: Hispano-Suiza a été rachetée par Oerlikon-Bührle et en est morte; BBC-Sécheron fait partie du groupe ABB (Asea-Brown-Boveri) dès 1988; les Ateliers des Charmilles, on l'a vu, ont cessé, en 1983, d'être une entreprise industrielle et ont cédé la majorité de Charmilles-Technologie S.A. à Georg Fischer, à Schaffhouse; Verntissa, à Vernier, fait partie du groupe Sulzer; Sodéco est une filiale de Landis & Gyr; la SIP est contrôlée depuis 1985 par Dixi S.A., au Locle, et LN Industries a été reprise, en 1987, par Metals International B. V., à Eindhoven (Pays-Bas). Seules Tavaro S.A. et Jean Gallay S.A. (qui a racheté Motosacoche), parmi les grandes usines, demeurent entièrement libres de leur destin. 

Les obstacles à la prospérité

L'industrie genevoise de la mécanique et de la métallurgie a derrière elle un passé prestigieux. Créée par des savants, des hommes de science, des inventeurs imaginatifs, aurait-elle perdu le génie de l'innovation ou a-t-elle été victime de circonstances adverses? La réponse ne peut être la même pour toutes les entreprises. Certaines ont manqué de clairvoyance, hésitant à investir suffisamment dans la recherche de nouveaux produits et s'accrochant à des fabrications que d'autres [p. 64] pouvaient réaliser à des coûts inférieurs. La rapidité de l'évolution, au cours des années soixante à quatre-vingts, les a surpris, d'autant plus que leur succès avait été grand au lendemain de la guerre. D'autres ont souffert de la hausse du franc suisse, de la rareté de la main-d'oeuvre qualifiée, de la concurrence du tertiaire, du niveau élevé des salaires. D'autres encore, les sous-traitants qui fabriquent des pièces détachées entrant dans la fabrication de produits de marque, là où les luttes de prix sont impitoyables, ont été impuissants devant la concurrence étrangère. 

Une industrie exportatrice

Dès sa création, l'industrie genevoise de la mécanique, de l'électricité et de la métallurgie exporta une grande partie de sa production. On peut estimer que la part des produits vendus à l'étranger par les grandes entreprises atteint en moyenne 80 pour cent. Cette situation, due à la qualité des fabrications, à leur précision et à leur fini, de même qu'à une organisation impeccable du service après-vente, n'a pas que des avantages: étant largement dépendante des marchés extérieurs, l'industrie genevoise est sensible à tous les événements politiques, économiques et culturels qui surviennent dans le monde. Ainsi en est-il lorsqu'un conflit international boucle des frontières; lorsque des accords commerciaux avantagent certains pays et que d'autres s'enferment derrière des barrières protectionnistes; lorsque des monnaies s'envolent ou s'effondrent alors que le franc suisse, recherché pour sa stabilité, pèse sur le prix de vente des produits; lorsque les machines suisses affrontent la concurrence de machines tout aussi performantes, moins onéreuses, mais d'une durée de vie plus courte, en provenance du Japon ou du Sud-Est asiatique.
Cette interdépendance, liée par ailleurs au marché des matières premières et des sources d'énergie, accumule les obstacles à surmonter, d'autant plus que la maîtrise de l'électronique, de l'informatique et de la robotique obligent sans cesse chaque constructeur à repenser ses méthodes et ses produits. 

Un effort considérable de formation

L'un des moyens utilisés par l'industrie mécanique et métallurgique genevoise pour réagir contre ces difficultés consiste à former des ouvriers et des employés toujours plus qualifiés. Les usines les plus importantes possèdent un centre [p. 65] où maîtres d'apprentissage et moniteurs forment des jeunes, pendant quatre ans, aux métiers de la branche. Une cinquantaine d'apprentis chaque année qui renouvellent la main-d'oeuvre sans parvenir cependant, et de loin, à compenser tous les départs à la retraite des professionnels.
Depuis 1984, un "Centre professionnel UIM", subventionné par l'Etat, donne des cours d'introduction aux apprentis de première année. L'UIM s'efforce d'encourager l'ensemble des entreprises à participer à la formation d'une main-d'oeuvre qualifiée, indispensable au renom de leurs produits, par une formation dite combinée, comportant un apprentissage en atelier dès la deuxième année, afin d'offrir aux jeunes un contact bénéfique avec les travailleurs expérimentés. L'Etat de Genève contribue largement à cette formation: le Centre d'enseignement professionnel pour l'industrie et l'artisanat (CEPIA) dispense un enseignement théorique aux apprentis; les Ecoles techniques et de métiers — Ecole de mécanique, Ecole d'électricité, Ecole d'horlogerie, Ecole des arts et métiers — l'Ecole d'ingénieurs de Genève demeurent des pépinières de diplômés recherchés, sans oublier le Technicum du soir destiné au perfectionnement de la formation professionnelle. (Voir le tome VI de cette Encyclopédie, p. 29-30). Quant à la Faculté des sciences de l'Université, elle collabore, tant au niveau des professeurs que des étudiants, aux travaux des laboratoires de recherche des grandes entreprises ou, à travers les réunions du CEPIG (Colloque Ecole de physique — industrie genevoises), aux contacts indispensables entre chercheurs et industriels.

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A l'approche de l'an 2000

La baisse des effectifs de l'industrie mécanique genevoise ne signifie pas que la production diminue. Le chiffre d'affaires annuel des principales entreprises exportatrices se maintient autour d'un milliard de francs avec une constance réjouissante que l'usage des nouvelles technologies explique. En d'autres termes, la diminution du nombre de "métallos" ne doit pas faire oublier les succès remportés au cours du dernier quart de siècle.
Elargissant la gamme de ses produits, créant des générations nouvelles de machines-outils, usant des techniques les plus avancées — électronique, fibres optiques, laser — cette industrie entend répondre aux besoins multiples d'une société toujours plus exigeante.
Les grandes usines sont pleinement engagées dans cet effort de modernisation, mais il apparaît de manière plus spectaculaire encore dans les petites entreprises, dirigées par des chercheurs. Au lieu de fabriquer de toutes pièces les produits qu'ils ont développés, ceux-ci ont choisi de se procurer sur le marché les composants les plus performants qu'ils assemblent et règlent pour former des articles originaux. Le gain de temps, d'espace et d'argent réalisé — compte tenu du poids des charges salariales et sociales — s'avère d'une importance décisive.
Les restructurations opérées dans cette perspective par les moyennes et grandes entreprises pour moderniser, simplifier et rationaliser les procédés de fabrication se révèlent également bénéfiques.
L'industrie genevoise des machines, des appareils et de la métallurgie (... ou de la "mécatronique") est modeste, comparée à celle du "triangle d'or" suisse-alémanique ou à celle des grands pays industriels. Son avenir, indispensable à l'économie cantonale et à une répartition équilibrée de la population, réside dans sa capacité d'innover, la qualité de ses fabrications et la faculté d'adaptation de ses cadres aux goûts et aux technologies nouvelles: il y aura toujours des acheteurs dans le monde prêts à payer le prix d'un léger supplément de performances et de fiabilité. 

R. Z.
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Industries de haute technologie


La haute technologie, ou technologie avancée, peut se définir comme l'ensemble des moyens matériels et structurels qui mettent en oeuvre les découvertes et les applications scientifiques les plus récentes, en particulier en physique, en chimie, en mécanique, en électricité, en électronique, etc. Genève dispose d'atouts nombreux et très divers dans ce domaine.
Son Université, tout particulièrement la Faculté des sciences et l'Institut de physique, son Ecole d'ingénieurs, d'importants centres scientifiques tels le CERN et l'Institut Battelle, mais encore tous les laboratoires ou ateliers des sociétés multinationales où travaillent de nombreux scientifiques de haut niveau (Du Pont de Nemours, Motorola, Hewlett-Packard, Digital Equipment, etc.) tissent un réseau très dense de potentialités innovatrices. En outre, l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne s'engage, avec un dynamisme remarquable, au service de toute l'industrie romande, grâce aux interventions du Centre d'applications scientifiques et techniques (CAST) qui reçoit les demandes des industriels et les aide à surmonter leurs difficultés.
L'aéroport intercontinental de Cointrin contribue lui aussi à intensifier les contacts et les échanges entre scientifiques et économistes, comme les diverses expositions internationales de Palexpo, qui provoquent des rencontres de haut intérêt et des idées à exploiter, par exemple lors de Telecom ou du Salon des Inventions. L'organisation bancaire genevoise apporte enfin sa contribution aux projets qui lui sont soumis.
Toutes ces forces conjuguées concourent à créer un climat technique, politique et financier favorable qui procure au canton des réussites étonnantes. La Ville de Genève l'a bien perçu: elle a instauré, dès 1985, un "Prix du mérite industriel" attribué chaque année à une jeune entreprise inventive. Ce prix a récompensé successivement EIE Electronic Industrial Equipment S.A., LEM S.A., Gespac S.A. et Eucron S.A.

Un modèle

L'entrepreneur du XXIe siècle est né il y a huit ou dix lustres. Il est devenu ingénieur à l'EIG ou à l'EPF. Il a commencé à mettre en pratique ses acquis théoriques au sein d'une équipe d'une grande entreprise. Jour après jour, il a appris à dominer le rythme exigeant d'une fabrication avec toutes ses contingences matérielles et humaines, ses obstacles, ses impératifs. Il a appris aussi à convaincre, à commander, à contrôler, à corriger...
Peut-être cet ingénieur a-t-il choisi de collaborer à la recherche d'un système nouveau, à son développement dans [p. 68] un institut ou un laboratoire spécialisé. Partout, il se sera frotté aux multiples problèmes à résoudre qui impliquent des phénomènes et réactions débouchant sur d'autres applications potentielles. Il aura peut-être vu ses idées originales écartées, ses déductions négligées, un projet novateur repoussé parce que les commandes à honorer ne laissent pas de temps et de moyens pour changer des techniques ou des chaînes de fabrication. 

Des découvertes innombrables 

Ils sont nombreux à s'être rendus indépendants ou à s'être associés pour créer leur propre laboratoire ou leur petite entreprise, sortis du sérail industriel pour se lancer dans la grande aventure technologique. Tous ne réussissent pas à concrétiser leurs projets. Les crédits font souvent défaut, le système imaginé s'avère inopérant. Chaque année, il se découvre à Genève des centaines de phénomènes intéressants, dont quelques dizaines seulement donnent lieu à des dépôts de brevets, des articles techniques, ou aident à faire progresser des produits existants. Si toutes les découvertes étaient exploitées avec des moyens financiers suffisants, beaucoup de problèmes actuels liés à la protection de l'environnement et aux économies d'énergie pourraient être en grande partie résolus.
Malgré ces difficultés pratiques, des dizaines de jeunes entrepreneurs se sont lancés avec énergie et enthousiasme dans des domaines où tout est encore exploitable:

  • l'électronique de puissance
  • l'électronique adaptée à la bureautique
  • les micro-ordinateurs
  • la mesure infinitésimale du temps
  • les micro-moteurs et les micro-rupteurs
  • la photorépétition
  • l'interférométrie
  • les capteurs de micromécanique
  • la micro-électronique et la lasographie, etc.

L'aéronautique et l'aérospatiale, les techniques militaires et nucléaires recourent à des sous-ensembles ou à des dispositifs spéciaux qui exploitent ces "créneaux" très "pointus":

  • instrumentation des tableaux de bord
  • connecteurs spéciaux
  • tubes de précision
  • diverses pièces mécaniques pour réacteurs
  • une variété d'équipements électroniques embarqués à bord des fusées ou satellites artificiels, etc. [p. 69: image / p. 70]

Les produits fabriqués se rattachent d'ailleurs souvent à la sous-traitance: une centaine de petits ateliers ou entreprises fabriquent des séries de pièces, de modules, d'éléments constitutifs d'un produit et participent ainsi à l'épanouissement de la haute technologie. 

Des entreprises nouvelles

Parmi ces jeunes entreprises, plusieurs méritent d'être citées.
La société LEM S.A. (Liaisons Electriques Mécaniques), créée en 1972 par Jean-Pierre Etter, fait suite à un bureau d'ingénieurs fondé dix ans plus tôt, avec son frère Marcel, pour construire des prototypes d'appareils de contrôle de l'énergie électrique. L'objet de la nouvelle société est de commercialiser deux inventions dont elle devient rapidement le leader mondial.
Premièrement une gamme d'appareils qui mesurent tous les types de semi-conducteurs de puissance. Le principe est comparable à un contact électrique qui, sans mouvement mécanique, enclenche et déclenche des courants électriques de plusieurs ampères sous 220V ou 380V dans un temps de quelques millionièmes de seconde. La mesure de cette vitesse de fonctionnement permet de connaître le temps de passage du courant. Tous les producteurs de semi-conducteurs utilisent aujourd'hui ces appareil LEM, utiles pour connaître les caractéristiques dynamiques et statistiques des diodes, GTO et transistors de divers types.
La deuxième invention concerne les capteurs de courant et de tension. Elle établit une compatibilité de liaison entre les circuits de puissance (courant fort) et les circuits électroniques (courant faible). Ces capteurs doivent supporter d'importantes surcharges électriques et présenter une très bonne isolation galvanique; ils permettent de mesurer à chaque instant la tension et la puissance du courant qui alimente une machine et éliminent ainsi le gaspillage d'énergie.
EIE Electronic Industrial Equipment S.A., créée en 1979 par un ingénieur formé à la SIP, développe et commercialise des systèmes GPAO (Gestion de production assistée par ordinateur) dans l'industrie des circuits imprimés; son logiciel Maestro, résultat de plusieurs années de recherche, offre une collection complète d'outils destinés à leur conception et leur fabrication. L'autre création d'EIE concerne des phototraceurs sur films ou plaques de verre. Le dernier-né de la gamme est équipé d'une source de balayage à rayon laser à argon. [p. 71]
Gespac S.A., créée en 1979 par trois ingénieurs, dispose aujourd'hui d'importantes filiales en France et aux Etats-Unis. Elle produit des cartes très recherchées sur lesquelles on configure à souhait divers modules de micro-informatique très élaborés. Gespac a donné naissance à une famille de micro-ordinateurs extrêmement performants. L'un de ses derniers produits est un périphérique "intelligent", un contrôleur de communications pour les transmissions effectuées sous protocole X 25. Il intervient pour une automatisation très poussée de CAO (conception assistée par ordinateur), en permanence; Gespac est actuellement le seul constructeur suisse d'ordinateurs.
La société Eucron S.A., fondée en 1983, conçoit, réalise et commercialise des systèmes de positionnement et d'asservissement destinés principalement à la robotique industrielle, aux machines-outils et aux machines automatiques. Ses commandes optoélectroniques (transducteurs) sont actuellement uniques au monde. Eucron exporte 90 pour cent de sa production, avec un chiffre d'affaires qui augmente de 3o pour cent par année. 

A titre d'exemples...

Il a déjà été question des robots d'étincelage de Charmilles-Technologies S.A., des robots de Sarcem S.A. et de ses bobinages intégrés, de Derendinger S.A., spécialiste de la mécanique aérospatiale, et de LN Industries qui se distingue notamment par ses mélangeurs de gaz pour traitements thermiques, usages médicaux et analyses.
Il faut encore mentionner Cybro, qui conçoit et produit des robots d'assemblage; Fluid Automation Systems, un des spécialistes mondiaux de la microvalve avec Honeywell Lucifer; Sysmo, spécialisé dans les systèmes automatisés flexibles; l'entreprise Georges Baechler, qui a inventé un interféromètre portatif à laser qui permet, dans de bonnes conditions, d'effectuer des mesures pouvant atteindre 40 mètres, avec une erreur inférieure à 0,01 mm.
D'autres entreprises appartiennent aussi à la haute technologie: CES Creative Electronic Systems S.A., dont l'électronique sert aux applications scientifiques; Metrolab Instruments S.A., spécialisé dans les équipements de résonance magnétique (scanners) et, parmi les premiers au monde, dans les magnétomètres. CM Concept moderne S.A. est engagé dans les systèmes experts à l'aide de logiciels très avancés. OPG Electronics S.A. fabrique des systèmes de contrôle de processus d'automation et des instruments de mesure de [p. 72] fibres optiques. Academi Systems S.A. développe et commercialise dans le monde entier des systèmes CAO sophistiqués pour la conception des circuits imprimés.
Il n'est pas possible de citer tous les laboratoires et les entreprises où des chercheurs conçoivent et mettent au point des produits pour l'industrie, la médecine, l'aéronautique, etc. A titre d'exemple, les fameux horlogers Patek Philippe S.A. développent une électronique industrielle très avancée en rapport avec la mesure du temps et bien d'autres produits qui bénéficient de la qualité et de la haute précision de mise dans la maison. Enfin, il ne faut pas oublier la société Le Croy S.A., fondée en 1972 pour commercialiser les produits de la société-mère américaine; elle a créé, six ans plus tard, un centre de recherche et de fabrication spécialisé dans l'électronique d'acquisition des données pour la physique des hautes énergies. De plus, Le Croy Genève a découvert l'oscilloscope numérique qui effectue des mesures très précises et des conversions analogiques numériques très rapides (100 millions de mesures par seconde à 1 pour cent). Cet appareil possède l'avantage de mémoriser les signaux numériques afin qu'ils puissent être traités sur ordinateur. 

Des moyens qui se perfectionnent

Les zones industrielles que l'Etat a équipées (surtout à Plan-les-Ouates et à Meyrin-Satigny) permettent à de petites entreprises de démarrer dans des conditions financières très acceptables. Elles facilitent aussi, par la concentration des cerveaux, des contacts fructueux, des échanges d'expériences, voire des contributions spontanées, la réussite de chacun.
Dans cette perspective, la société LEM S.A. a mis en place, en 1988, un Centre de technologie nouvelle à Plan-les-Ouates pour favoriser la création de jeunes industries de pointe. C'est le premier centre de ce type en Suisse; en rapprochant les unes des autres des entreprises qui se consacrent aux nouvelles voies à explorer, ce centre doit accroître la mobilité et l'esprit d'invention des ingénieurs qui y travaillent. Il est prévu d'y implanter un laboratoire apte à homologuer les produits nouveaux, ainsi qu'un bâtiment pour la formation pratique. De plus, on projette d'y installer une école de créativité pour ingénieurs.
Cette énumération d'applications industrielles de haute technologie n'est pas exhaustive. Elle ne doit pas faire oublier l'industrie médicale et paramédicale qui s'équipe d'appareils toujours plus performants, à l'égal de la biotechnologie [p. 73], de la chimie des arômes et des parfums, des télécommunications qui bénéficient, avec l'exposition TELECOM, d'un plateforme éminemment stimulante. On trouve aussi des technologies nouvelles dans l'agriculture, la construction, les services, l'artisanat, dans la sécurité et la protection de l'environnement, domaine dans lequel l'entreprise Orbisphere Laboratories (Inc.) et sa succursale de Collonge-Bellerive occupent une place de leader mondial en matière d'analyse des fluides. 

Espoirs prometteurs 

L'existence à Genève de centaines de cerveaux à vocation créatrice engendre des synergies et une atmosphère propice aux inventions. Grâce à eux, grâce à des organismes comme le Club genevois de l'électronique, qui groupe une quinzaine d'entreprises en vue de choisir et d'acheter en commun le matériel le plus performant, grâce aussi aux vecteurs publics que sont le TGV, équipé d'un capteur LEM et d'une électronique de puissance ABB-Sécheron, les quadriréacteurs aux structures desquels cinq ou six maisons genevoises ont collaboré, le nom de Genève continue à signifier qualité, précision, performances et sécurité.
Demain, les parcs technologiques français projetés à proximité de la frontière lanceront un nouveau défi aux chercheurs genevois; leur situation en "territoire européen" devrait leur valoir l'audience et l'intérêt des industriels et des économistes du Canton qui, associés à la dynamique de la région Rhône-Alpes, trouveront dans ces laboratoires et dans les universités de Genève, Lyon et Grenoble un stimulant pour développer de nouvelles technologies.
Demain encore, les jeunes devraient pouvoir disposer du futur Centre de culture scientifique projeté au CERN, le "Microcosm", destiné à promouvoir la recherche du mieux, du toujours plus précis, du toujours plus plus petit et du plus performant.
Ainsi sera assurée la relève de l'industrie genevoise, qui a devant elle un avenir prometteur. 

R.Z. et J.-P. E.
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[p. 74]

L'horlogerie, la bijouterie, les émaux


Quand les premiers horlogers, probablement venus de France, s'installent à Genève autour de 1550, la montre a, en Europe, près de quarante ans d'existence. Il ne sera pas question, ici, des premiers "orologeurs" qui s'occupent des horloges monumentales de la cité, telles que, par exemple, celles du Pont de l'Isle, du Molard et de Saint-Pierre, toutes datant du milieu du XVe siècle.
Dans ce nouveau domaine de la montre, l'horlogerie genevoise va acquérir en trente ans, de 1550 à 1580 environ, une réputation qui ne tardera pas à déborder les frontières.
En 1601, les horlogers-artisans de montres se donnent un statut intitulé "Ordonnances et Reiglement sur l'Estat des Orologiers", s'inspirant des ordonnances des orfèvres du 8 avril 1566. Or, la création de cet ensemble de règles coïncide avec une évolution dans l'organisation du travail. En effet, peu à peu, la fabrication intégrale dans les ateliers familiaux se voit remplacée par une production répartie entre différents ateliers spécialisés.

