La musique

Michel Barbey / Alain Croubalian / Philippe Dinkel
Didier Godel / Jean de Senarclens / Jacques Tchamkerten



Autour de Hugo de Senger

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Itinéraires de la vie musicale genevoise jusqu'en 1918

La vie musicale genevoise, aujourd'hui si riche et si diverse, permet difficilement d'imaginer qu'il n'y a guère plus d'un siècle la cité de Calvin pouvait, en ce qui concerne l'art d'Euterpe, faire encore figure de "friche". En effet, Genève traîna longtemps derrière elle une réputation de ville anti-artistique que fustigeait déjà Voltaire dans son pamphlet "La Guerre civile de Genève ou les Amours de Robert Covelle" (1768):

"... On voit briller la cité genevoise
Noble cité, riche, fière et sournoise;
On y calcule et jamais on n'y rit.
L'art de barême est le seul qui fleurit:
On hait le bal, on hait la comédie,
Du grand Rameau on ignore les airs:
Pour tout plaisir Genève psalmodie
Du bon David les antiques concerts,
Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers."

Près d'un siècle et demi plus tard, c'est Debussy qui écrivait cette phrase, aussi peu flatteuse, dans une lettre à Robert Godet, du 18 décembre 1911: "[...] Il me semble que Genève est un nid de professeurs où les idées ne sont admises qu'en cravate blanche [...]".
Si notre vie musicale présente aujourd'hui une telle densité, c'est sans doute grâce aux bases solides que lui avait données, dès les années 1860, Hugo de Senger; il avait su communiquer aux Genevois le goût de la musique comme un art à part entière et l'avait sortie d'un amateurisme où, à quelques exceptions près, elle avait été jusque là cantonnée. Les lignes qui vont suivre se proposent de jeter un bref coup d'oeil sur une tranche d'histoire qui s'étend du XIIIe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale, en évoquant surtout la figure de Hugo de Senger, conscience artistique de son temps et prodigieux animateur.

La musique religieuse avant et après la Réforme

Les documents concernant l'histoire de la musique à Genève avant le XIXe siècle sont rares; les premières traces en remontent au XIIIe siècle. Les statuts des chanoines de Saint-Pierre font état, en effet, des chantres, des clercs et des enfants de choeur ou "innocents". Parmi les chantres figurera notamment Antoine Brumel (1460-1520), auteur de fort [p. 121] belles messes et de nombreux motets. La présence de la musique profane est attestée par différentes indications dans les registres du Conseil qui mentionnent, dès le XVe siècle, la présence de ménétriers sur le sol genevois; toutefois il ne subsiste aucune trace de musique écrite.
Après la Réforme, en 1536, ce sera évidemment la rupture avec les traditions liturgique et musicale romaines. Peu à peu, va s'élaborer un mode d'expression religieux qui s'épanouira grâce au talent de compositeurs tels que Loys Bourgeois ou Claude Goudimel, et conduira à la réalisation du Psautier Huguenot (1562) (voir le tome V de cette Encyclopédie, pages 49-52).
Sur le plan de la pratique musicale profane, la Réforme apporte de nombreuses restrictions liées à la nouvelle "épuration" des moeurs décidée par le Conseil Général, à l'instigation de Calvin. En 1562, sur l'ordre de ce dernier, les orgues de Saint-Pierre sont détruites, réduisant encore la présence de la musique dans le cadre ecclésiastique. Dès lors, la vie musicale devient désertique: sur le plan religieux, elle se limite au chant des psaumes, à l'unisson et sans accompagnement, par des fidèles entraînés tant bien que mal par les chantres. Quant à la musique profane, elle semble avoir été limitée au cercle de famille.

Un premier réveil musical...