[p. 75]

La "Fabrique genevoise"

L'on constate, dès lors, l'apparition de monteurs de boîtes en 1650, de fabricants de ressorts et chaînettes en 1660, de lapidaires de verres de montres en 1685, de graveurs et reperceurs de coqs en 1686, de faiseurs de clés en 1692, etc. Tout à la fin du XVIIe siècle, les ateliers d'ébauches, situés aux environs de la ville, travaillent presque exclusivement pour les horlogers installés à Genève. C'est l'émergence d'une structure qui sera connue, pendant tout le XVIIIe et le XIXe siècle, sous l'étiquette de la "Fabrique genevoise".
Cette "Fabrique" n'est ni une manufacture d'Etat ni une entreprise industrielle; c'est une organisation du travail groupant tous les métiers, marchands et ateliers impliqués dans la production de la montre et, par la suite, tous les autres domaines de la joaillerie, bijouterie et orfèvrerie locales.
Etant donné que les ordonnances sur les orfèvres et changeurs du 8 avril 1566 interdisent la production de "croix, calices et autres instruments servant à la papauté et à l'idolâtrie", et que les ordonnances somptuaires de 1581 limitent très étroitement le port des bijoux et pierres précieuses, la seule issue est le développement de l'horlogerie. C'est elle qui constituera la première préoccupation de la "Fabrique genevoise". Jusqu'à la Révolution française, on dénombre, à l'intérieur de ce système, plus de trente corps de métiers, ce qui favorise considérablement l'augmentation de la productivité.
Il est important de noter que la "Fabrique genevoise" a permis la création d'ateliers répondant à des besoins nouveaux. Citons, par exemple, le chiffre d'environ 50.000 montres par année en 1786, dans une ville de 26.000 habitants, dont approximativement 4.500 travaillent pour cette industrie. La division du travail est poussée à l'extrême: tous les éléments de la montre, c'est-à-dire la boîte, le mouvement, le cadran, les aiguilles, etc., sont fabriqués par des artisans différents. Les horlogers ont, en revanche, moins de temps pour s'occuper de la vente et, dès le XVIIIe siècle, sont remplacés par des "établisseurs en horlogerie".
L'établisseur, qui n'est pas forcément un horloger, est avant tout un marchand. Il organise le réseau de vente au sein de la "Fabrique". Sa fonction le situe entre le commis-voyageur et le détenteur de capitaux qui passe des commandes. Au milieu du XVIIe siècle déjà, une bonne partie des initiatives de la "Fabrique" sont prises à la suite des démarches des établisseurs.

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Les premiers troubles sociaux

Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le système corporatif de la "Fabrique" empêche, par sa structure, une industrialisation telle que nous la concevons aujourd'hui.
En outre, depuis près de 30 ans, des troubles sociaux opposent les "citoyens" et les "bourgeois", d'une part, aux "natifs" et aux "habitants", d'autre part. Seule l'annexion de Genève à la France, en 1798, mettra fin à ces troubles. Elle introduira notamment l'application de la loi Le Chapelier, votée en France, en 1791, par l'Assemblée législative, qui interdit toute corporation ou association entre gens de même métier.
A Genève, ces conflits remontent pourtant déjà au XVIIe siècle, époque où de nombreux réfugiés huguenots s'installent à Genève, mais ne peuvent acquérir que difficilement la citoyenneté ou la bourgeoisie de la Ville. Leurs descendants, en butte aux mêmes difficultés, n'acceptent plus cette discrimination.
Voltaire, installé à Ferney, près de Genève, prit plusieurs fois parti dans cette querelle. La fondation de la Manufacture Royale de montres à Ferney et l'émigration des horlogers et des émailleurs vers le Jura suisse, à Constance, Paris, Dublin et Saint-Pétersbourg, sont les conséquences directes de cette situation.
A Genève, vers 1800, l'industrialisation naissante pose immédiatement le problème de la main d'oeuvre inoccupée. Une polémique quant à la nécessité et à l'opportunité de cette industrialisation éclate. La crise ne sera résolue qu'après 1815, lorsque les guerres napoléoniennes et la saignée économique qu'elles imposent à tout le continent auront pris fin. Vers 1830, à l'époque de la Restauration, son industrie ne compte plus que 2.000 ouvriers, qui assurent pourtant une production nettement supérieure en nombre à celle des cabinotiers traditionnels.
Un souci constant de haute technicité, de précision et de perfection dans l'exécution manuelle et mécanique caractérise la qualité des produits genevois. L'indication d'origine "Genève" est un élément de prestige, à telle enseigne que les fabricants de la Vallée de Joux installent souvent un atelier de montage dans cette ville à seule fin de pouvoir en graver le nom sur leurs montres. A cela s'ajoute une remarquable organisation commerciale, autre raison pour les horlogers de la Vallée de disposer d'un établissement genevois qui leur donne accès aux canaux de distribution établis par les manufactures et les établisseurs du bout du Lac. 

[p. 79]

L'émaillerie 

Cependant, sans le développement de formes de décor spécifiques comme, par exemple, la gravure, la ciselure, le repoussé, le guilloché et surtout l'émail peint, Genève n'aurait pas trouvé les débouchés extraordinaires qu'elle a connus et connaît encore aujourd'hui pour les produits de son industrie locale.
L'émaillerie s'est implantée à Genève en étroite liaison avec l'horlogerie. C'est, sans aucun doute, l'émail peint qui a été pendant longtemps le véhicule esthétique des montres de Genève. Ce procédé s'est développé à Blois et dans sa région autour de 1630.
Un double courant se manifesta: celui de la peinture sur émail appliqué à l'industrie horlogère (par ex. Pierre II Huaud, Jean-Pierre et Amy Huaud, Jean V Mussard, Jean André, Gédéon Décombaz, Jean-Abraham Lissignol, Jean-François-Victor Dupont, Jacques-Aimé Glardon, etc.) et celui de la réalisation de miniatures indépendantes, destinées aux collectionneurs de l'époque (par ex. Jean I Petitot, Jacques Bordier, Jacques Thouron, Jean-François Soiron et aussi Etienne Liotard, plus connu pour ses fameux portraits au pastel, etc.).
Les peintres sur émail, miniaturistes spécialisés dans la création individuelle, quittent souvent Genève pour les grandes cours européennes. Enrichis par cet art de cour, ils améliorent la peinture sur émail, lui conférant ainsi une renommée internationale d'une qualité spécifiquement genevoise. Ils travaillent presque exclusivement d'après des peintures originales, rarement d'après nature.
Quant aux peintres sur émail restés à Genève et travaillant pour l'industrie horlogère, ils s'inspirent plutôt de gravures.
Sous l'effet de l'industrialisation, l'individualité créatrice des décors des émailleurs s'affaiblit, aboutissant à la standardisation des motifs. On va même jusqu'à utiliser des portraits photographiés de sultans et autres potentats pour les fonds de montres. On assiste, au XIXe siècle, à un déclin des goûts, que seuls l'art nouveau et l'art déco ont su enrayer grâce au renouveau de l'esthétique.
Malgré les efforts déployés dans l'enseignement et la création de différents concours internationaux et d'expositions, l'émail traditionnel genevois n'a su, contrairement à la montre et aux bijoux, s'adapter ni à l'évolution du goût ni aux changements de mode. C'est pour cela que l'émail appliqué ne joue plus qu'un rôle décoratif accessoire et que la joaillerie a pris le relais de l'émail à Genève. [p. 80]
Autre conséquence: la décision, en 1970, de supprimer l'enseignement de l'émail à l'école des Arts Décoratifs.
On assiste cependant, depuis peu, à un certain réveil de cette technique et, grâce à cette réorganisation, un groupement d'émailleurs se forme pour donner un nouvel essor à la profession. En outre, quelques manufactures genevoises d'horlogerie haut de gamme maintiennent l'émail pour les décors de leurs montres de poche et pendules de table. 

La bijouterie - joaillerie 

Dans le domaine des bijoux et de la joaillerie, on remarque, depuis 1950 environ, une évolution intéressante: celle d'intégrer de nouveaux éléments créatifs, afin de dépasser les expériences de l'art déco. Mais l'influence du goût parisien, nettement plus conservateur, auquel Genève adhère souvent dans ce domaine, l'empêche parfois d'exprimer un style propre tel qu'on le trouve, par exemple, dans l'artisanat de Zurich.
Malgré cela, Genève devient depuis quelques années un centre mondial pour la bijouterie et la joaillerie. L'accueil réservé aux grands noms français, italiens, grecs et orientaux y contribue pour une large part. 

L'horlogerie genevoise: une industrie de grand luxe

En ce qui concerne l'horlogerie, une très grande volonté se manifeste de maintenir une "qualité de Genève" technique et esthétique. Ainsi, Genève continue à occuper le haut du pavé pour les pièces de grand luxe. Dans le domaine purement technique, elle s'investit dans la fabrication de montres très compliquées. Malgré la forte industrialisation électronique, il subsiste à Genève des fabriques et des ateliers où l'on a su intégrer de façon admirable, grâce à une recherche spécifique, l'invention du quartz et d'autres procédés modernes. 

B. et F. X. S
haut
[p. 81]

L'industrie horlogère genevoise aujourd'hui

Voilà bientôt quatre siècles que l'horlogerie genevoise tient le haut du pavé; elle est toujours le centre mondial des montres de prix. N'y a-t-il pas là un exemple unique de longévité?
Les grandes marques genevoises de montres haut de gamme se comptent sur les doigts de la main. Leurs fabricants — manufactures ou établisseurs, la distinction a tendance à s'estomper — ont le culte de la belle mécanique, conçue comme un objet de valeur. Ils ont compris qu'à côté de la montre courante, à quartz, simple instrument à mesurer le temps, il y a place pour des chefs-d'oeuvre de technique et de goût; plus que des montres, presque des bijoux. Ce qui conduit d'ailleurs tout naturellement au mariage entre horlogers et bijoutiers, qui réalisent ensemble des montres-bijoux.
Cette politique a été couronnée de succès: en quinze ans, de 1972 à 1987, les exportations horlogères genevoises sont passées de 358,6 à 1.508,4 millions de francs, sans compter les ventes à la clientèle de passage. Avec une production de 600.000 montres environ, elles atteignent près du tiers, en valeur, des exportations horlogères suisses.

  1. La montre "Tourbillon" de Gérald Genta; avec ses 628 pièces, elle constitue un prodige de la technique. Répétition minutes de poignet, quantième perpétuel, stylisée, automatique, elle est en plus équipée d'un échappement tournant autour de l'axe du balancier, ce qui élimine les écarts de temps.
  2. Montre quantième perpétuel de Vacheron Constantin: squelette en or jaune 18 carats, or platine, lunette sertie de brillants; indique les jours, les mois, les années, y compris les années bissextiles.
  3. Montre-bijou de Piaget: 176 diamants "taille émeraude", représentant 32 carats et totalisant 12.000 facettes, monture sculptée dans un bloc d'or massif, bracelet finement articulé, glace saphir cintrée et facettée, mouvement mécanique signé Piaget.
  4. Collection "Happy Diamonds" de Chopard: montre et pendentif
  5. La "Calibre '89" de Patek Philippe: la montre de poche la plus compliquée du monde, construite à l'occasion du 150e anniversaire de la manufacture. Montre astronomique à double face, en or 18 carats, composée de 1.728 pièces, mouvement mécanique avec échappement à tourbillon, chronographe à rattrapante, grande et petite sonnerie, répétition minutes, réveil, thermomètre, carte céleste sur verre saphir montrant la voie lactée et 2.800 étoiles de l'hémisphère nord, dans cinq différentes magnitudes; indique l'heure solaire, l'heure sidérale, les saisons, solstices, équinoxes, zodiaques, lever et coucher du soleil, phases de la lune, et même la date de Pâques. Possède un calendrier perpétuel qui tient compte, non seulement des années bissextiles, mais de l'interruption de leur cours normal lors des centenaires non divisibles par 400. Il a fallu neuf ans aux maîtres-horlogers de Patek Philippe pour réaliser cet objet de collection qui a atteint le prix de 4.500.000 francs suisses lors d'une vente aux enchères, le 9 avril 1989.
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La structure de l'horlogerie genevoise est proche de celle de l'industrie automobile: dans un cas comme dans l'autre, on trouve des usines largement automatisées, ou même robotisées, qui voisinent avec des ateliers où des artistes de la mécanique façonnent chaque pièce individuellement. Il en est de même de l'organisation des deux industries: comme pour l'automobile, la fabrication de la montre fait appel à un grand nombre de métiers différents qui interviennent en sous-traitance.
Les manufactures fabriquent elles-mêmes les parties essentielles de la montre: l'ébauche, la boîte et le mouvement. Elles s'adressent à des apprêteurs d'or pour les pièces d'horlogerie en métaux précieux et trouvent sur place, à Genève, des fournisseurs de qualité pour les cadrans, les aiguilles, les glaces saphir, les couronnes, les bracelets et la gaînerie, de même que des polisseurs, des sertisseurs et des diamantaires spécialisés. En revanche, il n'existe en Suisse, par exemple, qu'un fabricant de balanciers, établi au Locle (NE). 

Un mouvement marqué de concentration

L'horlogerie occupe environ 12 pour cent des effectifs de l'industrie genevoise. En vingt ans, de 1966 à 1986, le nombre d'établissements a baissé de 52 à 18, tandis que les emplois diminuaient de 3.750 à 2.550. C'est en 1975 que la chute a été la plus forte: 20 pour cent de baisse du personnel en une année. La disparition des petits ateliers a eu pour effet que la moyenne des personnes occupées par établissement est passée de 72 à 142 au cours de ces vingt années; ainsi assiste-t-on à un phénomène de concentration dans de grandes unités et en même temps à l'automatisation de l'assemblage dans ces manufactures, si bien que malgré une baisse d'effectif de 32 pour cent, le volume de la production a fortement augmenté. Toutefois, certains fabricants de montres mécaniques se ressentent encore de la crise des années soixante-dix: des ouvriers chevronnés ont pris leur retraite, on a cessé d'embaucher et de former de nouveaux spécialistes, si bien qu'on souffre aujourd'hui d'une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée.
La situation est différente dans la bijouterie. Certes, la crise de 1974 s'est traduite pour elle aussi par une baisse d'effectif brutale de 21 pour cent, mais elle s'est remarquablement ressaisie et, en 1986, avec 1.179 personnes employées, elle occupe un effectif supérieur de 23 pour cent à celui de 1966.

Une politique ambitieuse

Se distançant résolument des fabricants de montres courantes et même des montres de qualité de prix moyen, renonçant aux simplifications mécaniques liées à l'utilisation du quartz comme résonateur, les horlogers genevois ont opté pour la perfection mécanique et l'élégance. Montres de prix, montres-bijoux, montres de collectionneurs, ces objets de valeur s'adressent à une clientèle limitée, mais aussi longtemps qu'ils répondront aux critères de qualité et de nouveauté qui fait leur réputation, ils maintiendront le prestige de l'horlogerie genevoise, fer de lance de l'horlogerie suisse.

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Parfums et arômes synthétiques


L'industrie chimique genevoise n'a pas l'importance de sœur bâloise, dominée par trois multinationales mondialement connues, mais elle occupe néanmoins une place importante dans le paysage industriel du Canton et compte deux entreprises, Firmenich et Givaudan, qui se classent en tête de l'industrie mondiale des parfums et des arômes synthétiques. 

Les deux entreprises genevoises

Dans le secteur industriel, la chimie des parfums et des arômes joue aujourd'hui un rôle important à Genève. Elle ne compte que deux entreprises qui ne sont pas les plus grandes par leurs effectifs, mais sont aujourd'hui les deux premières dans le secteur industriel par la valeur de leurs exportations. Givaudan est aujourd'hui le leader mondial des corps aromatiques et des filtres solaires pour la protection de la peau. Elles ont été créées à la fin du XIXe siècle et se sont développées lentement, mais régulièrement, au cours des quatre-vingts dernières années.
C'est pure coïncidence si deux jeunes chimistes, totalement étrangers l'un à l'autre, ont installé leurs premiers laboratoires à Genève.
Philippe Chuit (1866-1939), qui avait été un élève de Graebe à l'Ecole de chimie de Genève et avait passé quelques années à Bâle, chez Sandoz, installe son premier laboratoire, en 1895, dans un modeste local, au chemin de la Poterie, qu'il loue à Charles Firmenich, ancien agent de la fabrique allemande de colorants Bayer & Cie. Martin Naef (1869-1954), Suisse de retour de Russie, lui apporte l'appui financier nécessaire. Philippe Chuit épouse la fille de Charles Firmenich, ce qui crée des liens étroits entre les deux familles. Entre-temps, il transfère son laboratoire sur un terrain de la Jonction, au pied du Bois de la Bâtie, entre Aire et Arve, où l'entreprise actuelle, Firmenich S.A., a encore aujourd'hui sa recherche et son développement. La production chimique a été transférée à La Plaine, tandis que la manufacture et un centre administratif sont installés sur des terrains achetés à la FIPA, à Meyrin-Satigny. En 1900, Philippe Chuit engage son beau-frère Fred Firmenich (1874-1953) pour s'occuper du développement commercial, ce qu'il fait avec brio et devient ainsi le principal animateur de l'entreprise. En 1934, Martin Naef (qui avait été élu au Conseil d'Etat en 1927 et au Conseil des Etats en 1928, et qui donna sa démisssion de conseiller d'Etat en 1931) décide de se retirer et cède ses parts dans l'entreprise qui devient Firmenich & Cie. Elle est dès lors dirigée par une équipe de quatre membres de la [p. 87] famille. En 1968, ils s'adjoignent quelques collaborateurs particulièrement qualifiés pour former un Comité de direction. En 1972, la société en commandite est transformée en société anonyme, les actions restant dans la famille.
Xavier Givaudan (1867-1966) dirigeait, à Lyon, une petite entreprise de produits pharmaceutiques. Il encouragea son frère Léon (1874-1936), de sept ans son cadet, à perfectionner sa formation de chimiste à l'Université, puis à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich. En 1895, celui-ci installe un petit laboratoire à la Weinbergstrasse, où il fabrique quelques produits aromatiques. Devant un développement encourageant, les deux frères décident, en 1898, d'installer une fabrique à Genève, en raison de la proximité de Lyon. Ils louent à la Ville de Genève un terrain à Vernier, au bord du Rhône, près de l'usine électrique de Chèvres, qu'ils agrandissent peu à peu et où l'entreprise se trouve encore aujourd'hui. Léon Givaudan dirige seul l'entreprise jusqu'à sa mobilisation en France, en 1914, ce qui oblige son aîné Xavier à laisser son affaire de Lyon aux mains de ses associés et à s'installer définitivement à Genève, en 1916. L'affaire lyonnaise n'est pas abandonnée et devient le noyau d'une usine de production de substances aromatiques. Les deux frères dirigent l'entreprise avec succès, la main dans la main, jusqu'à la mort prématurée de Léon en 1936. Xavier prend alors toute la responsabilité sur ses épaules et la garde jusqu'à un âge très avancé: au moment de céder l'affaire à Hoffmann-La Roche, en 1963, il avait 96 ans, mais était encore d'une vigueur exceptionnelle.
En 1934, Givaudan achète la maison Mühlethaler, à Nyon, en 1948 Esrolko (ex-Flora AG), à Dübendorf, et en 1989 Riedel Aromen, à Dortmund. De son côté, Firmenich prend en 1951, le contrôle des Usines de l'Allondon S. A., à La Plaine. Ces entreprises étaient des maisons concurrentes. 

Origine de la branche

L'art de la parfumerie remonte à la plus haute antiquité. Sur tous les continents, les archéologues et les historiens ont retrouvé de nombreuses traces et références de l'utilisation des parfums et des cosmétiques. Les matières premières étaient toutes d'origine naturelle: baumes, essences, extraits d'origine animale ou végétale.
Ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle, grâce à l'accroissement des connaissances en chimie organique, que des chercheurs, principalement d'origine allemande, ont analysé, puis synthétisé les éléments aromatiques d'essences ou d'extraits [p. 88: image / p. 89] de produits naturels. Partant de ces connaissances, des entrepreneurs dynamiques ont créé, en Allemagne et en France, les premières fabriques de "synthétiques". C'est leur exemple que Chuit et Givaudan ont suivi, avec des moyens fort modestes au départ, mais servis par leurs connaissances chimiques et leurs qualités professionnelles. L'époque était bien choisie. Parallèlement à l'industrialisation, le niveau de vie des populations s'améliorait progressivement. L'emploi de produits de parfumerie, jusqu'alors privilège de quelques minorités, pouvait, grâce aux prix relativement modiques des "synthétiques", s'étendre à de plus larges couches de la population.
Jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, les efforts des deux entreprises portèrent principalement sur les parfums synthétiques. Par la suite, les développements de la chimie organique, principalement des méthodes analytiques, conduisirent à la production des arômes synthétiques, qui exigent des connaissances plus avancées. Les "essences" synthétiques que l'on trouvait alors sur le marché étaient d'une conception très primitive. En effet, alors que l'odorat humain accepte et apprécie souvent la plus grande diversité d'odeurs, la gustation (le goût) exige, en règle générale, l'identité la plus parfaite possible avec les aliments et les boissons auxquels nous sommes habitués. Les deux domaines sont cependant liés du fait qu'un grand nombre de corps peuvent être utilisés aussi bien dans un arôme que dans un parfum. 

L'activité 

Les parfums et les arômes synthétiques sont des substances ou des mélanges de substances qui ne sont pas livrés comme tels à la consommation, mais incorporés à des produits pour leur conférer soit une odeur, soit un goût. Les acheteurs de produits synthétiques sont les fabricants de parfumerie fine (extraits et lotions), les fabricants de savons et de détergents, les fabricants de produits de toilette, de produits cosmétiques et de produits fonctionnels. Les arômes synthétiques, eux, sont destinés à toute l'industrie alimentaire, qu'il s'agisse de boissons, alcooliques ou non, de confiserie, de biscuiterie, de conserves, de mets préfabriqués, d'aromatisation de protéines, et à l'industrie pharmaceutique pour couvrir le goût souvent désagréable des médicaments. Signalons encore les arômes de tabac, qui sont destinés à donner à chaque marque son caractère particulier, à remplacer certains adjuvants naturels et aussi à restituer la fraction de l'arôme qui est perdue au cours de la dénicotinisation.

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La recherche 

Pour créer et développer une activité industrielle et commerciale dans un secteur aussi difficile, il faut des laboratoires de recherche sérieux, efficaces et créatifs. C'est sur l'existence de tels laboratoires que Chuit et Givaudan ont fondé leurs premiers succès. Dès 1920, les travaux de recherche s'intensifient dans les deux entreprises. Elles font aussi appel à la collaboration de chercheurs universitaires suisses et étrangers. Ainsi, Philippe Chuit établit, en 1921, des contacts avec Léopold Ruzicka (1887-1976), alors privat-docent à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, dont les travaux sur les huiles essentielles avaient attiré son attention, et un travail en commun est aussitôt entrepris sur le musc Tonkin et la civette d'Abyssinie, deux produits d'origine animale très appréciés en parfumerie. Ruzicka isole la muscone et la civettone, et il découvre que ces deux corps sont des macrocycles, une constitution moléculaire tout à fait nouvelle à cette époque et même contraire à une règle généralement acceptée, la théorie de Bayer. Cette découverte eut un grand retentissement dans les milieux scientifiques. Avec d'autres travaux sur les sesquiterpènes, elle valut à Ruzicka le Prix Nobel de Chimie 1939 et apporta à la chimie genevoise une réputation mondiale qui stimula ses efforts de recherche. [p. 91]
L'analyse des produits naturels est poursuivie avec intensité. Elle s'intéresse, entre autres, aux essences de jasmin, de rose, d'iris, de feuilles de violette, à l'ambre gris et aux arômes de fraise, de framboise, de café, de thé, de cacao, de tabac et de viande.
Ces travaux sont facilités par le développement spectaculaire des méthodes analytiques qui sont apparues depuis 1950. Les diverses méthodes de chromatographie (sur colonne, en couche mince ou en phase gazeuse) permettent de séparer une matière première complexe en ses multiples éléments, même les plus infimes. Par ailleurs, la spectrométrie de masse et la résonance magnétique nucléaire permettent d'acquérir rapidement des informations précises sur la constitution chimique de ces éléments.
La chimie genevoise s'est intéressée à ces méthodes dès leur apparition et a fait, à plusieurs reprises, un travail de précurseur dans ce domaine. Il ne suffit pas, bien entendu, d'isoler les constituants caractéristiques des produits naturels et d'en établir la constitution chimique. Il faut arriver à les reproduire par voie synthétique pour permettre une production industrielle significative du point de vue économique. C'est la tâche de la recherche d'établir des voies de synthèse satisfaisantes qui seront ensuite perfectionnées et affinées par les laboratoires de production. Comme il s'agit souvent de molécules nouvelles, il faut recourir aux réactions les plus sophistiquées et les adapter aux besoins particuliers.
Au cours des cinquante dernières années, la presque totalité des découvertes les plus remarquables, dans le domaine des produits aromatiques, ont été réalisées dans les entreprises genevoises ou dans les centres universitaires de recherche avec lesquels elles collaborent. De 1967 à 1987, les laboratoires de Genève ont publié 560 mémoires scientifiques et ont déposé 830 demandes de brevets. En raison de l'excellence de leurs prestations, les collaborateurs scientifiques de Firmenich ont été honorés par l'attribution de 23 prix, médailles et distinctions étrangères et suisses, dont quatre doctorats honoris causa de l'Université de Genève, en plus du Prix Nobel déjà cité. 

Le développement

Ce qu'il est convenu d'appeler le développement est assuré par les laboratoires de création et d'application de parfums et d'arômes. Le travail est confié à des parfumeurs ou à des aromaticiens, dont la tâche principale consiste à créer des mélanges ("compositions") qui répondent aux besoins et aux [p. 92] désirs de la clientèle. Cette activité n'est pas une science, mais un "art". Le parfumeur n'est guidé que par son odorat et l'aromaticien par son sens gustatif. Soit l'un, soit l'autre dispose d'une palette de 1.000 à 1.500 produits de base, naturels ou synthétiques, qu'il "dose" au cours d'une infinité d'essais, afin de parvenir peu à peu au parfum ou à l'arôme qu'il recherche.
Les services de développement ont également la tâche d'évaluer et de sélectionner les quelque 1.000 à 2.000 corps nouveaux qui sortent chaque année des laboratoires de recherche. Il n'existe aujourd'hui encore aucun appareil qui puisse remplacer le nez et le palais. Ce travail de sélection exige une longue expérience et beaucoup de patience. Sur la grande masse des produits soumis, le choix se portera finalement sur 3 ou 4 pour mille seulement. Ces élus seront alors soumis à des tests toxicologiques sévères qui sont exécutés par des instituts spécialisés, indépendants des entreprises. Après ces tests, les parfumeurs et les aromaticiens chercheront le meilleur emploi de ces substances dans des compositions qui offriront le plus d'originalité et d'agrément pour les parfums, ou de fidélité de reproduction pour les arômes. L'ensemble des dépenses R + D (recherche et développement) représente pour Firmenich et Givaudan 8 à 9 pour cent du chiffre d'affaires. 

La production

La production se divise en deux secteurs bien distincts. Ils correspondent à deux stades de la fabrication: l'élaboration des produits de base (production chimique) et celle des mélanges prêts à l'emploi (manufacture). 

La production chimique

Chaque usine prépare quelques centaines de corps chimiques définis qu'elle a choisis à la suite de la sélection des corps nouveaux au cours des années, ou du fait qu'elle dispose d'un procédé de synthèse économique. En règle générale, on a renoncé à fabriquer, en Suisse, les produits courants ("Commodities").
L'automatisation par microprocesseur joue un rôle de plus en plus important. Elle permet d'utiliser 24 heures sur 24 des équipements très coûteux en évitant le plus possible le travail de nuit. Elle permet, en outre, plus de régularité dans la qualité, qui joue un rôle essentiel pour les synthétiques. En effet l'odorat et le goût humains perçoivent des impuretés difficilement [p. 93] décelables, même par les méthodes analytiques les plus raffinées. La purification est donc une étape de première importance. Elle s'opère en général par distillation fractionnée, dans des installations très sophistiquées. Une partie de la production chimique est vendue telle quelle, mais aujourd'hui peu de consommateurs savent utiliser les corps simples.
Dès ses débuts, Givaudan a suivi une politique de décentralisation de sa production, d'abord vers la France, puis vers les Etats-Unis en 1926, vers le Brésil en 1950, enfin vers l'Espagne en 1961. Firmenich, de son côté, a longtemps conservé l'essentiel de sa production chimique à Genève. Ce n'est qu'en 1984 qu'elle acheta une usine aux Etats-Unis où elle construit actuellement d'importantes nouvelles installations. En 1982, les usines ont inauguré des stations d'épuration biologique des eaux, en collaboration avec les communes avoisinantes. Cette collaboration Etat — industrie privée a fonctionné à la satisfaction des parties.

La manufacture (préparation des mélanges ou «compositions»)

La majorité de la clientèle désire aujourd'hui recevoir des mélanges prêts à l'emploi. Une grande partie de la production sort donc des usines sous forme de "compositions" dont les formules ont été étudiées par les parfumeurs et les aromaticiens. Ces mélanges sont complexes et contiennent des produits synthétiques, des produits naturels et aussi des mélanges primaires. [p. 94]
Le travail de mélange nécessite beaucoup d'exactitude et d'attention. Il peut s'opérer à la main sur quelques kilos ou mécaniquement par un système de pompes sur plusieurs tonnes. On est parvenu récemment à l'automatisation électronique de l'opération de mélange pour de grosses quantités.
Bien entendu, après les mélanges, un contrôle chimique, physique et organoleptique très sévère est indispensable. Le contrôle de qualité occupe 13 à 15 pour cent de l'effectif des manufactures. 

La commercialisation

Le 97 pour cent de la production suisse est exporté vers 108 pays. Là où se trouvent les principaux clients, soit en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Extrême-Orient, des filiales sont installées qui, en plus des services administratifs du secteur de vente, ont un département de Développement parfums et arômes, en contact permanent et direct avec la clientèle locale. Les filiales, dans la plupart des cas, font depuis de nombreuses années des travaux de mélanges en quantités importantes, ce qui permet de répondre aux obligations douanières et aux règlements d'importation et d'utiliser des matières premières fabriquées localement. Dans les pays d'importance secondaire, les deux entreprises travaillent par l'intermédiaire d'agents exclusifs ou généraux.
Les deux entreprises comptent plus de 7.000 collaborateurs dans le monde, dont 1.850 à Genève. 

R. F.
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L'industrie pharmaceutique


On compte à Genève une quinzaine d'entreprises pharmaceutiques. Aucune n'atteint à la notoriété des deux sociétés pharmaceutique décrites plus haut parce qu'elles sont axées sur le développement de produits dont le principe est connu, plutôt que sur la recherche de nouvelles combinaisons et de nouvelles synthèses. Elles n'en ont pas moins leur valeur propre et contribuent, par un large éventail de médicaments et de produits auxiliaires, à l'amélioration de la santé en Suisse et dans le monde.
Deux entreprises occupent une position dominante: Laboratoire Sauter S.A. et Vifor S.A.
La première se distingue d'abord par son histoire: Albert Sauter, jeune pharmacien d'origine thurgovienne, termine ses études par un stage dans une pharmacie genevoise, puis ouvre sa propre officine, la Pharmacie des Alpes, en 1873. Très tôt, il fabrique ses propres spécialités, qu'il vend sur le marché suisse. En 1878, il se rend aux Etats-Unis, y découvre une machine à faire des comprimés, l'achète et l'installe dans son laboratoire genevois. Il est le premier fabricant suisse de comprimés. En 1893, il transforme son affaire en société anonyme, lui donne une expansion considérable, développe ses propres machines, ouvre une clinique pour y soigner les patients avec ses propres médicaments, dépose des brevets, crée des filiales à l'étranger ... et meurt en 1895, sans successeur à sa mesure, l'année même de la fondation de la société Hoffmann, La Roche à Bâle qui rachètera, en 1958, la société qu'il a créée 65 ans plus tôt. On peut imaginer ce que serait devenue l'industrie pharmaceutique genevoise si Albert Sauter avait vécu ou s'il avait pu préparer sa succession! Sauter est surtout connu pour ses pansements (Sparablanc, Dermaplast, etc.) pour lesquels il occupe la première place en Suisse, mais il fabrique aussi des spécialités pharmaceutiques, des pansements adhésifs, des cosmétiques.
Vifor S.A. a été créé en 1944 par le Dr. René Grosclaude, pharmacien à Genève, qui en a fait une entreprise industrielle importante, spécialisée dans la fabrication de solutions injectables et de leurs contenants en plastique souple, dont les plus connus sont les "Flex-Flac" destinés aux perfusions en milieu hospitalier. La fabrication est assurée par les deux usines d'Ecublens et de Crissier. Vifor exporte soixante pour cent de sa production et vend des licences de fabrication dans plusieurs pays étrangers. En 1977, l'entreprise a été racheté par Galenica S.A., à Berne, le premier distributeur suisse de produits pharmaceutiques.
Parmi les autres laboratoires, il faut citer Etrea S.A., Laboratoire Lucchini S.A., Laboratoire OM S.A., Sapos S.A., Sodip S.A., entreprises petites ou moyennes qui mettent sur [p. 96] le marché leurs spécialités. La société Plaine Chemicals S.A., à Avully, est spécialisée dans la synthèse chimique de matières de base pour la fabrication d'antibiotiques et de produits pharmaceutiques destinés, dans leur quasi-totalité, à l'exportation. Elle est reconnue par la Food and Drug Administration des Etats-Unis, ce qui confère à sa production un label de qualité internationalement reconnu. A fin 1988, elle a passé un accord avec un important groupe hollandais, DSM Profile, qui assure la diffusion de ses produits. 

Les cosmétiques

Lorsa S.A. diffuse en Suisse les produits cosmétiques et capillaires fabriqués, sous la marque Oréal, par Fagel S.A., usine très moderne, spécialisée notamment dans les aérosols et disposant de ses propres laboratoires. Au total, le groupe occupe près de 300 personnes dans le Canton. 

Les multinationales

Le siège européen de Du Pont de Nemours et de Union Carbide est à Genève. Ils disposent tous deux de laboratoires d'assistance technique et chimique pour l'Europe, et Union Carbide possède en plus une usine de revêtements de surfaces à Meyrin. 

J.-M. G.
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Le papier et les arts graphiques


Genève, siège d'un évêché, puis ville de la Réforme calvinienne; Genève ville d'éducation (voyez les tomes V et VI de cette Encyclopédie); Genève ville internationale; à ce triple titre, Genève ne pouvait se passer d'imprimés pour diffuser les idées de ses clercs et de fabriques de papier pour alimenter ses imprimeries. Aussi bien ces deux branches économiques — le papier et les arts graphiques — ont-elles connu à Genève des périodes extrêmement brillantes, mais aussi des temps de marasme. Le présent chapitre soulignera le rôle de l'imprimé dans la diffusion du savoir et de l'information, et rappellera le passé prestigieux de l'imprimerie genevoise. 

La fabrication du papier

Le papier est une invention chinoise du Ile siècle de notre ère, conquise par les Arabes au VIlle siècle et découverte par des négociants européens à l'époque des Croisades. Ils importent d'abord le papier du Moyen Orient, mais dès 1250, on en fabrique en Italie, à Fabriano, cent ans plus tard en France et dans nos régions: une papeterie est attestée à Faverges, en Haute-Savoie, en 1350.
L'installation d'un battoir à papier dépend de deux facteurs: l'existence d'un cours d'eau exempt d'impuretés et de sels minéraux, et la proximité d'un centre de consommation. C'est ainsi que, dès la fin du XVe siècle, la plupart des rivières qui entourent Genève se sont équipées de battoirs pour alimenter la Cour de l'Evêché et les couvents de la ville. 

L'approvisionnement de Genève

A Genève même, les conditions ne se prêtent pas à l'installation de papeteries. L'Arve est trop sablonneuse; le Rhône en a compté une au XVIe siècle, à l'emplacement du quai du Seujet, mais elle a suscité des réclamations des voisins, incommodés par le bruit, et a disparu après quelques décennies. Les imprimeurs de la ville ont donc dû se tourner vers les territoires limitrophes: en Savoie, la rivière Chaise, en amont du lac d'Annecy, alimentait la papeterie de Faverges; le Fier, à la sortie du même lac, celle de Crans-Gevrier, et le Foron, non loin de La Roche, celle d'Arenthon, propriété d'une famille genevoise, les Diodati. Mais c'est dans le Pays de Gex que les papeteries sont les plus nombreuses; la plupart appartiennent à des Genevois et fournissent les imprimeurs de la ville. Ce sont l'Allondon et ses affluents, en particulier l'Allemogne, de même que la Versoix qui procurent l'eau nécessaire à ces fabriques. [p. 98]
A Dardagny, proche de l'Allondon, on dénombre trois battoirs au XVIe siècle; le dernier disparaît vers 1850. Allemogne, sur le cours d'eau du même nom, est célèbre pour ses moulins à papier. Le plus ancien, mentionné en 1426, appartient à une famille Patenier, qui tire certainement son nom de l'exercice de son industrie.
Deux autres papeteries sont mentionnées à Allemogne et deux à Thoiry au XVIe siècle. La plupart de ces battoirs sont la propriété de commerçants genevois ou sont commandités par eux. Un acte du notaire Etienne Rivilliod nous apprend, par exemple, qu'en 1601 ou 1602, un battoir à papier, à Allemogne, a été admodié par N. Piramus de Candolle et Jean Vignon, son beau-frère, à Loys Vuaillat et Jean Truchet, d'Allemogne.
La Versoix alimente un très grand nombre de papeteries. On en comptait cinq à Divonne aux XVIe et XVIIe siècles; en descendant le cours de la rivière, on trouve des moulins à papier à Grilly et Sauverny, puis à la Bâtie où une papeterie a fonctionné jusqu'en 1880; à Saint-Loup; enfin à Versoix, où subsiste la seule fabrique de papier du Canton. Elle est mentionnée, en 1655, en tant que propriété de la famille Savyon; en 1838, MM. Bristlen, Bouët et Annevelle s'associent et installent une petite machine à papier en continu. Bristlen se sépare ensuite de ses associés et développe son industrie, surtout à partir de 1873 et jusqu'en 1952, date à laquelle elle devient Papeterie de Versoix S.A. Depuis 1965, c'est une division de Litton Industries Corp., à Beverley Hills (USA), qui produit des papiers impression-écriture de haut de gamme: papiers offset sans bois extra-blancs, papiers pour enveloppes, papiers pour photocopieurs et papiers mécanographiques pour formulaires en continu et pour lecture optique. 

Le papier "à la cuve"

A l'origine, le papier est fabriqué feuille par feuille, à la main, à partir de pattes de lin ou de chanvre, la chiffe. Celle-ci est triée, lavée, puis réduite en bouillie dans des cuves au moyen de maillets de bois, avant d'être étendue sur des cadres, pressée et séchée. Il a fallu attendre la révolution industrielle, au XIXe siècle, pour que le processus soit mécanisé et les progrès de la chimie pour qu'à partir de 1875, on puisse recourir à d'autres matières premières contenant de la cellulose, avant tout le bois. Ces deux événements marquent la fin des ateliers artisanaux entourant Genève. Seule subsiste la papeterie de Versoix, qui a su s'adapter et a disposé des capitaux nécessaires pour le faire.

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Les filigranes

La fabrication artisanale du papier, à la cuve, est délicate. La qualité n'est pas toujours satisfaisante. C'est pourquoi on impose aux fabricants l'impression d'un filigrane qui permet de les identifier. Au XVIe et au XVIIe siècle à Genève, le Conseil promulgue ordonnance sur ordonnance sur la qualité des pattes et du papier "pour maintenir l'honneur et réputation ancienne de ceste cité audit fait de l'imprimerie". 

Une matière précieuse

L'approvisionnement en papier pose parfois des problèmes ardus. Le contrat reproduit page 97 montre avec quelles difficultés les Estienne devaient compter pour se procurer le papier nécessaire à leurs éditions. La correspondance de Voltaire avec ses imprimeurs est pleine de récriminations au sujet des retards mis à la publication de ses oeuvres complètes et les frères Cramer se livrent à des prodiges d'ingéniosité pour se procurer le précieux papier là où ils peuvent le trouver. Il en est de même pour l'édition genevoise de l'Encyclopédie.
Aujourd'hui, les éditeurs et imprimeurs s'adressent à des grossistes qui commandent et stockent les nombreuses qualités de papier, fabriquées pour la plupart à l'étranger.

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Les arts graphiques


L'imprimerie ne représente pas, statistiquement, une forte composante de l'économie genevoise: 162 entreprises, la plupart de faibles dimensions, à peine plus de 2.000 personnes employées, c'est peu pour une population active approchant 200.000 personnes. Son importance tient d'une part à des raisons historiques, d'autre part au rôle qu'elle joue dans la diffusion du message de la Genève internationale et universitaire. 

Une histoire cyclique

L'histoire de l'imprimerie genevoise est faite de périodes brillantes et d'éclipses qui correspondent assez exactement aux époques de plus ou moins grand rayonnement international de Genève, époque contemporaine mise à part: les Foires attirent, au XVe siècle, des imprimeurs d'Allemagne et de France; leur déclin favorise l'essor de cette industrie dans la ville rivale de Lyon. Puis la Réforme donne une vigoureuse impulsion à l'imprimerie genevoise qui participe, avec les nombreux imprimeurs réfugiés de France et d'Italie, à la mission évangélisatrice de la Rome protestante. Enfin, après une période de marasme dû surtout à la Contre-Réforme, le Siècle des Lumières donne à nouveau, à l'imprimerie genevoise, l'occasion de s'illustrer. A partir du XIXe siècle, le renom des arts graphiques genevois ne franchit qu'exceptionnellement les limites du Canton. 

Les débuts de l'imprimerie - Les incunables

L'opération qui consiste à presser des textes ou des images sur un support — papyrus, parchemin, vélin, papier, tissus — est connue en Chine depuis le VIe siècle et en Europe dès le XIIe sous sa forme primitive, la xylographie, ou impression de planches de bois gravées en relief. L'invention attribuée à Johannes Genfleisch, dit Gutenberg, un orfèvre issu d'une famille de monnayeurs de Mayence, au milieu du XVe siècle, est celle de caractères mobiles en métal, la typographie: on taille des lettres, ou poinçons, dans un métal dur, qui sert ensuite à former une matrice, en métal moins dur, dans laquelle se moulent les caractères de plomb.
Depuis la deuxième moitié du XVe siècle, les typographes saxons essaiment à travers l'Europe. Leur matériel est réduit, ils taillent généralement leurs poinçons eux-mêmes et vont ainsi, de ville en ville, attirés par des couvents, des seigneurs ou des commerçants.