Il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour qu'apparaisse un premier réveil musical que Genève doit en bonne partie à Gaspard Fritz. Ce violoniste virtuose, qui vécut de 1716 à 1783, est le premier véritable compositeur genevois que l'on connaisse. Ses oeuvres connurent un réel succès et grâce à leur valeur, qui est indéniable, elles furent publiées à Paris et à Londres, de même qu'à Genève.
Dans les années 1770, la fondation du Concert de Genève (ou Concert de l'Hôtel de Ville), premier exemple de concerts d'abonnement, atteste l'intérêt croissant que rencontre la musique dans la ville. Les musiciens y séjournent de plus en plus nombreux, tel Grétry qui fait jouer, au cours de la saison 1766-67, son opéra Isabelle et Gertrude dans un théâtre de bois situé au bas du parc des Bastions, remplacé en 1783 par le théâtre de Neuve. Notons que, selon toute vraisemblance, Mozart passa lui aussi par Genève et s'y produisit en 1766.
Par la suite, la cité accueillera de nombreux musiciens pour une durée plus ou moins longue. Citons notamment Giuseppe Demachi, Friederich Schwindl et surtout Nicolas [p. 122] Scherrer (1747-1821), organiste au temple de la Fusterie, puis à la Cathédrale, auteur d'attachantes symphonies que l'on vient de publier.
Bientôt, la Révolution, la terreur de 1794, puis l'occupation de Genève par la France de 1798 à 1813 ralentiront considérablement la vie artistique. Les années qui suivent ne tardent toutefois pas à remettre à l'honneur la pratique de l'art musical, tout d'abord par les fêtes qui célèbrent la Restauration de la République, puis son rattachement à la Suisse. Celles-ci donnent naissance à plusieurs chants devenus immédiatement très populaires. 

...qui s'affirme après la Restauration

Mais c'est la fondation de la Société de Musique, en 1823, qui sera décisive pour la renaissance de la vie musicale. Cette société, inspirée de groupements analogues créés dans plusieurs villes suisses, avait pour but de réunir de bons amateurs, afin de former un choeur et un orchestre capables de présenter au moins six concerts par an; elle joua un rôle extrêmement utile jusqu'à sa dissolution en 1852.
La formation musicale des Genevois reste toutefois assez précaire puisqu'il n'existe alors aucune école de musique, celle-ci n'étant enseignée que par des professeurs établis à leur propre compte. Cette situation n'échappe pas au financier François Bartholoni qui réunit un comité, en été 1835, pour jeter les bases d'un Conservatoire de Musique. Celui-ci peut ouvrir ses portes au mois de novembre de la même [p. 123] année; la direction en est confiée à Nathan Bloc (1794- v.1857), un des piliers de la Société de Musique, dont il dirige les concerts. Au cours de sa première année de fonctionnement, soit en 1835-36, l'institution comptera Franz Liszt dans son corps professoral. Si l'on se réfère au Livre de Classe dans lequel le prestigieux artiste notait les observations relatives à ses élèves (il enseignait dans une classe de piano pour jeunes filles), on peut penser que la pédagogie n'était peut-être pas à cette époque sa préoccupation majeure!
Tout naturellement, le Conservatoire devient rapidement la pierre angulaire de la vie musicale genevoise, rôle qui s'accroîtra au cours des années suivantes. 