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Il a été recensé une centaine d'incunables imprimés à Genève, entre 1478 et 1500. Chose remarquable, il s'agit, pour la moitié environ, d'éditions originales en français d'oeuvres littéraires, en particulier de romans de chevalerie, qui seront ensuite reproduites à Paris, à Lyon ou ailleurs. Genève occupe ainsi, dans cette spécialité, une place de premier plan. Il est intéressant d'ailleurs de relever que la diffusion de ces incunables n'a pas été étrangère à la domination progressive du français dans les écrits profanes et littéraires. 

La Réforme 

Après quelques années de crise due à la concurrence de Lyon, dont les foires avaient évincé celles de Genève, la Réforme donne à l'imprimerie un nouvel élan. L'avantage est d'ailleurs réciproque: si les Réformateurs font la fortune des imprimeurs, ils tirent de leur activité un profit considérable pour la propagation de leur message. On peut admettre, en effet, que sans l'imprimerie, la Réforme serait restée un simple conflit à l'intérieur de l'Eglise romaine, vite étouffé dans l'oeuf.
Si Genève voit affluer un grand nombre d'imprimeurs lors du premier refuge, c'est qu'ils sont les premières victimes de la lutte contre l'hérésie: ce sont gens cultivés attirés par les idées nouvelles; l'humanisme, la réformation de l'église les séduisent. En 1534, on brûle à Paris six imprimeurs et libraires compromis dans l'affaire des placards — des affiches contre la messe placardées jusque contre l'appartement du roi François 1er, à Amboise —; en 1535, onze autres subissent le même sort. Genève devient peu à peu ville de refuge pour les "évangélistes". L'Edit de Châteaubriant, du 27 juin 1551, en particulier, qui institue des chambres ardentes auprès des Parlements de Paris et de province, provoque l'afflux de nombreux imprimeurs et libraires dans la cité de Calvin.
Genève devient un centre important de production et de vente de livres. Plus de bréviaires, de missels, de livres d'heures ni de livres profanes, mais des bibles, des nouveaux testaments et surtout les oeuvres des réformateurs: 160 écrits de Calvin, 40 de Pierre Viret, 20 de Théodore de Bèze et de nombreux autres "évangélistes" (Luther, Farel, John Knox, Bernardo Ochino, Oecolampade, Juan de Valdes, etc.), entre 1550 et 1564, année de la mort de Calvin. Les psaumes traduits par Bèze sont tirés à 27.400 exemplaires — sans doute la plus grosse affaire d'édition du siècle — la plupart exportés en France et dans les pays francophones avec des bibles et [p. 103] des nouveaux testaments pour entretenir le zèle des réformés. Ce sont la plupart du temps des colporteurs qui parcourent la France pour y vendre, au péril de leur vie, les livres imprimés à Genève.
Mais la littérature érudite ne perd pas ses droits: grâce à la présence de Robert Estienne (1503-1559) et de son fils Henri Estienne (1531-1598), Genève s'affirme comme l'un des principaux centres d'imprimerie, en grec, en hébreu, en latin et en français (voir le tome VI de cette Encyclopédie, P. 79) 

Le XVIIe siècle 

Alors que la Réforme a "nourri" l'industrie du livre pendant la plus grande partie du XVIe siècle, c'est la Contre-Réforme qui a pris la relève avant même le début du XVIIe: à la suite du Concile de Trente, les livres de théologie émanent pour la plupart d'auteurs catholiques et Genève, pas plus que la Hollande, n'a part à ce marché.
Les imprimeurs genevois réagissent, d'une part en publiant des livres de droit et de médecine, d'autre part en renforçant leurs circuits commerciaux, spécialement dans les régions à forte population réformée. Ce sont deux dynasties d'imprimeurs, les Chouet et les De Tournes, qui réalisent ce prodige de faire monter de 10 à 30 pour cent la part des titres proposés aux foires allemandes par des libraires genevois, par rapport à l'ensemble des titres offerts par des libraires étrangers. Ce résultat a été obtenu, certes, au prix d'une certaine baisse de qualité, mais il n'en est pas moins digne d'admiration. Leur effort ne s'est d'ailleurs pas borné à exposer leur production dans les foires: ils créent un véritable réseau commercial en Franche-Comté, en Dauphiné, en Languedoc et jusqu'en Italie, en Espagne, au Portugal, désignant des représentants et organisant des échanges avec les éditeurs locaux. Ainsi, les libraires genevois font déjà montre d'un sens du commerce international qui fera leur fortune au siècle suivant.
Commentant cette belle vitalité de l'imprimerie genevoise au XVIIe siècle, Henri-Jean Martin écrit: "Ecartée lors des triomphes de la Contre-Réforme des circuits traditionnels, Genève n'en trouve pas moins les moyens de garder la place correspondant à sa puissance économique. En l'occurrence, son indépendance politique la favorise même par rapport à sa voisine lyonnaise, dont le destin est parallèle — et cela en dépit des handicaps que constitue sa position religieuse face à une clientèle surtout francophone et catholique".

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Le XVIIIe siècle 

Le Siècle des Lumières a été pour Genève une période brillante et l'imprimerie a participé au bouillonnement d'idées qui le caractérise: en 1748, les imprimeurs Barrillot et Fils se voient confier la première édition de L'Esprit des Lois de Montesquieu; à partir de 1755, les frères Cramer éditent les oeuvres complètes de Voltaire; de 1768 à 1782, Gabriel Cramer assure la réédition de l'Encyclopédie (400.000 volumes in-folio et in quarto), en collaboration avec Samuel De Tournes et Charles Joseph Panckoucke; en 1779, la Société Typographique de Boin, d'Ivernois et Bassompierre tente, en vain, d'éditer les oeuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau.
D'où provient cet attrait des presses genevoises? La censure a perdu de sa virulence, alors que celle du Royaume de France est restée très sévère; la tradition sert les intérêts des éditeurs étrangers; la réputation des imprimeurs genevois et la qualité de leur matériel sont une garantie de bienfacture; mais surtout l'organisation commerciale de ces imprimeurs est considérée comme essentielle à une bonne diffusion des ouvrages: les Frères Cramer disposent, entre 1755 et 1766, de correspondants dans 106 villes d'Europe occidentale, de Scandinavie et d'Egypte. C'est la raison pour laquelle Samuel De Tournes, après l'exécution du contrat d'impression de l'Encyclopédie, conserva la gestion de l'édition jusqu'en 1790. 

Le XIXe siècle 

La renommée des imprimeurs genevois n'a guère franchi, au cours du XIXe siècle, les limites du jeune Canton. Sans doute y eut-il d'admirables ouvrages de bibliophiles réalisés par trois générations de Fick; le premier, Guillaume, sur l'instigation de Sir Egerton Brydges, le deuxième, Jules-Guillaume, avec l'appui de Gustave Revilliod et la collaboration de Hermann Hammann, dessinateur, et de François Barillon, graveur, qui ont fait revivre les bois amenés à Genève par Jean De Tournes au XVIe siècle. Sans doute les Bonnant, Carey, Jarrys, Gruaz, Pelletier, Ramboz furent-ils d'excellents imprimeurs, mais ils ne produisirent guère que des ouvrages d'intérêt local, de même que les gazettes et journaux qui commençaient à paraître.
Sous l'Ancien Régime, Genève a bénéficié indirectement des restrictions imposées en France par la censure. Ce n'est plus le cas, dans la même mesure, au XIXe siècle.

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Les imprimeurs

La réputation de l'imprimerie genevoise repose sur un nombre limité de noms: du XVe au XVIIIe siècle, on en compte tout au plus une trentaine qui ont laissé une trace durable et sont dignes des honneurs de la renommée.
Au XVe siècle, la plupart n'ont fait que passer. Seuls Louis Cruse et Jean Belot ont pris racine à Genève, mais leur atelier ne leur a pas survécu. A l'époque de la Réforme, en 1563, on comptait 24 maîtres imprimeurs, mais seuls quelques-uns ont marqué: Robert et Henri Estienne, Jean Gérard, Jean Crespin, Conrad Badius et quelques autres. Le XVIIe siècle a été dominé par deux familles, les Chouet et les De Tournes, le XVIIIe siècle par celles des Cramer et encore des De Tournes; cette dernière dynastie a exercé la profession d'imprimeur-libraire à Genève pendant deux siècles: c'est en 1585 que Jean De Tournes quitte Lyon pour Genève; son fils Samuel est nommé, en 1636, "Imprimeur de la République et de l'Académie", titre que ses descendants conserveront pendant quatre générations, jusqu'à ce que Samuel De Tournes vende son fonds, en 1775. Dans la famille Cramer, on compte trois générations d'imprimeurs-libraires, de 1694 à 1775; la tradition a d'ailleurs été reprise au XXe siècle par Gérald Cramer et son fils Patrick, éditeurs d'art de réputation mondiale.
Cet effort n'a pas toujours été récompensé. On ne peut manquer, en effet, d'être frappé par les difficultés financières dans lesquelles se sont constamment débattus les imprimeurs genevois. A part quelques exceptions, ils ont toujours connu la gêne et les cas de faillites ne sont pas rares. Les métiers du livre enrichissent intellectuellement et spirituellement, mais non matériellement. 

Le métier d'imprimeur

Les débuts de l'imprimerie à Genève semblent s'être déroulés dans un climat de liberté, les ouvrages sortis de ses presses étant à la fois anodins par leur contenu et d'excellente qualité graphique. A partir de 1550, la profession revêt une importance économique, religieuse et politique telle qu'une législation s'impose pour assurer son bon fonctionnement et permettre les contrôles indispensables.
Ce sont les Ordonnances sur le faict de l'imprimerie du 13 février 1560, complétées le 10 mars 1580, restées en vigueur pendant deux siècles, qui précisent les conditions dans lesquelles peut s'exercer le métier d'imprimeur. [p. 106]
Nul ne peut installer une imprimerie sans avoir obtenu au préalable une licence de la Seigneurie; le nombre de presses auquel chaque imprimeur a droit est défini dans un règlement de 1562; l'horaire de travail est lui aussi fixé impérativement: il commence à 5h du matin et se termine à 7h du soir, avec une pause de 2 heures pour le repas de midi. Enfin, les ordonnances règlent les rapports de concurrence entre maîtres, leurs relations avec compagnons et apprentis, la durée de l'apprentissage, et contiennent de nombreuses prescriptions concernant l'exécution du travail.
Sur le plan pratique, la profession est astreinte, pour des raisons économiques, à d'autres règles tout aussi contraignantes: le plomb étant une matière rare et coûteuse, il importe d'immobiliser les formes le moins longtemps possible. Ainsi une forme achevée un jour à midi doit être imprimée le lendemain avant midi pour permettre de récupérer les caractères pour une autre forme. La première épreuve sera tirée à midi, corrigée dans l'après-midi; la seconde épreuve sera tirée le soir et le tirage définitif aura lieu dans la matinée du lendemain. Ces délais exigent de la part des compagnons une qualité de travail et une rapidité exceptionnelles, et une parfaite entente à l'intérieur de l'atelier. La maladie d'un typographe, son absence pour d'autres motifs peuvent avoir des conséquences très graves pour l'imprimeur. Eugénie Droz cite le cas d'un maître imprimeur, Abel Rivery, qui fait libérer son compagnon Michel Collomb, emprisonné pour avoir séduit sa propre femme car "à faute de luy, tous les ouvriers cessent". Ces contraintes liées à la rareté du plomb se sont assouplies avec le temps et ont entièrement disparu avec l'apparition de la monotype et de la linotype en 1890, remplacées aujourd'hui par la photocomposition. 

La censure 

Les autorités ne se préoccupent pas seulement d'assurer le bon fonctionnement de la profession, mais entendent contrôler les livres qu'elle produit afin qu'ils servent à propager la vraie doctrine réformée et concourent à l'édification des fidèles. Dès 1539, tout imprimé est soumis à une autorisation préalable du Conseil et au dépôt légal une fois terminé.
Les imprimeurs ne restent pas passifs devant les interdits du Conseil. Certains adoptent de fausses adresses typographiques — dans certains cas avec l'encouragement de la Seigneurie ou, concernant Pyramus de Candolle, à la suite d'une autorisation de Henri IV d'utiliser la mention [p. 107] Coloniae Allobrogum ou Cologny — d'autres installent des ateliers d'imprimerie hors du territoire de la République, à Thonon, à Gex, à Duillier.
Aux XVIe et XVIIe siècles, les livres saisis sont des bréviaires, des missels, des écrits "papistes" — le droit canon, les oeuvres de Thomas d'Aquin — des ouvrages licencieux et des livres de philosophie. A partir du XVIIIe siècle, on a renoncé à exercer une censure de type idéologique, mais le gouvernement est resté extrêmement vigilant en matière politique. Depuis 1679, le Résident de France est là, qui fait au Conseil des représentations chaque fois que paraît la moindre critique à l'égard du Royaume. La liberté d'opinion, en matière politique, est désormais singulièrement limitée: la condamnation, en 1762, du Contrat social et de l'Emile en est la manifestation la plus évidente. 

La période contemporaine

Par ordre d'importance, viennent en tête les imprimeries des deux quotidiens aux plus forts tirages. Sonor SA, éditeur de La Suisse, imprime le journal depuis 1929. Auparavant, le soin en était laissé à des imprimeurs de la place (Kundig, Zoellner, Soullier). Le journal sera imprimé, dès 1990, dans le centre d'impression ultra-moderne que construit en ce moment, à Vernier, le CICom, Crédit immobilier et de la Communication, organisme faîtier du groupe qui imprime La Suisse. La Tribune de Genève, qui a repris, en 1939, les ateliers de La Suisse, à la rue du Stand, adopte le principe de l'impression décentralisée: elle participe avec le groupe lausannois Edipresse (24 Heures, Le Matin) à l'édification d'un centre d'impression à Bussigny, mais la rédaction et la composition du journal restent à Genève. L'accord conclu en 1939, aux termes duquel Sonor renonçait à son imprimerie commerciale et la Tribune de Genève s'interdisait de publier un journal du matin, est échu en 1988: les deux journaux ont repris leur liberté et engagé une lutte sans merci. 

Des origines glorieuses

La Tribune de Genève dispose d'une imprimerie commerciale, la plus importante de Genève, Roto-Sadag, dont l'histoire est instructive. Elle est née de la fusion de deux sociétés qui ont joué un rôle de premier plan dans le développement et la diffusion d'un nouveau procédé d'impression, [p. 108] l'héliochromie, à Genève et à l'étranger. La Société anonyme des arts graphiques SADAG a été fondée en 1888, par Frédéric Thévoz, photographe et imprimeur genevois, qui a consacré sa vie à la reproduction des couleurs; son mérite a été d'appliquer à l'héliographie, ou impression en creux, le procédé de la trichromie qui, partant du rouge-magenta, du jaune-citron et du bleu-cyan, reproduit toute la gamme de l'arc-en-ciel et, par la superposition de ces trois couleurs de base, obtient le noir. Une filiale a été établie, en 1908, à Bellegarde, qui existe toujours comme société indépendante. Quant à Rotogravure S.A., fondée en 1915, elle appliquait le procédé de l'héliographie à des machines rotatives pour réaliser des tirages rapides en plusieurs couleurs. Elle a donné naissance à la Néogravure, à Paris, devenue par la suite Néogravure-Desfossés. En 1932, SADAG fusionne avec Rotogravure S.A. et la nouvelle société collabore, dès 1954, avec la Tribune de Genève pour devenir, en 1979, sa division d'arts graphiques.
Le plus ancien des quotidiens genevois, le Journal de Genève, a été imprimé successivement, au XIXe siècle, dans sept imprimeries différentes. Dès le moment où il a fallu passer de l'impression sur des feuilles à plat à la rotative, avec les investissements considérables liés à ce procédé, il a créé sa propre imprimerie à la rue du Général-Dufour, en 1899, où il est toujours imprimé en cette fin de siècle. Son imprimerie commerciale, créée en 1965, à la Jonction, a été reprise en 1989 par Atar S.A.. 

Une imprimerie presque centenaire

Atar S.A. a été fondée en 1896 par la fusion de sept entreprises: deux éditeurs, deux imprimeurs, un photograveur, un lithographe et un atelier de création artistique. Jusqu'en 1920, Atar est un éditeur et imprimeur d'art qui diffuse entre autres les albums d'Elzingre, bien connus des collectionneurs genevois. La venue à Genève de la Société des Nations et d'autres organisations internationales provoque, en 1920, un changement radical, et néfaste, de la politique de la maison. Elle abandonne les éditions d'art, s'équipe en "monotype" et en offset, et vend son fonds d'édition et sa librairie. Suit une période terne qu'interrompt seulement l'impression de quelques livres à grand tirage, pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale, à une époque où les imprimeurs français ne disposaient pas du papier nécessaire. La période actuelle est caractérisée par l'introduction, en 1956, de la fabrication de formules en continu, en 1971-1972 de la photocomposition, [p. 109: image / p. 110] et de l'achat de deux presses offset quatre couleurs de qualité. Ainsi, Atar a misé trop longtemps sur le livre, puis sur l'imprimé courant, avant de découvrir dans la fabrication de formules pour machines à écrire et ordinateurs une spécialité à sa mesure et de développer son département offset. En 1989, elle rachète l'imprimerie commerciale du Journal de Genève et consolide ainsi sa position de deuxième imprimerie du Canton.
Parmi les principales entreprises genevoises, il faut encore citer l'Imprimerie genevoise Victor Chevalier, qui a fêté son cinquantenaire en 1988; les Imprimeries populaires qui se sont installées à Genève en 1924, et un grand nombre d'entreprises de moindres dimensions. Ce sont en règle générale des "imprimeries de labeur", des bureaux de photo-composition, des imprimeries offset et des ateliers de sérigraphie. 

A la recherche de la perfection

Mais l'effectif et le chiffre d'affaires d'une imprimerie ne sont pas tout. Certaines entreprises modestes se sont distinguées par la qualité de leurs travaux. Ce fut le cas de l'Imprimerie Kundig, créée en 1832 par Elie Carey et dirigée depuis 1892, pendant près de cent ans, par William Kundig, son fils Albert et leurs descendants. Cette imprimerie typiquement genevoise s'est fait un nom par la qualité de son travail. Plus près de nous, Etienne Braillard a porté l'imprimerie à un rare degré de perfection et l'on trouve encore, parmi les maîtres imprimeurs modestes ou moyens et leurs compagnons, des artistes qui font honneur à la profession. 

Les imprimés

Comment se répartit la production des imprimeries gene-voises? La fabrication d'imprimés publicitaires et commerciaux occupe la première place avec 44 pour cent du chiffre d'affaires, celle des journaux et périodiques totalise 35 pour cent, les emballages et les livres chacun 8 pour cent. Quant aux travaux de ville, ils représentent le plus gros du chiffre d'affaires des petites imprimeries, mais n'entrent que pour une faible part dans l'ensemble des produits de la branche. Il apparaît clairement, à la lecture de ces chiffres, que la prospérité de l'imprimerie dépend entièrement de celle de l'économie en général, puisque ce sont les entreprises industrielles et commerciales qui commandent des imprimés publicitaires [p. 111] et commerciaux et des emballages, et qu'elles assurent même, par leurs annonces, la marche des journaux et des périodiques. On touche ici à la nature même de la profession: les entreprises d'arts graphiques n'ont pas l'initiative de leur activité, comme un constructeur d'automobiles, un fabricant de cigarettes ou un artisan céramiste: elles dépendent d'un industriel ou d'un commerçant, d'un éditeur de journaux ou de livres qui leur donne mandat de réaliser les travaux qui lui sont nécessaires pour diffuser un message ou présenter un produit. Cela ne les dispense pas de faire preuve d'initiative dans le choix et la prospection d'une clientèle, l'équipement de leurs ateliers et son financement, l'engagement et la promotion du personnel, mais non dans la réalisation d'un travail qui ne leur serait pas commandé par un client. Cela explique peut-être la relative passivité que l'on rencontre chez certains membres de la profession; cela explique aussi que certains imprimeurs se lancent dans l'édition pour alimenter leurs presses. 

Editeurs et imprimeurs

L'imprimerie a longtemps été l'art de produire des livres. Les "placards" se multiplient dans les périodes d'effervescence, en particulier au XVIIIe siècle; les journaux font leur apparition au XIXe siècle; et ce n'est que depuis la Deuxième Guerre mondiale que les imprimés publicitaires, les magazines illustrés et les emballages pèsent de tout leur poids dans la production des imprimeurs.
Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la distinction était beaucoup moins nette qu'aujourd'hui entre éditeur, imprimeur et libraire. C'était l'imprimeur qui contrôlait toute la chaîne des opérations et en supportait le risque, depuis le choix de l'oeuvre jusqu'à sa vente au public.
Au XIXe siècle, Genève a connu quelques éditeurs spécialisés en histoire genevoise — Alexandre Jullien — ou en livres scientifiques — Georg à Bâle et à Genève —, alors que certains imprimeurs continuaient la tradition de leurs devanciers et éditaient eux-mêmes les livres qui sortaient de leurs presses — Eggimann, Fick...
Au XXe siècle, la différenciation s'accentue entre édition, imprimerie et librairie, mais les éditeurs genevois sont à la fois peu nombreux, modestes et spécialisés. Georg & Cie. S.A. poursuit la tradition de la maison et édite surtout des livres de droit, d'économie politique et d'autres sciences humaines; "Labor et Fides" des livres de théologie protestante; "Médecine et Hygiène" des revues et des livres de [p. 112] médecine; Slatkine des réimpressions; la "Librairie Droz" publie des livres d'érudition; Gérald, puis Patrick Cramer des livres de bibliophiles; "Olizane" est spécialisé en livres de voyages; "Le Tricorne" déclare dans son catalogue que ses responsables "ont choisi de se faire plaisir"; "Pourquoi pas" pourrait en dire autant; "Adversaires" est fidèle à sa raison sociale; "Alpen Publishers S.A." publie des albums de bandes dessinées; quant aux Editions "Zoé", elles sont nées du désir de renouveler l'expérience des éditeurs-imprimeurs de l'Ancien Régime: une équipe enthousiaste a cherché à réunir les talents de l'auteur, de l'éditeur et de l'imprimeur, mais ce bel enthousiasme a trouvé ses limites et peu à peu les Editions "Zoé" se sont résignées à être des éditions comme les autres, avec peut-être un peu d'amour en plus. 

La crise de l'imprimerie genevoise

On entend souvent dire que l'imprimerie genevoise est en crise. Tel n'est certainement pas le cas pour la majorité des entreprises, mais il n'en est pas moins vrai que Genève n'occupe pas dans ce secteur la place de premier plan qui fut la sienne à différentes époques de son histoire. Elle est dépassée par des centres comme Paris, Lyon, les Pays-Bas, mais aussi, très nettement, par Lausanne. Les raisons en sont multiples et variées.
En premier lieu, on est forcé de constater que par tradition, les imprimeurs genevois se concentrent sur le livre, alors qu'aujourd'hui les gros chiffres proviennent des imprimés publicitaires et commerciaux.
Une autre raison, que l'on évoque très fréquemment, est la présence à Genève des organisations internationales qui commandent des quantité considérables d'imprimés, mais qui n'exigent ni couleur ni luxe dans la présentation. Les imprimeurs genevois se sont laissés griser par la possibilité qui leur était ainsi offerte de réaliser, sans grande peine, des chiffres d'affaires importants, sans se rendre compte qu'il s'agissait là d'un "cadeau empoisonné". D'autant plus empoisonné que, peu à peu, les organisations internationales se sont équipées pour réaliser elles-mêmes leurs imprimés. Les imprimeries intégrées ne sont d'ailleurs pas propres aux seules organisations internationales; elles constituent une concurrence redoutable pour les entreprises d'arts graphiques, d'autant plus que les nouveaux perfectionnements de l'informatique, en particulier la publication assistée par ordinateur (PAO), mettent les travaux d'imprimerie à la portée de toute bonne secrétaire. [p. 113] 
L'histoire récente de l'imprimerie genevoise abonde en occasions manquées et en déceptions. Albert Skira n'a pas trouvé, à Genève, les appuis qu'il cherchait et c'est Lausanne qui bénéficie de l'énorme apport que représente ce prestigieux éditeur. Les Editions Rencontre ont eu leur heure de gloire et leur déconfiture a coûté cher aux arts graphiques genevois. Il en a été de même d'IOS, qui occupait presque à elle seule les ateliers de l'Imprimerie Studer, laquelle a disparu peu après son client.
On reproche souvent aux imprimeurs genevois de pratiquer des prix excessifs comparativement à leurs concurrents suisses ou étrangers. Il est certain que les salaires genevois sont parmi les plus élevés et que l'on trouve ailleurs des équipements perfectionnés (rotatives offset quatre couleurs par exemple) qui permettent d'améliorer les conditions de production et par conséquent d'abaisser les prix de revient.
C'est précisément un autre reproche qui est fait aux imprimeurs genevois: celui de manquer d'audace et de prescience dans leur politique d'investissements, attendant parfois trop longtemps pour adopter de nouveaux procédés d'impression. Cette critique s'adresse d'ailleurs à l'industrie genevoise en général et à la prudence peut-être exagérée des établissements de crédit.
Enfin, l'une des difficultés les plus graves que rencontre l'industrie des arts graphiques est le manque de personnel qualifié. Le problème n'est pas propre à Genève, mais il est aggravé par l'attrait considérable, sur la jeunesse, du secteur tertiaire et par l'éloignement relatif de l'Ecole romande des arts graphiques, qui se trouve à Lausanne. Les imprimeurs trouvent difficilement des jeunes disposés à faire leur apprentissage de compositeur, de graveur ou d'imprimeur, et c'est la relève des anciens employés qui ne se fait pas. 

Les graveurs de poinçons et fondeurs de caractères 

On a vu que les premiers imprimeurs gravaient eux mêmes les poinçons destinés à former les matrices dans lesquelles seraient fondus les caractères. Par la suite, la gravure des poinçons est l'oeuvre de spécialistes, mais les imprimeurs continuent à fondre eux-mêmes les lettres dans les matrices. C'est ainsi que les célèbres caractères grecs utilisés par Robert et Henri Estienne ont été gravés par Claude Garamond. Robert Estienne est parvenu à emporter les matrices à Genève, au grand scandale du Royaume, qui les a récupérés quelque cinquante ans plus tard. [p. 114]
On connaît, à Genève, une seule fonderie de caractères de quelque importance: c'est celle qu'établit Jean de Laon, de Grandvilliers, dans l'Oise, qui fut admis en 1563 comme habitant et le 26 février 1574 à la bourgeoisie, et fut suivi de quatre générations de fondeurs. L'atelier passa, à la fin du XVIIe siècle, en partie à Daniel Pistorius, de Bâle, et en partie à Jean De Tournes, imprimeur venu de Lyon, puis en 1706, aux imprimeurs-libraires Chouet, De Tournes, Cramer, Perachon, Ritter, De Tournes, pour disparaître peu après. Une petite fonderie est encore signalée de 1871 à 1900, sous la raison sociale J. N. Fischer. 

La photolithographie

Nous sommes au siècle de l'image et, plus souvent encore, de l'image en couleurs. C'est dire l'importance des ateliers qui préparent les formes imprimantes destinées à reproduire les illustrations.
Ce furent d'abord des bois gravés, puis des plaques de cuivre pour la gravure en creux — taille-douce, eau-forte, aquatinte, etc. —, des pierres pour la lithographie, des clichés de métal pour la typographie. Aujourd'hui, ce sont les films pour l'impression offset qui dominent de loin la production des photolithographes.
On compte, à Genève, une quinzaine d'ateliers de photolithographie, dont certains ont atteint des sommets en matière de reproduction des formes et des couleurs.

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La reliure 

L'histoire de la reliure remonte à l'époque romaine, où l'on est passé du volumen, ou rouleau de papyrus, au codex, qui se composait de feuilles de parchemin réunies en cahiers qu'il fallait assembler et protéger par une reliure. Cette histoire se confond pendant longtemps avec celle du livre, car les reliures ne sont pas signées et l'on ignore le plus souvent qui en est l'auteur. De plus, à Genève, la Réforme a fait disparaître les livres religieux du Moyen Age aux plats garnis de cabochons et a combattu toute manifestation de luxe, réduisant la reliure à une fonction purement utilitaire.
La Bibliothèque publique et universitaire possède de très belles reliures, mais il est rarement possible d'en fixer l'origine. Les plus célèbres sont la grande Bible de Saint-Pierre, qui date du XIIe siècle, et la Bible dite d'Henri IV; celle-ci était destinée au roi de Navarre, mais on raconte que les messagers chargés de la lui remettre étant arrivés après sa conversion au catholicisme, ils ont remporté leur présent.
La reliure d'art est un luxe, une parure dont on orne un livre précieux. Ce sont surtout les bibliophiles qui assurent à leurs livres une présentation digne de leur contenu, mais en matière littéraire le Genevois est plus lecteur que collectionneur; on trouve aussi des "reliures de présent", destinées à conférer à un livre offert tout le prix que l'on attache aux mérites de son destinataire.
Jusqu'à la Révolution française, les libraires recevaient les livres en feuilles, dans des tonneaux, et les faisaient relier par les artisans de leur choix, d'où une grande variété de reliures pour un même titre.
A partir du XIXe siècle, on compte, à Genève, quelques relieurs de talent, en tête desquels il faut citer les frères Asper, établis à Genève vers 1875, et Alfred Prévost, relieur au Bourg-de-Four dès 1872, qui aura pour successeurs Victor Veihl, puis Roger V. Veihl, fondateurs de la société qui relie la présente Encyclopédie.
La période contemporaine abonde en relieurs d'art talentueux: la Reliure Veihl a obtenu, en 1971, le diplôme d'honneur du concours du Fleuron d'or et d'argent de la Fédération suisse de la reliure; Pierre-Louis Wermeille a célébré, en 1982, ses vingt ans d'atelier; Jean-Luc Honegger a été invité à exposer ses travaux à l'Hôtel de Sens, à Paris, en 1984; d'autres relieurs font honneur à leur art, qui fait de plus en plus appel à l'esprit créatif et à l'évocation, sur la reliure même, du contenu de l'ouvrage.
Le XXe siècle est aussi celui de la reliure industrielle. Dès la fin du siècle précédent, les machines à coudre, à plier, à [p. 116: image / p. 117] agrafer font leur apparition, mais c'est après la Deuxième Guerre mondiale que s'installent les chaînes automatiques d'assemblage et de brochage qui assurent un travail d'une rapidité stupéfiante et en même temps d'une qualité constante. Les deux principaux ateliers de reliure industrielle, Reliure Veihl S.A. et Reliure Muller S.A., ont fusionné en 1989 pour former la société Reliure Muller Veihl S.A.
De 1975 à 1985, le recensement fédéral des entreprises fait apparaître une diminution de 29 pour cent des effectifs dans les ateliers de reliure, qui sont passés de 262 à 186 personnes. La reliure d'art a été épargnée par cette baisse, qui affecte exclusivement la reliure industrielle. D'où vient cette évolution? D'une part, on relie de moins en moins, d'autre part certaines éditions de livres reliés, comme Skira et Rencontre, ont émigré ou disparu. 

Les arts graphiques à l'époque de l'électronique

Quelle est, quelle va être l'importance des arts graphiques à l'époque de l'électronique? De plus en plus l'écran se substitue au papier comme support de communications à l'intérieur d'une entreprise, comme dans ses rapports avec l'extérieur. On parle même de livres électroniques, spécialement indiqués pour les ouvrages scientifiques destinés à l'enseignement.
Et pourtant, rien ne remplace l'imprimé pour la conservation et la diffusion du savoir. Sa fabrication bénéficie grandement des nouvelles techniques électroniques, mais il demeure, à vues humaines, irremplaçable. Scripta manent

J. de S.
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Au service de l'écriture et du dessin


La fabrique de crayons Caran d'Ache ne fait guère parler d'elle à Genève: pas de licenciements, pas de conflits sociaux, pas de chiffres rouges, pas d'aventures boursières; on serait tenté de dire d'elle: les entreprises heureuses n'ont pas d'histoire. Elle n'en mérite pas moins une place de choix dans cette Encyclopédie, car elle est unique, spécifiquement genevoise et connue dans le monde entier.
Unique, elle l'est par le genre d'articles qu'elle produit et qu'elle vend: la fabrication de crayons, noirs ou de couleurs, fait appel à l'industrie chimique pour le choix de pigments et des autres matières entrant dans la composition des mines; à l'industrie du bois pour les porteurs de ces mines; les machines qu'elle utilise sont pour la plupart développées et construites dans ses ateliers, ce qui l'apparente à l'industrie des machines; nombreux sont par ailleurs les produits qui font appel à la micro-mécanique et à l'électronique (porte-mines, stylos, briquets). Les montres et les articles de maroquinerie qu'elle commercialise la font participer enfin au commerce du cuir.
Les caractères spécifiques de Caran d'Ache sont nombreux: non seulement l'entreprise est implantée à Genève depuis 65 ans, mais, si elle doit affronter de puissants concurrents étrangers, elle est seule de son espèce en Suisse; de plus, elle est d'une taille relativement modeste (400 personnes employées), ce qui lui permet d'établir avec le personnel des relations de confiance et souvent d'amitié; la proximité de ses deux usines, de part et d'autre de la frontière franco-suisse, confère une grande souplesse à son programme de fabrication; enfin et surtout, elle donne l'impression d'une stabilité, d'une solidité à toute épreuve: plaçant la qualité de ses produits et la créativité de ses chercheurs en tête de ses préoccupations, elle a suivi une progression régulière, ajoutant sans cesse de nouveaux articles à la gamme de sa production et de sa commercialisation par une politique prudente et réfléchie de diversification. [p. 119]
Quant à la réputation de Caran d'Ache à l'étranger, elle est attestée par le montant de ses exportations: plus de la moitié de son chiffre d'affaires provient de ses ventes, dans 70 à 80 pays, sans compter les achats de touristes de passage en Suisse.
L'histoire de Caran d'Ache vient confirmer ces constatations. Dès sa création en 1924, l'entreprise lance ses célèbres crayons de couleur Prismalo. En 1929, elle acquiert l'invention de Carl Schmid, ingénieur à Genève, le Fixpencil, premier porte-mines à griffes entièrement métallique, qui asseoit la réputation de la firme. En 1952, Caran d'Ache ajoute à sa gamme les craies d'art Neocolor, vivement appréciées par Picasso et d'autres artistes; suivent des gouaches, des pastels, des feutres et d'autres articles, et en 1987, un assortiment de 80 crayons de couleurs pour artistes. L'entreprise se place ainsi résolument dans le secteur professionnel et crée pour les artistes le Prix Caran d'Ache Beaux-Arts.
En 1970, Caran d'Ache crée une nouvelle série de produits, la collection Madison — stylos et porte-mines de luxe, complétés, par la suite, par des briquets. Tous ces produits "haut de gamme", de même que des montres et des articles de maroquinerie fabriqués par des tiers, sont vendus dès la fin des années soixante-dix sous la marque Cd'A.
Ces succès industriels et commerciaux valent à l'entreprise le Prix de l'Industrie de la Ville de Genève 1988.
Caran d'Ache a adopté la forme de la société anonyme, mais ses actions ne sont pas cotées en bourse et sont concentrées en un petit nombre de mains, en sorte qu'elle a conservé le caractère d'une entreprise familiale. La qualité et la notoriété de sa production n'en font pas moins l'un des plus glorieux fleurons de l'industrie genevoise et suisse. 

J. de S.
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L'industrie textile et de l'habillement


L'annuaire statistique du canton de Genève révèle qu'en 1987 l'industrie textile comptait un seul établissement, avec 66 ouvriers et employés, que l'industrie de l'habillement et de la lingerie groupait, dans sept entreprises, 122 personnes et que l'industrie du cuir et de la chaussure était forte de sept usines et de 246 personnes. Au total, ces trois secteurs représentaient donc le 6,3 pour cent des entreprises industrielles du Canton, alors que l'effectif des personnes occupées n'atteignait que 2,16 pour cent de la population active genevoise. Il n'en a pas toujours été ainsi. 

Les draperies et soieries

Le premier refuge, au milieu du XVIe siècle, s'est traduit par l'établissement, à Genève, de drapiers de laine en provenance de France (tisserands de serge et de draps, futainiers, bonnetiers, mouliniers, fouleurs, tondeurs, teinturiers, apprêteurs) et de soyeux échappés de France et d'Italie (veloutiers, taffetassiers, passementiers, mouliniers et cardeurs, teinturiers). La draperie genevoise n'a jamais eu la notoriété de ses concurrentes zurichoise, picarde ou flamande. En revanche, la "Grande Boutique", ainsi qu'on appelait la fabrication et le commerce de soieries, a donné à cette industrie genevoise une réputation étendue: de 1594 à 1627, François Turrettini a fondé neuf "Compagnies", investissant au total, avec ses associés, 723.000 écus d'or et retirant de ses manufactures des profits considérables qui iront en s'amenuisant. La draperie et la soierie déclinent peu à peu à partir de 1620, sans toutefois disparaître. Les passementiers, en particulier, continuent à fournir des rubans de soie aux doreurs qui, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, excellent dans la fabrication des galons, franges, dentelles d'or et d'argent. 

Les indiennes 

Le deuxième refuge, consécutif à la Révocation de l'Edit de Nantes, donne naissance à l'indiennerie: un industriel du Dauphiné, Daniel Vasserot, ayant trouvé refuge à Genève, y crée, en 1691, une manufacture d'indiennes et y associe, en 1701, son neveu Antoine Fazy, réfugié huguenot lui aussi. C'est le début de la fabrication de toiles peintes, ou indiennes, en Suisse. La mode s'en était répandue en France à la suite de l'importation, par la Compagnie des Indes orientales, de toiles peintes en provenance des Indes, et des manufactures s'étaient créées, surtout dans les régions à prédominance [p. 122] huguenote. L'Edit de Fontainebleau, du 22 octobre 1685, porte un premier coup à cette industrie et, le 28 octobre 1686, un décret royal interdit l'entrée en France des toiles imprimées et leur fabrication. Dès lors, les manufactures étrangères ont le champ libre et la contrebande est active.
A Genève, la fabrique de Daniel Vasserot et Antoine Fazy s'installe aux Eaux-Vives, où des ateliers de blanchiment des toiles étaient actives à partir de 1594. Par la suite, Antoine Fazy crée une manufacture aux Pâquis et, en 1728, ses fils Jean et Jean-Salomon construisent une fabrique aux Bergues et l'exploitent sous la raison sociale "Fazy frères". Il s'agit d'une manufacture importante, employant 600 à 800 ouvriers, sur une grande parcelle au bord du Rhône, qui abrite également les résidences privées des industriels.
La fabrication des indiennes contribuera largement à la prospérité de Genève pendant tout le XVIIIe siècle et donnera naissance aux indienneries neuchâteloises et glaronnaises. On compte plus de 2.000 ouvriers, en 1785, répartis entre les Eaux-Vives, le Pré-l'Evêque, les Pâquis et la Coulouvrenière. Les indiennes sont vendues aux foires de Francfort, Leipzig, Lyon, Beaucaire, etc. Mais Joseph Labarthe, qui a racheté, en 1813, la fabrique de Jean-Samuel Fazy, aux Bergues, la revend, en 1827, à la Société anonyme des Bergues, qui édifie sur cette parcelle l'Hôtel des Bergues et 24 maisons. L'indiennerie genevoise n'a pas survécu à la crise provoquée par la concurrence britannique et d'outre-mer, et par le protectionnisme français. 

La situation actuelle 

Jusqu'à l'introduction de l'informatique et de la robotique, l'industrie textile était une forte consommatrice de main-d'oeuvre non qualifiée, généralement sous-payée; rien d'étonnant, dès lors, si elle a disparu, après la Deuxième Guerre mondiale, des pays fortement industrialisés et s'est développée dans le Tiers Monde, surtout dans le Sud-Est asiatique, et si Genève, à la main-d'oeuvre rare et aux salaires élevés, a vu fondre son industrie textile. A cela deux exceptions, remarquables à plus d'un titre: une filature de coton qui prospère grâce à un équipement d'avant-garde, faisant appel à des procédés de haute technologie, et des entreprises qui se sont délibérément spécialisées dans le haut de gamme, réservé à une clientèle de grand luxe.
Filinter S.A., à Meyrin, fondée en 1984, a commencé son exploitation en 1986. L'usine, entièrement robotisée, occupe cinquante personnes, en trois équipes de huit heures chacune. [p. 123]
Elle tourne donc 24 heures sur 24, 350 jours par an. Pour produire la même quantité de fils avec une usine traditionnelle, il faudrait un effectif six fois plus élevé. Une deuxième étape est en construction, qui permettra, avec un effectif double, une production deux fois supérieure. La main-d'oeuvre est composée d'informaticiens et de mécaniciens. Les ouvrières sont remplacées par des robots qui exécutent toutes les opérations, du prélèvement du coton dans les balles jusqu'au contrôle du fil bobiné, en passant par le dépoussiérage, le nettoyage, le cardage, l'étirage, le bobinage... Il est fascinant de voir un robot s'immobiliser spontanément devant une broche arrêtée, se saisir du fil, l'amorcer et le rattacher, puis poursuivre sa route vers la prochaine interruption; ou encore d'observer un autre robot qui récolte les bobines pleines et les remplace par des tubes vides.
L'installation a été conçue par le bureau d'étude Gherzi, à Zurich, et réalisée par Rieter, à Winterthour, pour qui Filinter fonctionne, en quelque sorte, comme une usine-pilote. De plus, Zellweger, à Uster, a fourni les installations de réglage et de commande électronique et Luwa, la climatisation. [p. 124: image / p. 125]
L'avantage de l'automatisation réside non seulement dans un gain de main-d'oeuvre, mais dans une amélioration de la qualité et surtout de sa régularité. Des machines sophistiquées contrôlent le coton brut à son entrée dans l'usine, le filage en cours de fabrication et les fils terminés à la fin du cycle.
Comment s'explique l'installation d'une filature de coton à Genève, ville que l'on dit condamnée au tertiaire et qui n'a jamais brillé dans la filature et le tissage du coton? "Ma famille, explique M. Moiz Benkohen, directeur général, habite depuis de nombreuses années à Genève, centre mondial du commerce de coton brut, et apprécie les facilités de cette ville en matière de transports et d'équipement des zones industrielles. Les nouvelles technologies ne peuvent être exploitées que dans un pays disposant d'une main-d'oeuvre hautement qualifiée et fiable, de préférence sans expérience de la fabrication traditionnelle des textiles. C'est pourquoi nous avons créé une filature ultra-moderne à Genève".
Filinter importe du coton du monde entier et exporte 95 pour cent de sa production en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, dans certains pays d'Afrique du Nord. N'est-ce pas une réponse éloquente à ceux qui prédisent la mort de l'industrie genevoise? Le miracle de la haute technologie existe et la baisse des effectifs n'est pas toujours signe de marasme. D'ailleurs, on parle déjà de l'installation, à proximité de Filinter, d'une usine de tissage bénéficiant, elle aussi, des avantages de la robotisation. 

L'industrie de luxe 

La haute couture est une tradition genevoise. Elle comprend une demi-douzaine de maisons qui, la plupart du temps, achètent leurs modèles à Paris ou en Italie et les adaptent aux goûts et aux mesures de leur clientèle. La plus ancienne, Paul Daunay, a été créée en 1929 et reprise en 1979 par Pierre Weyeneth. Jean-Marie Chapatte s'est établi en 1959, Anita Smaga en 1960, Blaise-Willy Fischer et "Germaine Haute couture" en 1966, Ugo Presentazi en 1975.
Proche de la haute couture par la clientèle à laquelle elle s'adresse, la haute fourrure est également bien représentée à Genève. La maison la plus ancienne et la plus importante est Max Reby Tigre Royal S.A.. Elle a été créée en 1888, et reprise en 1968 par Max Reby, dont les deux fils, Jean-Bernard et Lionel, la dirigent aujourd'hui. Elle compte cinquante employés, dispose d'une succursale à New York, Reby Furs International, importe les peaux brutes du Canada [p. 126] et de l'URSS, les fait tanner, éventuellement teindre, et crée, confectionne et vend ses modèles, avant tout à l'exportation. La fourrure est l'ancêtre des métiers de l'habillement, d'où le sentiment, chez les fourreurs, de participer à une tradition noble et vénérable. Genève compte en outre un grand nombre d'ateliers de fourrure de dimensions plus restreintes et aux ambitions plus modestes.
Sait-on que Genève fut un centre mondial de fabrication de cravates? Dans les années cinquante, on y compte cinq cravatiers occupant plusieurs centaines d'employés. Aujourd'hui, seule subsiste la société Anthime Mouley S.A., fondée en 1913. Elle dispose de deux ateliers, l'un à Chêne-Bourg, l'autre à Annemasse, avec en tout 130 employés environ, dont trente à Genève. Une petite usine en Espagne complète la production. "Ce qui nous a sauvés, déclare le président, M. Simon Schwok, c'est, d'une part, que nous sommes spécialisés dans le grand luxe, d'autre part, que nous nous sommes équipés en machines très sophistiquées". Or qui dit luxe, dans le domaine de la mode, dit signature d'un grand couturier. Mouley S.A. a acquis en 1959 l'exclusivité de la marque "Lanvin", sauf aux Etats-Unis. Depuis lors, il fournit aussi des cravates sous les marques "Daks" et "Davidoff" et, tout récemment, "Cerrutti 1881". La maison n'est pas peu fière de coudre sur les cravates qu'elle confectionne des étiquettes portant ces noms prestigieux. Les jacquards de soie sont achetés en Suisse, les tissus imprimés viennent de l'étranger. Chaque année, on constitue des collections de centaines de dessins qui sont proposés aux détenteurs des marques, puis manufacturés à raison de 3.000 cravates par jour.
On compte encore à Genève un fabricant de sacs de couchage et de couvre-pieds, Richner & Cie., un fabricant d'uniformes pour l'armée, CMC S.A., une manufacture de bretelles et ceintures, Simba S.A., un atelier de création d'articles de sport, Henri-Charles Colsenet, mais les fabricants de chaussures ont tous disparu.
Le problème le plus aigu pour tous ces industriels et artisans du textile et de l'habillement, c'est celui de la main-d'oeuvre. Elle est en grande partie étrangère et la relève ne se fait pas, faute d'autorisations de travail... et les candidats à l'apprentissage sont rares. Reste la main-d'oeuvre frontalière, qui, dans bien des cas, constitue l'ultime ressource. 

J. de S.
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Les industries alimentaires et le tabac


Des confitures "maison" aux usines de conditionnement 

Depuis l'invention de l'agriculture et de l'élevage, les hommes s'efforcent de perfectionner les méthodes pour accommoder, améliorer, diversifier et conserver les aliments. Les inventaires après décès de la vieille Genève, conservés depuis le XVIe siècle, énumèrent et décrivent les réserves d'aliments dans les ménages, confitures, jambons, fromages, toupines de beurre fondu.
Mais ces produits, élaborés par des ménagères qui réalisent elles-mêmes toutes les opérations de conditionnement, ressortissent à l'artisanat: pour que l'on puisse parler d'industrie alimentaire au sens propre, il faut que les produits soient préparés et conditionnés en très grande quantité, dans des fabriques, selon un processus rationalisé qui comporte plusieurs opérations distinctes, accomplies successivement par plusieurs agents spécialisés, ouvriers, machines ou robots.
L'industrie alimentaire suppose la création d'un produit original: la farine ou le pain à partir du blé, les condiments au vinaigre ou les sauces à partir de légumes et d'autres ingrédients. Il y a une part de cuisine dans cette suite d'opérations, bien que la cuisine ne suffise pas à définir l'industrie alimentaire. De même, le simple conditionnement à des fins de commercialisation (torréfaction de café, débitage de viande, embouteillage de boissons par exemple) ne remplit qu'une partie des conditions de l'industrie alimentaire proprement dite.
Enfin, il faut distinguer l'industrie alimentaire de la restauration de masse, représentée à Genève par des entreprises ou des services tels que "Catering Swissair", qui occupe un nombreux personnel à la préparation des plateaux de repas sur les avions. 

Histoire des industries alimentaires genevoises

Les industries alimentaires sont apparues à Genève au cours du XIXe siècle, en même temps d'ailleurs que dans les autres pays d'Europe occidentale. Elles se sont multipliées après 1850, si bien qu'au début du XXe siècle Genève comptait trente-cinq entreprises pouvant être considérées comme telles. Il s'agissait en général de petites unités: l'effectif de leur personnel oscillait entre dix et cinquante ouvriers. La majorité de ces entreprises travaillaient pour le marché local. Quelques-unes, toutefois, avaient un rayonnement national et même international. Le Journal officiel de l'Exposition [p. 128] nationale suisse de 1896 mentionne deux entreprises genevoises de cette catégorie qui ont obtenu une médaille d'or pour leurs produits. Il s'agit des Biscuits Pernod et de la fabrique de confiserie Deshusses et Degailler, à Versoix. La première de ces entreprises était à l'époque le numéro un des biscuits en Suissse, tandis que pour la seconde, le Journal officiel précisait que "cette récompense met le sceau à la réputation universelle de ces excellents produits".
La plupart des industries alimentaires de cette époque ont aujourd'hui disparu. Jusqu'après la Première Guerre mondiale, le nombre d'entreprises n'a que peu diminué: si certaines ont cessé leur activité, de nouvelles se sont créées. C'est surtout après la guerre de 1939-1945 que l'on a vu disparaître plus des deux tiers des fabriques de produits alimentaires genevoises.
La création, par les grandes chaînes de distributeurs (Migros et Coop par exemple), de leurs propres unités de production ou de leurs propres marques, a certainement contribué à un réaménagement du paysage industriel dans le domaine alimentaire. D'où la disparition de beaucoup de petites unités industrielles genevoises, qui n'ont pas su se restructurer ou n'ont pas été en mesure de consentir les investissements nécessaires pour demeurer compétitives.
Pour faire face à cette situation, certaines entreprises genevoises ont fusionné ou ont repris des entreprises de leur branche sises dans d'autres cantons. C'est par exemple ce qu'ont fait la Vinaigrerie Chirat et les Minoteries de Plainpalais. Ces fusions ou absorptions leur ont permis d'acquérir la [p. 129] dimension nécessaire pour conquérir le marché romand d'abord, national ensuite. On a vu également, durant cette période, se créer les boulangeries industrielles, nées pour répondre aux besoins des magasins à grande surface.
Bien que le nombre de fabriques ait fortement diminué, les statistiques montrent que l'effectif du personnel employé dans l'industrie alimentaire a augmenté. En 1950, seules les Laiteries Réunies occupaient plus de cent personnes. Aujourd'hui, plusieurs des fabriques citées dépassent ce nombre. Il s'agit donc d'un secteur en expansion. Les entreprises qui ont ainsi su faire face à la restructuration du marché pourront sans doute subsister à Genève si les conditions économiques locales restent acceptables, comparées à celles des autres régions de la Suisse (frais de personnel, recrutement, disposition des terrains, etc.). 

Du blé au pain: minoteries et boulangeries

Les nombreux moulins qui existaient, attestés depuis le VIe siècle, le long du Rhône et de l'Arve, de Versoix. du Nant-d'Avril, de l'Allondon et de la Drize (on en dénombrait plus d'une trentaine) ont petit à petit disparu, dès que le moteur est apparu (voir aussi tome II de cette Encyclopédie, pages 163-165, et ci-dessus, page 20). Ces moulins ont été remplacés par de véritables usines à grains, avec silos, élévateurs pneumatiques, etc.
Au début du XXe siècle, la meunerie genevoise disposait d'un quasi-monopole en Suisse, du fait de sa situation à l'arrivée des grains importés de Russie, d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud, acheminés par bateau jusqu'à Marseille et de là, par chemin de fer jusqu'à Genève. Il était en effet avantageux de traiter le grain sur place et de répartir ensuite les produits finis à travers la Suisse. La Première Guerre mondiale, avec ses difficultés de subsistance et d'approvisionnement, incita la Confédération à légiférer pour encourager la production de blé indigène, ce qui a eu pour conséquence de relativiser le rôle de Genève.
Ainsi, le secteur de la meunerie est fortement influencé par la politique de subsistances de la Confédération. L'administration fédérale des blés, rattachée au Département fédéral des finances et des douanes, surveille la culture et l'amélioration des céréales, le commerce et le prix du blé, de la farine panifiable et du pain. Elle fixe la répartition du blé indigène entre les moulins. Et comme les meuniers sont tenus d'entretenir des réserves pour la Confédération, celle-ci s'interdit d'importer de la farine panifiable. [p. 130]
Ces mesures — ajoutées au déclin du port de Marseille au cours de l'entre-deux-guerres — ont évidemment diminué l'activité commerciale dont Genève était la tête de pont. Il en résulte que les entreprises genevoises de meunerie, nombreuses et prospères au début de notre siècle, ont beaucoup diminué en nombre, et ont subi les phénomènes de restructuration et de concentration propres à ce secteur, que l'on peut observer dans toute la Suisse. De fait, une minoterie suffirait actuellement à Genève pour moudre la production cantonale et pour assurer la consommation. Le canton compte actuellement trois établissements de ce genre, qui ne seront bientôt plus que deux.

Les Minoteries de Plainpalais

Société anonyme fondée en 1885 à partir d'un ancien moulin sur l'Arve, qui ne disposait, à l'origine, que de deux paires de meules, les Minoteries de Plainpalais S.A. ont pris un développement considérable et se sont bien adaptées à l'évolution technique et économique durant tout leur siècle d'existence. Elles ont absorbé deux moulins à Genève et racheté des minoteries à Sion et à La Chaux-de-Fonds. Aujourd'hui, leur situation au bord de l'Arve et sur une future voie express ne leur permet plus de s'étendre. C'est pourquoi elles vont, à la fin de 1989, transférer leurs installations de production à Granges-Marnand, dans le canton de Vaud, et leurs terrains de Plainpalais vont être affectés à des bâtiments administratifs et à des logements.

Les autres meuniers

Les Minoteries du Rondeau-de-Carouge ayant cessé toute activité en 1972, il subsiste dans le Canton les Moulins de Versoix, société anonyme familiale qui remonte à la première moitié du XIXe siècle et produit sa propre énergie à l'aide d'une petite usine électrique sur la Versoix, et le Moulin de la Pallanterie S.A., auxquels il faut ajouter les Moulins agricoles genevois, à La Plaine, dont le but est de permettre aux associés de tirer le parti le plus avantageux possible des céréales produites par eux, en les transformant en farine panifiable et en denrées fourragères. Leur vocation commerciale est donc limitée au territoire cantonal. Le Moulin de la Pallanterie présente une particularité riche de promesses. La boulangerie industrielle Bisa, qui lui est rattachée, vend en gros et au détail, dans les magasins et dans les restaurants Aux Bonnes Choses, toutes sortes de produits de boulangerie, de pâtisserie et même de plats cuisinés. [p. 131]

Les boulangeries industrielles

Les boulangeries industrielles représentent, dans une ville internationale, où le secteur des services domine largement l'économie, un "créneau" particulièrement intéressant et prometteur. En effet, la disparition progressive des petites boulangeries artisanales de quartier et les besoins croissants des femmes qui exercent une activité lucrative au dehors et n'ont pas le temps de préparer des pains et des gâteaux comme au "bon vieux temps", assurent à ces entreprises des débouchés sans risque.
Une entreprise telle que Zogg (Pain d'Or S.A.), partie d'une petite boulangerie de quartier, située en l'Ile, a ouvert une première pâtisserie à la rue de Lausanne, puis, en 1968, un laboratoire de "viennoiseries" (croissants, petits pains divers, au sucre, au chocolat, aux raisins) travaillant sept jours sur sept. En 1971, une importante unité de production de pain s'ouvre à la route des Acacias, suivie d'un service traiteur, puis d'une pâtisserie et chocolaterie à la rue de la Colline. Le rachat de la biscuiterie Doria, en 1977, permet le regroupement de toutes ces activités, qui occupent alors plus de 120 personnes. Le développement se poursuit avec la mise en service, en août 1985, d'une énorme unité de production, pourvue d'un concept original de stockage et de récupération de l'énergie, surveillée en permanence par onze micro-processeurs, occupant une surface de 7.000 m2 dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny. Plus de 340 ouvriers et employés assurent la production et la distribution dans vingt-sept points de vente, de diverses sortes de pains, de viennoiseries, de pâtisseries, de glaces, de chocolats, de surgelés crus, de plats cuisinés et décorés pour des réceptions, etc.
Zogg n'est qu'un exemple de boulangerie industrielle placée sur un terrain favorable, compte tenu des besoins croissants de la population genevoise en produits alimentaires diversifiés et frais, ne demandant au consommateur pas d'autres efforts que de prendre son téléphone, d'ouvrir son porte-monnaie et de porter sa main à sa bouche au cours d'un cocktail. On pourrait citer encore, outre les "Bonnes Choses" déjà mentionnées, la boulangerie Jowa, à Carouge, qui alimente les succursales Migros, et la boulangerie Coop, à Vernier-Satigny. 

Les produits laitiers

L'industrie de conditionnement et de transformation des produits laitiers ne vise plus essentiellement à absorber et à valoriser la production de l'élevage régional, réduit, [p. 132] aujourd'hui, à sa plus simple expression dans le canton de Genève, mais à fournir des produits laitiers frais aux consommateurs d'une région presque totalement urbanisée.

Les Laiteries Réunies

A Genève, si l'on met à part une petite fabrique établie à Carouge, Silivri S.A., le secteur des produits laitiers est entièrement dominé par une vaste société, dont l'activité s'étend sur toute la région, les Laiteries Réunies. Comme l'histoire et la situation de cette entreprise dans l'économie genevoise ont déjà été traitées dans cette Encyclopédie (voir tome II, pages 166-168), ce sont surtout les aspects techniques de la production et de la vente qui sont présentés ici.
L'industrie laitière est en effet un domaine fort complexe, qui combine de multiples fonctions: réception du lait par la vidange, puis le nettoyage de camions-citernes isothermes; le refroidissement et l'entreposage dans des conditions d'hygiène irréprochables, précédant les divers traitements du lait: filtrage, pasteurisation (à 70° C) ou traitement à ultra-haute température (UHT), centrifugation pour la production de la crème; l'ensemencement par des bacilles acides ou des ferments, ou encore la sélection des micro-organismes naturels et vivants du lait qui sont développés pour produire par exemple du yogourt ou des fromages; le chauffage; la maturation de certains fromages; l'aromatisation des fromages; le conditionnement et l'emballage (du lait, des oeufs, etc.); le nettoyage et le rinçage.
La maîtrise d'une telle fabrication nécessite la connaissance de la chimie organique, de la bactériologie, de la biologie et de la diététique, ainsi que, pour la mise en oeuvre des installations, de la mécanique, de la thermodynamique, de l'électricité et de l'électronique.
Une telle mission, dans les conditions du XXe siècle finissant, ne peut être exécutée que dans des installations hautement sophistiquées. La centrale des Laiteries Réunies, inaugurée en 1983, à Plan-les-Ouates, occupe 12.700 m2 au sol et abrite toute la division des produits laitiers. Elle possède notamment un vaste laboratoire qui consacre la plus grande partie de son activité aux analyses exigées par le contrôle de l'hygiène et de la qualité du lait, ainsi qu'à la recherche bactériologique. Les exigences des consommateurs dans une société toujours plus médicalisée, dont les maîtres à penser sont les diététiciens et hygiénistes, dont les idées sont reflétées dans une législation et une réglementation très détaillées, font de ce type de laboratoire le véritable centre nerveux d'une grande entreprise de produits laitiers. [p. 133: image / p. 134]
Sur les quelque 50 millions de litres de lait livrés en 1988, 17 millions ont été pasteurisés ou traités à haute température, et vendus sous emballage, et 3 millions sous forme de lait cru en vrac, 1,3 millions de litres de crème ont été obtenus et traités; les yogourts, desserts et flans ont absorbé plus de deux millions de litres, tandis que les fromages frais et à pâte molle — grande spécialité de la maison — et la fabrication du beurre ont requis près de seize millions de litres. Ces quelques chiffres rendent compte des dimensions de l'entreprise et de ses problèmes, notamment de l'extrême dépendance des Laiteries Réunies par rapport aux producteurs de lait du canton de Vaud et de la zone française limitrophe, mais aussi de la précision exigée dans le processus de production et de conditionnement touchant à des quantités aussi importantes d'une matière première éminemment périssable.
Dans ces conditions, la commercialisation de produits, fournis par des partenaires autres que les membres de la fédération laitière, constitue un moyen de régulariser et de compléter l'approvisionnement des divers secteurs d'activité des Laiteries Réunies. Celles-ci sélectionnent, achètent, stockent dans leurs vastes caves, préemballent et vendent d'importantes quantités de fromage à pâte dure, de fromage à pâte molle, notamment français, et de beurre. Ainsi, les spécialités commercialisées en 1988 atteignaient près de trois millions de kilos et les fromages de négoce représentaient 22 pour cent du chiffre d'affaires, ce qui explique que dans le Recensement fédéral des entreprises de 1985, les Laiteries Réunies sont classées dans les entreprises de commerce de gros.
La diversification de la production représente une autre ressource pour une telle entreprise. Le conditionnement et la vente des oeufs en sont un exemple. La fabrication des glaces et des sorbets (les produits "Pierrot"), effectuée par les Laiteries Réunies dès 1930, occupe une division entière, installée depuis 1967 à Carouge-La Praille. Les glaces double-crème, les crèmes glacées et les glaces au lait, telles qu'elles sont définies par l'ordonnance fédérale sur les denrées alimentaires, doivent en effet être fabriquées exclusivement à partir de produits laitiers (crème et lait, beurre, lait en poudre ou lait concentré) et des fruits, du café ou de la poudre de cacao servant à les aromatiser. La production de glaces des Laiteries Réunies permet donc d'utiliser une part non négligeable du lait livré par la Fédération: en 1988, plus de 5 millions et demi de litres de crèmes glacées et de sorbets ont été vendus. Cela suppose évidemment des installations frigorifiques particulièrement puissantes, capables de produire, de stocker et de conditionner également divers surgelés (plus d'un million de litres traités en 1988).

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Viande et charcuterie

L'élevage et l'abattage des porcs, ainsi que la fabrication de la charcuterie, constituent, depuis les origines, le complément obligé d'une laiterie: le cochon, récupérateur du petit-lait et d'autres résidus de laiterie et de fromagerie, est le compagnon des troupeaux de vaches sur les "poyas" fribourgeoises et à proximité des laiteries locales. Aux Laiteries Réunies, les dimensions sont évidemment tout autres, et la gestion d'une porcherie, depuis 1926, a fait place peu à peu à une énorme fabrique de charcuterie (la marque "Au Paysan") qui a exercé son activité de 1967 à 1988 dans un bâtiment fonctionnel à Carouge-La Praille.
Placées devant la nécessité d'agrandir leurs installations de boucherie-charcuterie, les Laiterie Réunies ont préféré racheter, en 1988, les bâtiments, installations et magasins de boucherie-charcuterie de G.S.W. (Gaudet-Séchaud-Waegell) S.A. Issue de la boucherie Waegell, qui s'était établie, en 1921, dans le quartier de Saint-Gervais, cette entreprise avait prospéré, installé plusieurs succursales à Genève et en Suisse romande, et une fabrique modèle de produits de charcuterie au Bachet-de-Pesay. Depuis 1975, Waegell possédait, dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny, une fabrique très moderne. Sa fusion, en 1986, avec la maison Gaudet-Séchaud, une société de services spécialisée dans les produits alimentaires et surtout carnés, a accentué l'orientation commerciale de Wœgell. La reprise de ces activités par les Laiteries Réunies va dans le même sens.
Ces opérations de concentration montrent que dans ce domaine aussi, tout est en mouvement: ainsi, les abattoirs municipaux de la ville de Genève vont être transformés en société anonyme de droit privé, et leurs installations entièrement reconstruites à La Praille.
Une autre entreprise de boucherie, la maison Vecchio, remonte à Christophe Vecchio, un petit berger piémontais arrivé à Genève en 1885, qui eut bientôt son propre troupeau de moutons, puis se lança dans le commerce de viande. L'affaire se développa si bien qu'en 1970, année où l'on inaugura, à La Praille, de nouvelles installations, la troisième génération des Vecchio possédait son propre cheptel de quelque 5.000 moutons, élevés dans cinq exploitations qui accueillaient, chaque année, environ 20.000 bêtes en transhumance.
On ne saurait terminer ce chapitre sans faire au moins une mention de Frangi S.A., fabrique de salami, et sans rappeler l'existence de la boyauderie Gebert & Cie qui, elles, constituent de pures industries alimentaires, sans l'orientation commerciale adoptée par les précédentes.

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La conserverie

La conserverie n'a pas échappé aux phénomènes de restructuration et de concentration qui marquent le paysage industriel genevois et suisse depuis le milieu du XXe siècle. Sans doute certaines données du milieu genevois lui sont-elles favorables: dans un canton où la production maraîchère occupe une place relativement importante au sein du secteur agricole, l'art de la conserve et du conditionnement semble promis à un développement florissant. De fait, la production maraîchère du Plateau suisse est beaucoup plus considérable et alimente des fabriques de taille beaucoup plus grande. A Genève, la difficulté de trouver des terrains et du personnel oblige les responsables à des prodiges d'imagination et d'ingéniosité.
Si l'on excepte les quelques traiteurs qui proposent, à prix d'or, des "confitures maison", deux conserveries subsistent, de tailles inégales. A Carouge, une entreprise familiale, E. Gras S.A., est restée fidèle au terroir et s'est spécialisée dans le conditionnement des célèbres cardons, cette côte chargée d'histoire, dont la tradition attribue l'origine aux réfugiés français de la révocation de l'Edit de Nantes.
Mais c'est surtout Chirat qui occupe le terrain. Selon les données transmises à l'intérieur de la maison, l'entreprise aurait été fondée, en 1838, par le vinaigrier Charles Chirat. Mais c'est seulement à partir du moment où l'importance des affaires justifie la création d'une société que la maison Chirat, Gardy & Cie apparaît, en 1859, dans les actes des Archives d'Etat. Elle se transfère à Carouge en 1870.
La maison Chirat, célèbre sur le plan local pour ses moutardes et ses vinaigres, garde un caractère familial jusqu'en 1950, année où elle fusionne avec la vinaigrerie de Grange-Canal. Dès lors, l'ampleur de la demande et de la production détermine des modifications profondes dans la structure: en 1951, la société est rachetée par Bourgeois Frères à Ballaigues qui, en 1960, construisent une nouvelle fabrique à la Fontenette, à Carouge. En 1971, L. Chirat S.A. entre dans un groupe américain, CPC/Europe, groupe auquel sont également rattachés la Société anonyme des produits alimentaires Knorr et celle de Hirz Produits frais S.A.. Cette solution, qui renforce le mythe démobilisateur de la mainmise alémanique sur l'industrie genevoise, présente pourtant des avantages certains: tout en laissant une marge d'autonomie suffisante aux cadres genevois, elle a seule permis la construction, en 1974, de l'actuelle fabrique à la route de Saint-Julien. Surtout elle assure la base financière nécessaire à l'innovation et à la recherche de nouveaux produits. [p. 138]
La spécialité traditionnelle de Chirat est la conserve au vinaigre, ou plutôt, de nos jours où les estomacs sont devenus délicats, la conserve au jus vinaigré, contenant 2 à 2,5 pour cent d'acide acétique — quantité minimale pour se contenter d'une pasteurisation, qui maintient plus de vitamines dans les conserves que la brutale stérilisation. Dans ce domaine de la pasteurisation, Chirat a joué un rôle de pionnier, dès les années cinquante.
Tandis que les légumes tels que carottes, céleris et racines rouges, proviennent de l'agriculture genevoise, la plupart des autres produits sont importés. Les concombres et les cornichons sont récoltés, selon les régions, du 15 juin au 20 septembre. Ainsi, on traite successivement la récolte du sud de l'Italie, celle du nord, enfin celles de Suisse, de France, de Hollande, etc. Les oignons, les poivrons et d'autres légumes permettent des échelonnements analogues. Les céleris et les racines rouges prennent le relais et alimentent l'usine jusqu'à Noël. La diversité des produits et des provenances procure ainsi à la fabrique une certaine sécurité des approvisionnements. Les olives viennent presque exclusivément d'Espagne, les câpres d'Espagne et du Maroc, les poivrons d'Italie et de Bulgarie, les chanterelles de Pologne, les graines de moutarde du Canada, les petits maïs d'Extrême-Orient, les choux-fleurs d'Italie, les piments de France. L'autre secteur traditionnel de Chirat est la vinaigrerie, la fabrication des moutardes et des sauces émulsionnées. C'est de ce côté-là que se trouvent les créations et les fabrications d'avenir. Chirat a été le premier à concevoir une mayonnaise à calories réduites appelée de toute évidence à un grand succès dans un pays trop grassement nourri, et donc bientôt imitée par d'autres entreprises. Les sauces froides: bourguignonne, tartare, cocktail, curry, aïoli, raifort, poivre vert, paprika, etc., représentent sans doute le domaine le plus prometteur de la production. L'innovation la plus récente, fabriquée par Chirat et diffusée par Knorr sous le nom de "Primerba", est une préparation de fines herbes, d'abord surgelées, puis travaillées sur une base de graisse et d'huile. Cette spécialité est facile à exporter, grâce au groupe international dont Chirat fait partie, tandis que l'ensemble des conserves, produit lourd, coûteux à transporter — et à fabriquer vu le niveau des salaires suisses — est vendu à 95 pour cent sur le marché suisse. Le cas de Chirat est caractéristique des conditions de l'industrie alimentaire genevoise, qui ne peut sortir de sa "camisole de force financière" que par des innovations, des recherches et une adaptation à la tertiarisation croissante de l'économie genevoise. [p. 139]

Le chocolat 

L'histoire de l'industrie chocolatière genevoise en offre une autre illustration. Dès la fin du XVIIIe siècle, on comptait, à Genève, plusieurs confiseurs qui fabriquaient du chocolat, alors une sorte de pâte, sucrée ou non, plus ou moins fine, agrémentée de divers arômes telle que vanille. Seuls se sont maintenus ceux qui ont pu utiliser l'énergie hydraulique pour le "conchage", opération qui consiste à homogénéiser la pâte de chocolat en la chauffant jusqu'à 80° C, en y incorporant du beurre de cacao et en la remuant lentement durant deux à trois jours.
C'est ainsi qu'en 1826, le confiseur Jacques Foulquier s'installe en l'Ile pour utiliser la force motrice du Rhône et y faire fonctionner deux machines pour accroître sa production artisanale de chocolat. Son gendre Jean-Samuel Favarger, horloger de formation, change de métier pour lui succéder et donne son nom à l'entreprise, aujourd'hui encore entre les mains de ses descendants.
La construction, dès 1871, de diverses installations en aval de l'Ile pour l'alimentation de Genève en eau, fait monter le niveau du Rhône et rend inutilisables les moulins et autres installations situées en l'Ile. Elle oblige l'entreprise Favarger à transférer, en 1875, sa fabrique de chocolat sur les bords de la Versoix, dont elle utilise le courant. Tandis qu'un magasin est ouvert en ville, au quai des Bergues, pour assurer l'écoulement local des produits, Favarger modernise ses installations, que la Revue universelle de 1892 décrit avec enthousiasme. Cet article passe en revue le triage des fèves, leur torréfaction, leur vannage et leur concassage, le passage dans la salle des mélangeurs à deux ou trois galets, puis dans celle des broyeurs, fournies par la maison Kustner frères. Le chocolat est ensuite chauffé dans des étuves, conché, "boudiné", pesé et moulé, tapoté et refroidi à l'aide d'une machine frigorifique système Raoul Pictet. L'article relève encore la présence d'un ascenseur central et l'éclairage à l'électricité.
Trois quarts de siècle ont passé. Un plan d'urbanisme adopté en 1962 a théoriquement rayé Favarger du territoire versoisien. L'entreprise est paralysée dans son développement, tant des bâtiments que de l'équipement industriel. Certains la croient à l'agonie. De toutes les fabriques de chocolat qui se sont essayées à Genève, la seule qui paraît alors viable est la maison Fjord, créée en 1936, installée à Chêne-Bourg en 1938 et équipée de machines modernes. Ayant passé les années de guerre non sans difficulté, Fjord emploie dans les années soixante 200 personnes, dont 150 à l'usine. [p. 140]
Vingt ans plus tard, le paysage a complètement changé. Tandis que Fjord a disparu en 1980, Favarger, réunissant toutes les ressources humaines de la famille et du personnel, à force d'acharnement au travail et d'imagination, a réussi à "sauver" la plus grande partie de son terrain à Versoix et amorce un redressement spectaculaire. Des unités modernes de fabrication sont construites, l'électronique vient au secours de la technique et du goût. Favarger a imposé sur le marché un nombre restreint de produits, dont les plus connus sont les "Avelines" et les "Nougalines". Pour maintenir de telles spécialités, compte tenu d'un certain conservatisme chez les consommateurs, un dosage des ingrédients d'une exactitude rigoureuse est indispensable. Les emballages eux-mêmes ne peuvent être changés sans risque.
Le lancement de nouvelles recettes entraînant une mise de fonds considérable, notamment en publicité, une fabrique de petite taille préfère produire et vendre des articles présentant moins de risques financiers. Par exemple la "couverture", c'est-à-dire le chocolat acheté en gros par les confiseurs pour préparer des chocolats artisanaux, des fondants, des pralinés, des glaçages pour des tourtes ou des pièces montées, ou par des biscuitiers pour recouvrir ou fourrer des biscuits, nécessite un minimum de manutention et procure par conséquent la marge bénéficiaire nécessaire à la survie de l'entreprise.
Le prix des matières premières est en effet le pivot de la rentabilité. Selon les produits fabriqués, la part des matières premières entre pour 20 à 90 pour cent dans le prix de revient. Favarger n'importe pas directement ses fèves de cacao, mais le fait par l'intermédiaire d'agences qui traitent directement avec des planteurs qu'elles connaissent. Le lait vient de Gruyère, déjà déshydraté, les amandes et les noisettes viennent d'Espagne, le beurre de cacao est fabriqué par des maisons spécialisées aux Pays-Bas, en Espagne ou en Italie. Le sucre provient partie des raffinements suisses, partie de la CEE. 

Contraintes légales, ou "la société fade du risque zéro"

La loi définit exactement les proportions des divers ingrédients qui entrent dans la composition des produits de l'industrie alimentaire. Ainsi les produits chocolatiers doivent correspondre à des normes précises, ce qui d'ailleurs n'empêche pas les confiseurs de procéder à des mélanges originaux, adaptés au goût de leur clientèle. [p. 141]
Les derniers incidents qui se sont produits à propos du vacherin, dont la croûte, mangée mal à propos, a provoqué une grave maladie, mortelle dans certains cas, sont venus rappeler l'existence de toute une législation sur le contrôle des denrées alimentaires, et la puissance des structures administratives, cantonales et fédérales, chargée de faire appliquer cette législation. Est-ce que l'organisme humain n'est plus armé pour se défendre contre les poisons dont il est menacé? Ou les "progrès" de la chimie entraînent-ils avec eux tout un cortège de maladies mystérieuses?
Toujours est-il que l'article 69bis de la Constitution fédérale, accepté en votation populaire le 11 juillet 1897, donne à la Confédération le droit de légiférer sur le commerce des denrées alimentaires et "sur le commerce d'autres articles de ménage et objets usuels en tant qu'ils peuvent mettre en danger la santé ou la vie". Les cantons sont chargés d'exécuter ces dispositions, qui n'ont fait que se multiplier depuis le vote, en 1905, de la loi sur le commerce des denrées alimentaires et des divers objets usuels.
Le texte réglementaire le plus important et le plus volumineux sur ce sujet est l'ordonnance fédérale du 26 mai 1936, sur les denrées alimentaires et objets usuels: près de cinq cents articles, modifiés et adaptés chaque année au terme de procédures très compliquées et circonspectes, définissent avec précision chaque denrée alimentaire, indiquant les teneurs maximales et minimales de leurs différents composants. Un seul exemple: "Article 156. La quantité de poudre à lever pour un kilo de farine doit dégager au moins 1.500 cm3 d'acide carbonique actif; l'excédent de bicarbonate de soude qu'elle peut contenir ne doit pas dépasser 3 grammes. Cette quantité doit être indiquée sur l'emballage. Cent grammes de poudre à lever doivent dégager au moins 4.500 cm3 d'acide carbonique actif."
Cette ordonnance est complétée par divers textes sur le lait, les viandes, les vins, les fromages et surtout, par une ordonnance très impressionnante de précision chimique "sur les substances étrangères et les composants dans les denrées alimentaires", dont la dernière version date de 1986. Cette réglementation, qui tient compte des normes internationales, vise à protéger la santé des consommateurs. Son utilité, dans une société fragilisée et toujours plus exposée aux allergies, est évidente. Les fonctionnaires chargés de la faire appliquer, disposent d'un pouvoir considérable. Des informations mal formulées, des mesures inadaptées peuvent provoquer de véritables paniques et créer, dans la situation actuelle de concentration de l'industrie alimentaire, des difficultés économiques très graves à des secteurs entiers. Mais qui a encore [p. 142] le temps de préparer ses aliments lui-même, depuis la cueillette au jardin potager jusqu'à la mise en bocaux des conserves familiales? 

Comment vit l'industrie alimentaire? 

Si on recherche les raisons qui favorisent le développement, le déclin ou le redressement des entreprises de l'industrie alimentaire, le pur raisonnement économique et technique est insuffisant. La personnalité des chefs, leur autorité, faite de volonté, et de compétence et... d'amour-passion, sont le ressort essentiel de la réussite. Les entretiens que les auteurs de ces lignes ont pu avoir pour préparer ce chapitre les ont persuadés que l'avenir des industries alimentaires genevoises, la condition de leur survie et de leur prospérité, ne résident pas seulement dans la sécurité offerte par la législation et par un financement généreux, mais dans la volonté et dans l'énergie de la direction. 

D. G. et C. S.
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L'industrie du tabac à Genève 

Au début du XXe siècle, la cigarette, importée des pays du Moyen-Orient, était encore un produit de luxe, de prix élevé, réservé à une minorité de privilégiés.
Dès 1915, les premières manufactures de tabac s'installent à Genève: Ed. Laurens, à Grange-Canal, British American Tobacco (B.A.T.), aux Acacias, et Job à Carouge. Les pionniers de l'industrie de la cigarette ont l'esprit d'entreprise; ils créent de nouveaux modules, de nouveaux goûts et, grâce à une production de plus en plus mécanisée, ne tardent pas à démocratiser la cigarette.
Par exemple l'emballage, exclusivement manuel, était confié à des ouvrières spécialisées qui avaient acquis une dextérité et une rapidité étonnantes. C'est vers 1930 qu'apparaissent les premières machines à emballer les cigarettes (en paquets ou en boîtes de vingt pièces) qui, progressivement, remplaceront la main-d'oeuvre féminine spécialisée.
Dès cette époque, fumer devient un plaisir de plus en plus répandu et la cigarette, de simple produit d'agrément, évolue vers l'article de marque de grande consommation.

Une source de profits pour l'Etat

Si l'augmentation de la consommation réjouit l'industrie genevoise du tabac — qui représentait à une certaine époque le quart de la production nationale — elle n'a pas manqué d'attirer l'attention des autorités fédérales! Car, de tout temps, la cigarette a été une source de revenus pour l'Etat. Déjà au XVIIIe siècle, Necker, Genevois de naissance, affirmait: "De toutes les contributions, l'impôt sur le tabac est la plus douce, la plus imperceptible. On la range, avec raison, parmi les plus habiles inventions fiscales." Le 27 octobre 1933, le Conseil fédéral se manifeste par un arrêté décrétant l'obligation pour tous les manufacturiers du tabac, artisanat compris, de se faire inscrire auprès de la direction générale des douanes, dans le registre des fabricants (engagement réversal). 

Grandes et petites entreprises

L'inventaire fait à cette occasion, à Genève, énumère onze fabricants tenant une "grande comptabilité" et douze fabricants tenant une "petite comptabilité". Cette distinction comptable reste un mystère, même pour la direction générale des douanes, qui n'est plus en mesure de l'expliquer! [p. 145]
Il est intéressant de citer les raisons sociales des maisons et les patronymes des magasins de tabac ainsi répertoriés: parmi les "grands", en plus des trois fabricants déjà cités, Ed. Laurens, B.A.T. (Suisse) et la société Job, on trouve la Manufacture La Civette S.A., Djelika S.A., Nestor Gianakis, Sato S.A. et Davidoff. Parmi les "petits", on rappellera quelques noms comme Rhein, Hauchmann, Poltera, Roschewski, qui sont encore dans la mémoire de nombreux vieux Genevois.
Le nombre de personnes employées par l'industrie genevoise du tabac a suivi une courbe ascendante jusqu'au milieu du XXe siècle, culminant à 1.500 personnes (Laurens, B.A.T., Job). Depuis lors, grâce à l'électronique, l'équipement de production s'est perfectionné à un point tel que toute manutention des produits en cours de fabrication a pratiquement disparu. Un personnel moins nombreux, mais techniquement qualifié, a remplacé la main-d'oeuvre traditionnelle. Une machine à cigarettes produit 9.000 cigarettes par minute, soit cent cinquante cigarettes par seconde. L'emballage, en paquet ou box de vingt cigarettes, se fait automatiquement par des machines, à une cadence identique.

La lutte des fabricants pour la survie

L'industrie genevoise du tabac a, comme d'autres branches économiques, subi l'érosion due à une lutte concurrentielle acharnée. Si l'on comptait encore sept fabricants à Genève en 1975, aujourd'hui il ne reste plus que deux maisons avec cinq cents postes de travail: B.A.T. et Ed. Laurens, mais un seul fabricant, Laurens S.A., ayant récemment transféré sa production hors du canton. L'industrie du tabac doit aussi faire face à des campagnes anti-tabac renouvelées. Si les premières interdictions sont dictées par des motifs de morale — en 1667, le Consistoire a obtenu une interdiction des "académies de tabac" —, c'est aujourd'hui le souci sanitaire qui domine. A ce sujet, il faut remarquer que c'est à Genève, en 1932, qu'à été créée la première cigarette munie d'un bout filtre, la "Stella filtra". Par cette innovation, Ed. Laurens S.A. a révolutionné le marché et les habitudes du fumeur, à telle enseigne que cinquante ans plus tard, 97 pour cent des cigarettes vendues en Suisse sont munies d'un filtre. 

J.-L. Z.
haut
[p. 146]

L'industrie de la construction


La construction joue un rôle très important dans l'économie genevoise puisqu'elle fait vivre la moitié des entreprises et plus de 40 pour cent des travailleurs du secteur secondaire.
L'industrie de la construction passe par une période de grande activité due à la prospérité générale de Genève et au besoin de rattrapage qui existait dans l'équipement du Canton. 

Structure de la profession

Le secteur de la construction comprend les entreprises de génie civil, qui construisent routes, ponts, tunnels, barrages, aéroports, usines, etc. et celles du bâtiment qui se subdivisent en entreprises de maçonnerie, qui construisent le gros oeuvre, et en entreprises du second oeuvre. Ces dernières exercent ce que l'on nomme les métiers annexes du bâtiment, à savoir:

  • groupe A: travail du bois, couverture et étanchéité, gypserie-peinture, marbrerie, papiers peints, sols, vitrerie, stores
  • groupe B: chauffage et ventilation, constructions métalliques, électricité, ferblanterie, installations sanitaires, serrurerie.

La plupart des entreprises de génie civil sont aussi des entreprises de maçonnerie. Selon la terminologie suisse, ces entreprises forment le "secteur principal de la construction", qui est une traduction approximative du terme allemand Bauhauptgewerbe.
Les entreprises principales travaillent dans plusieurs domaines de la construction: travaux publics, génie civil, bâtiment, travaux spéciaux, et certaines d'entre elles possèdent leur propre bureau d'étude. 

Rappel historique

Si l'art de construire remonte à la plus haute antiquité, cette branche d'activité a été si marquée par un caractère artisanal que personne, à Genève, n'aurait songé à parler de "l'industrie de la construction" avant la fin de la Première Guerre mondiale.
Les méthodes de construction ont évolué au cours des siècles puisqu'on est passé du bois à la maçonnerie, puis aux constructions métalliques et au béton, mais le premier bâtiment genevois qu'on peut qualifier de révolutionnaire est le Pavillon du Désarmement sur le quai Wilson, construit en 1931-1932, en employant des techniques ultra-modernes pour [p. 147]
l'époque: ossature métallique, parois en verre et en béton projeté. Ce bâtiment, qui devait être conservé comme monument historique, a malheureusement brûlé en 1987.
Plus significative est l'évolution de la formation des chefs d'entreprise et celle de leurs rapports avec leurs clients.
Jusqu'au XVIIIe siècle, les maîtres d'état acquièrent leurs connaissances sur les chantiers et, pour faire agréer leurs projets importants, ils présentent un "modèle", ce que nous appellerions aujourd'hui une maquette. Dès 1700, s'il s'agit de construire des ouvrages prestigieux — comme les maisons patriciennes —, ils reçoivent les plans d'architectes célèbres, en général parisiens, qui se soucient peu de l'exécution. Le meilleur exemple est l'Hôtel Buisson (13, rue Calvin): selon le contrat de construction de 1699 qui nous est parvenu, les plans viennent de Paris et l'exécution est confiée à Moïse Ducommun "maître-maçon et entrepreneur", qui joue en fait le rôle d'un architecte-directeur de travaux et qui sous-traite ("sous-tâche" dans le contrat) la construction proprement dite à d'autres maîtres-maçons. II n'est pas fait mention d'ingénieur.
Après la Révolution française, les entrepreneurs ont la possibilité de suivre des écoles d'ingénieurs et d'architectes, à Paris tout d'abord, puis à Genève même dès 1820-1830.
Au XIXe siècle, un propriétaire qui veut se faire construire une belle maison s'adresse à un Brolliet, un Guillebaud ou un Vaucher, qui se charge de toutes les opérations, depuis l'établissement des plans jusqu'à la pose des boutons de porte et aux aménagements extérieurs. [p. 148]
Jusqu'à cette époque, le choix des matériaux de construction est dicté par la proximité des carrières et des forêts d'où ils proviennent, à cause des difficultés de transport par terre; c'est ce qui explique la couleur assez uniforme de la Vieille Ville où la molasse et le chêne sont les matériaux principaux.
Dès l'arrivée du chemin de fer à Genève, en 1858, les entrepreneurs font venir leurs matériaux de régions plus lointaines, ce qui popularise les façades polychromes.
Ce qu'on appelle la période fazyste (1846-1861) a été bénéfique pour les entreprises de construction puisque, grâce à la démolition des remparts, la ville a doublé de superficie en une quarantaine d'années. Pour déjouer toute tentative de monopole privé, des conditions très strictes sont mises à l'acquisition des terrains: on interdit la formation de "consortiums" de propriétaires, mais on admet les sociétés immobilières, les architectes-promoteurs, les banques, les assurances et, naturellement, les particuliers.
C'est de là que date le mode traditionnel de répartition des tâches dans une opération de construction. Le maître de l'ouvrage (en général le propriétaire) choisit un ou plusieurs mandataires: architectes, ingénieurs et, plus tard, bureaux d'étude; les mandataires — ou maîtres d'oeuvre — sont responsables de la conception de l'ouvrage, ainsi que de la coordination et de la surveillance des travaux; ce sont eux qui procèdent aux adjudications, avec l'accord du maître de l'ouvrage, aux divers entrepreneurs qui seront responsables de la bonne exécution des travaux.

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Industrialisation de la construction

C'est depuis la Deuxième Guerre mondiale que l'industrialisation s'est développée de façon spectaculaire, ce phénomène marchant de pair avec la mécanisation et, depuis peu, avec la miniaturisation des équipements. Celle-ci permet de faire exécuter, économiquement, par des machines, de tout petits travaux (fouilles à l'intérieur d'un immeuble, par exemple) pour pouvoir consacrer les forces humaines à des tâches plus nobles.
Dans le génie civil, la puissance et la précision des machines ont considérablement augmenté, les applications de l'électronique et de l'informatique se sont multipliées, les méthodes de gestion les plus perfectionnées ont été introduites dans les grandes entreprises. Il suffit de penser aux engins de terrassement gigantesques que l'on peut voir sur les chantiers d'autoroute, ou aux "tunneliers", tels que ceux qui ont creusé un anneau souterrain de près de 27 kilomètres de circonférence et de 4,5 mètres de diamètre au CERN.
A certains égards, l'évolution a été encore plus frappante dans le bâtiment et l'on peut parler d'une vraie mutation. Elle s'est produite notamment dans le domaine des engins de levage (grues à flèche relevable) et dans celui de la préparation du béton, mais le facteur qui a le plus contribué à l'industrialisation du bâtiment est la standardisation.
Celle-ci engendre la monotonie lorsqu'il s'agit de façades, mais il faut reconnaître qu'elle a augmenté de beaucoup la productivité des entreprises et qu'elle a permis de faire face à l'énorme demande de logements qui a caractérisé les années de "surchauffe" de 1960-1973. C'est grâce à elle que les procédés de préfabrication ont pu se développer, modifiant complètement le travail de l'entrepreneur: au lieu de construire des murs, il se borne à ajuster les éléments tout fabriqués que la grue du chantier lui apporte à pied d'oeuvre; de maçon qu'il était, il se transforme en monteur. Il faut remarquer cependant que, dans le gros oeuvre, la préfabrication se limite de plus en plus aux façades, tandis que l'ossature du bâtiment est construite de manière traditionnelle avec un équipement perfectionné.
Dans les métiers annexes du bâtiment où la standardisation est plus ancienne, une étape nouvelle a été franchie lorsqu'on a créé des panneaux — et même des salles de bains complètes — avec toutes les tuyauteries et conduites incorporées en atelier; c'est la grue de chantier qui les place dans leur position exacte à l'intérieur du bâtiment en construction et l'ouvrier n'a plus qu'à les raccorder. [p. 150: image / p. 151]
Malgré les transformations profondes que l'industrialisation a entraînées dans le secteur de la construction, l'élément humain continue à y jouer un grand rôle. Les travaux ne peuvent pas être "programmés" avec autant de précision qu'en usine et il faut une faculté d'adaptation aux conditions atmosphériques et à d'innombrables imprévus que seul l'homme possède ... jusqu'à présent. 

Persistance de l'artisanat 

Certains entrepreneurs refusent donc d'être assimilés à des industriels car, disent-ils, il ne travaillent pas dans un cadre fixe et ne sont pas maîtres de leur production, de la conception jusqu'à la vente, comme le sont les industriels.
A Genève subsiste un grand nombre de petits entrepreneurs qui sont de purs artisans, et sans doute s'en créera-t-il toujours de nouveaux. La profession présente en effet le grand avantage, pour un homme entreprenant — c'est le cas de le dire —, qu'il peut se mettre à son compte avec une mise de fonds minime et développer petit à petit son entreprise.

Evolution récente 

La tradition qui veut que les entrepreneurs reçoivent leurs ordres des mandataires du maître de l'ouvrage persiste pour les ouvrages de génie civil les plus importants, mais une évolution considérable s'est produite dans le bâtiment dès 1955.
La situation du marché immobilier est devenue très favorable pour les entrepreneurs, qui ont été nombreux à se muer en entrepreneurs-promoteurs. Les crédits de construction étaient faciles à obtenir, la vente des immeubles ne présentait aucune difficulté et, grâce aux bénéfices réalisés, l'entrepreneur-promoteur pouvait lancer des opérations immobilières toujours plus importantes.
Une formule qui a eu beaucoup de succès est celle des groupes constructeurs comprenant quelques entrepreneurs, un architecte, un ingénieur civil et une agence immobilière. Les partenaires se constituent en association pour construire un ou plusieurs immeubles, le rôle de chacun étant bien défini; c'est le groupe entier qui est le maître de l'ouvrage. Une fois l'opération terminée, c'est-à-dire lorsque l'agence immobilière a vendu les immeubles, l'association est dissoute et le bénéfice (ou la perte) est réparti entre les associés au pro rata de leur participation. [p. 152]
La situation a changé en 1974, lorsque les entreprises de construction ont été gravement atteintes par la crise du pétrole, et plusieurs ne s'en sont pas relevées; il en est malheureusement encore trop resté pour que la situation du marché se soit vraiment assainie avant la reprise qui s'est amorcée en 1980 et a rendu la prospérité au secteur de la construction.
La recherche d'une méthode de travail toujours plus rationnelle a poussé les grandes entreprises à se diversifier et à jouer auprès du maître de l'ouvrage le rôle des mandataires et des entrepreneurs réunis; de la sorte, le propriétaire n'a plus affaire qu'à un interlocuteur unique, dont la capacité financière offre un maximum de garanties au sujet du respect des délais et des prix; mais surtout, comme elle est associée dès le début à l'étude du projet, l'entreprise générale — et plus encore l'entreprise intégrale — peut faire bénéficier le maître de l'ouvrage de son expérience de praticien et d'une meilleure coordination des travaux des divers corps d'état, puisqu'elle en exécute elle-même une bonne partie. Cette tendance, conforme aux mouvements de concentration qui s'observent dans tous les domaines, maintient le rôle des architectes et des ingénieurs qui restent associés, sous une forme ou sous une autre, à l'élaboration du projet.

L'industrie de la construction en chiffres 

Lors du dernier recensement fédéral des entreprises à fin septembre 1985, les enquêteurs ont dénombré 1.146 entreprises dans le secteur de la construction, dont 287 seulement occupaient plus de 9 personnes. Quant au nombre d'emplois, il était de 19.654, dont 24 pour cent étaient occupés par des saisonniers et 19 pour cent par des frontaliers.
En principe, le nombre des saisonniers dépend des besoins des entreprises. C'est ainsi qu'il a diminué de moitié entre 1974 et 1975, lors de la crise pétrolière, mais maintenant ce nombre dépend essentiellement du contingent alloué par les autorités fédérales.
En 1988, le personnel d'exploitation des plus grandes entreprises de construction se décomposait en 7 pour cent de Suisses, 48 pour cent d'étrangers autorisés à séjourner en Suisse un an ou plus (permis B et C), 32 pour cent de saisonniers (permis A) autorisés à séjourner neuf mois par an, et 13 pour cent de frontaliers. Naturellement, dans les services d'état-major, il n'y a pour ainsi dire que des Suisses. 
Ce sont les entreprises de génie civil et de maçonnerie qui emploient les plus gros effectifs. Elle sont au nombre de 300 environ, mais trois seulement occupent plus de 500 personnes (Ambrosetti, Induni, Zschokke). Deux entreprises sur trois ne construisent que des bâtiments, une sur six ne fait que du génie civil et le sixième restant est formé d'entreprises mixtes.
Les entreprises du second oeuvre sont au nombre de 700 environ dans le groupe A; plus de 300 d'entre elles sont spécialisées dans les travaux de gypserie-peinture. Quant au groupe B, il compte plus de 500 entreprises, dont une bonne moitié ne s'occupe que d'installations sanitaires.
En 1987, le montant des dépenses pour les constructions a été de presque 2,5 milliards de francs à Genève, ce qui, en francs constants, correspond presque au montant de 1973. Les variations peuvent être importantes: en trois ans, de 1973 à 1976, la chute, en francs constants, a été de 38 pour cent.
L'analyse des dépenses montre qu'actuellement (depuis la fin des années cinquante), le montant des travaux du secteur privé dépasse toujours celui du secteur public, le rapport variant entre 1,5 et 3. Les bâtiments à usage d'habitation ont représenté environ 50 pour cent des dépenses totales jusqu'en 1974, pour tomber à quelque 40 pour cent durant les quatre années suivantes. Depuis, le pourcentage a augmenté d'abord, puis est redescendu beaucoup plus bas qu'il ne serait souhaitable (39 pour cent en 1987).
La consommation de ciment reflète assez bien la marche du secteur de la construction: elle a atteint 250.000 tonnes par an juste avant la crise pétrolière, s'est réduite à moins de 150.000 tonnes en 1978 et a de nouveau atteint, en 1988, le niveau d'avant 1974, ce qui correspond à une production de 650.000 mètres cubes de béton et à une consommation de 800.000 mètres cubes de gravier.
Le nombre de logements construits de 1930 à 1987 est de 138.000, dont près de 90.000 de 1956 à 1975, c'est-à-dire 4.500 environ par an. De 1980 à 1987, la production annuelle est tombée à 1.800 (!) malgré la prospérité générale et la pénurie de logements. La cause en est évidemment imputable aux freins apportés artificiellement à la construction de grands ensembles d'habitation. 

Relations avec la Suisse et l'étranger

Les entreprises genevoises travaillent presque exclusivement à Genève, à l'exception de la plus grande (entreprise Zschokke), qui exerce son activité dans toute la Suisse et a participé à de grands chantiers dans les cinq continents. [p. 154]
Il y a peu de concurrence étrangère dans le domaine du bâtiment. L'activité d'entreprises suisses ou étrangères se limite à des constructions pour les organisations internationales et à la participation à de grands travaux de génie civil. Les pouvoirs publics accordent d'ailleurs à Genève une certaine préférence aux entreprises locales.
Le risque de mainmise suisse ou étrangère sur les entreprises genevoises, qui était insignifiant jusqu'en 1980, ne l'est plus maintenant. Lors du recensement de 1985, une cinquantaine d'établissements et 12 pour cent des personnes travaillant dans le secteur de la construction dépendaient d'entreprises qui avaient leur siège hors de Genève. En contrepartie, il y avait hors de Genève 45 établissements secondaires avec un effectif d'un millier de personnes qui dépendaient d'entreprises genevoises.
Selon les statistiques fédérales, Genève dépense pour la construction 5 pour cent environ du total de la Suisse, avec des pointes de temps en temps: jusqu'à 81/2 pour cent en 1963. Pour le ciment, le pourcentage est du même ordre. 

Matériaux de construction

On ne construit plus d'habitations en bois à Genève, mais des constructions avec ossature en bois sont en train de retrouver une certaine faveur en France voisine; peut-être Genève suivra-t-elle cet exemple.
Toutefois, les charpentes de toitures en bois résineux, les escaliers, les portes et fenêtres, constituent toujours un marché très actif, mais, pour ces dernières, les métaux et même le plastique (PCV), sont des concurrents redoutables.
Le Canton, qui ne possède pas de scierie, s'alimente en bois de construction dans le Jura, mais consomme aussi beaucoup de bois exotiques.
La pierre naturelle, transportée de Meillerie à Genève par les pittoresques barques à voile latine, ne compte plus comme matériau de construction depuis que les plots de béton l'ont supplantée aux alentours de 1925. Quant à la molasse, elle n'est plus exploitée à Genève depuis le XVIIIe siècle. La pierre du Salève dont l'exploitation défigure la paroi si chère aux Genevois ne s'utilise pas pour les bâtiments ni pour le béton; on l'emploie pour des enrochements et, sous forme de concassés, pour les routes.
La pierre artificielle, composée de petits grains de pierre enrobés dans du mortier, a été employée sur une assez grande échelle après 1950, mais elle a été délaissée au profit des éléments préfabriqués. [p. 155]
La brique, elle aussi, est fortement concurrencée par d'autres matériaux à base de béton et une seule entreprise suffit à alimenter le marché genevois. Le gisement d'argile qu'elle exploite à Bardonnex lui assurera encore plusieurs dizaines d'années d'existence.
Depuis 1974, il n'y a plus de fabrication de ciment à Genève, qui est maintenant tributaire des fabriques de Suisse romande d'E. G. Portland, le trust suisse des ciments.
Les produits bitumineux sont principalement utilisés pour la construction de routes. Trois entreprises se partagent le marché genevois, qui portait, en 1988, sur 200.000 tonnes d'"enrobés", à base de concassés fournis par les gravières de la région. L'emploi du goudron extrait du charbon a disparu; les écologistes, d'ailleurs, lui reprochent d'être cancérigène et l'on n'utilise plus que le bitume extrait du pétrole. [p. 156]
Le gravier pour la fabrication du béton et la construction de routes est d'une grande importance pour l'industrie de la construction. Selon le recensement de 1985, il y avait, à Genève, neuf établissements occupant 176 personnes sous la rubrique "extraction de sable, gravier, argile".
Jusqu'en 1935, l'Arve charriait de grandes quantités de gravier et de sable qui suffisaient à peu près à la consommation genevoise. Cette source s'est tarie avec la régularisation du cours de l'Arve à l'amont de Genève, mais la demande n'a fait qu'augmenter et les réserves du canton — pourtant considérables — sont en voie d'épuisement. Actuellement, les gravières couvrent 90 hectares dans le canton, soit moins d'un pour cent de la zone agricole. Compte tenu de l'obligation de protéger les zones aquifères, on estime qu'il n'y aura plus de gravier disponible à Genève pour la construction en l'an 2000; les entreprises devront s'approvisionner de plus en plus dans les gravières des régions françaises limitrophes et dans celles du Haut-Lac. Les autorités suivent attentivement cette question et une étude très complète a été publiée par le Département de l'intérieur et de l'agriculture sous la forme d'un beau livre, dit "Livre gris" (1984).
Liée étroitement à l'exploitation des gravières, la fabrication de béton frais s'est beaucoup développée au cours des dernières années et plus de la moitié du béton utilisé pour la construction à Genève provient de centrales de bétonnage situées à la périphérie de l'agglomération; elles sont équipées pour la fabrication de béton de haute qualité, transporté et même mis en oeuvre au moyen de pompes montées sur camions.
Lié aussi au problème des gravières, celui des décharges cause beaucoup de soucis aux entreprises de génie civil et de maçonnerie. Il s'agit de caser les matériaux extraits des fouilles lorsque leurs caractéristiques ne permettent pas de les employer dans les remblais ou les constructions. Depuis une dizaine d'années, toutes les anciennes gravières ont été comblées, ainsi que plusieurs ravins et l'on ne peut pourtant pas niveler tout le Canton! 


Avenir de la construction à Genève 

L'industrie de la construction est apte à satisfaire tous les besoins de la région genevoise. Il est regrettable cependant que tout projet d'une certaine importance se heurte invariablement à des obstacles ou à l'opposition d'une frange de la population, ce qui se traduit par des retards et, finalement, par un renchérissement tout à fait évitable. [p. 157: image / p. 158]
Chacun sait que l'activité des entreprises de construction dépend beaucoup de la conjoncture; or, pour la bonne marche de cette industrie — comme pour les autres — la continuité dans le flux des commandes est une condition primordiale; dès qu'une récession menace, ce flux tarit et les entreprises se trouvent en crise. A cet égard, le secteur de la construction, dont les services publics sont de gros clients, est théoriquement dans une situation privilégiée, car les autorités peuvent lancer de gros travaux dans les périodes où les clients privés n'en ont plus les moyens. C'est ce qu'on appelle un comportement anticyclique et les autorités genevoises sont bien conscientes de ses avantages.
Dans un pays comme la Suisse, où les dépenses publiques sont étroitement contrôlées par le peuple et ses représentants, il est difficile de faire admettre à la population des investissements publics dont l'urgence n'est pas évidente, alors qu'elle-même doit se restreindre. 

B. J.
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[p. 159]

Le salon international des inventions


Le Salon international des Inventions et des Techniques nouvelles de Genève fut créé en 1972, dans l'ancien Palais des expositions. Placé sous le haut patronage de la Confédération suisse, de la République et Canton de Genève et de la Ville de Genève, il est reconnu comme le plus grand du monde, tant par le nombre de ses exposants que par celui des nations qui y participent. Les raisons d'un tel succès sont multiples.
Tout d'abord, Genève, siège de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), se prête particulièrement bien à une manifestation consacrée à l'invention. Ensuite, les inventions exposées doivent être protégées par un brevet et ne peuvent être présentées qu'une seule fois. Ainsi les visiteurs professionnels savent qu'en se rendant au Salon, ils découvrent chaque année des inventions inédites et protégées, prêtes à faire l'objet de contrats de fabrication ou de distribution, ou dont ils peuvent acquérir les droits exclusifs.
Cet immense réservoir de nouveautés est un lieu de rencontre idéal pour inventeurs, industriels et commerçants des cinq continents. Il permet de mettre sur le marché rapidement et efficacement des produits ou des procédés techniques au profit de tous. Pour le dix-septième Salon, qui s'est tenu en 1989, les chiffres sont révélateurs: 560 exposants de 25 pays, 1.000 inventions, dont 45 pour cent ont trouvé des licences pendant la période du Salon; le montant des affaires négociées a dépassé 30 millions de francs suisses.
Même des pays réputés fermés s'intéressent au Salon: en 1985, la République populaire de Chine exposait officiellement, pour la première fois, ses inventions à l'étranger et en 1988, ce fut la République populaire démocratique de Corée.
Il est bien sûr impossible de citer ici toutes les inventions provenant du Salon de Genève et qui sont aujourd'hui sur le marché ou utilisées par l'industrie. Cependant, en voici quelques-unes, mentionnées sans ordre particulier:

  • un sismographe nucléaire permettant de détecter les séismes à l'avance
  • un siège pour handicapés adapté à la main-courante d'un escalier
  • un ensemble d'appareils solaires assurant l'autonomie d' un village en énergie
  • un palier magnétique pour le fonctionnement des rotors de fusées
  • un sèche-cheveux pour les hôtels
  • une machine à copier les plans à la vapeur d'eau, sans produits chimiques
  • un système de contrôle visuel de la pression des pneus depuis la cabine d'un camion
  • un bouton de chemise qui se visse dans le tissu... 

J.-L. V.
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[p. 160: image / p. 161]