L'influence germanique est prépondérante

Lorsque l'on considère les musiciens actifs à Genève à la fin du XVIIIe siècle, on constate que la majorité d'entre eux est d'origine germanique. En effet, si l'on excepte Gaspard Fritz, né à Genève (mais fils d'un musicien allemand), on n'y trouve quasiment pas d'autochtones. Par contre, nombreux sont les Allemands ou Autrichiens qui se produisent comme solistes, chefs ou professeurs; parmi eux, on relève les noms de Elie Feigerl, Ferdinand Fraenzel, Christian Haensel, Jean-Timothée Schenker ou Heinrich-Joseph Wassermann, auxquels s'ajoutent les noms cités plus haut. Sans doute cette carence d'indigènes est-elle imputable à la méfiance et au peu de considération que les familles genevoises portaient aux arts en général et à la musique en particulier: il était de bon ton de la cultiver en amateur, mais il aurait été peu convenable de la pratiquer professionnellement (il n'est que de lire La Pêche miraculeuse de Guy de Pourtalès, pourtant postérieure de près d'un siècle, pour s'en convaincre). Les premiers compositeurs originaires de Genève n'apparaissent qu'à la fin des années 1830. avec Franz Grast et Charles Bovy-Lysberg. Preuve supplémentaire de l'ascendant qu'exerçait alors la musique allemande, ils avaient tous deux germanisé leur nom: ils s'appelaient respectivement François-Gabriel Gras et Charles-Samuel Bovy!
F. Grast naquit à Plainpalais, en 1803. Il apprit la musique en autodidacte et enseigna le chant au Conservatoire. Après avoir vécu un temps à Paris, il mourut à Genève en 1871. Son nom reste attaché aux partitions qu'il composa pour les Fêtes des Vignerons de 1851 et 1865. II écrivit également de nombreuses romances, des scènes lyriques et quelques ouvrages théoriques. [p. 124]
C.S. Bovy-Lysberg, né à Genève en 1821, eut la bonne fortune de pouvoir se former à Paris, où sa famille était fixée. La Révolution de 1848 le ramena à Genève; il fut nommé professeur de piano au Conservatoire et mena une activité de pianiste, pédagogue et compositeur. Son oeuvre, essentiellement consacrée à son instrument, se compose d'agréables pièces de genre qui connurent une certaine célébrité dans les salons d'autrefois. Il composa également un opéra, aujourd'hui perdu, La Fille du Carilloneur. Il devait s'éteindre dans sa ville natale en 1873. A ces deux compositeurs, il faut joindre Sigismond Thalberg (1812-1871). Bien que né à Genève, il quitta celle-ci à l'âge de 10 ans et n'y exerça aucune activité par la suite. Il faut également mentionner, ici, Vincent Adler (1826-1871), pianiste et compositeur d'origine hongroise. Il enseigna au Conservatoire de 1867 à 1871 et imprima un élan considérable aux classes de piano de l'institution. 

Hugo de Senger: sa carrière

La fin des années 1870 voit arriver celui qui va donner, à la vie musicale à Genève, une nouvelle dimension: Hugo de Senger.
Franz-Ludwig-Hugo von Senger est né à Nordlingen (Bavière), le 13 septembre 1835. Il accomplit ses humanités à Munich et Leipzig et obtient un doctorat en philosophie. Cependant, la musique a toujours été son but; aussi, malgré des revers de fortune, il n'hésite pas à se vouer entièrement à elle et étudie auprès de Ignaz Moschelès, à Leipzig. Vers 1856, il quitte l'Allemagne pour s'établir à Saint-Gall et travaille, dès 1857, également à Zurich. Dès cette époque, il séjourne à Genève comme chef d'orchestre d'une troupe d'opéra allemande qui doit y donner pour la première fois le Tannhaüser de Wagner. Par la suite, H. de Senger se rend à Paris où il rencontre Berlioz, Gounod et divers musiciens français. On le retrouve à Lausanne en 1866: il prend la direction d'un Orchestre allemand du Beau-Rivage, qui assure également des concerts à Genève où il se fait rapidement connaître et apprécier. Aussi, lorsqu'en 1869, un comité décide de doter la ville de Calvin d'une Société des Grands Concerts Nationaux, on fait appel à lui. Il prend alors la direction d'un orchestre composé de professionnels et d'amateurs et s'établit définitivement à Genève. Désormais, sa vie va s'articuler entre ses activités de pédagogue, de compositeur et la direction d'un nombre considérable d'ensembles chorals ou instrumentaux.

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Le réformateur

Lorsqu'on examine les programmes de concerts antérieurs à 1870, on est frappé par le nombre de morceaux joués et par l'aspect incroyablement composite de la programmation. On constate, en effet, un assemblage de pièces et de solistes les plus hétéroclites, mélangeant sans vergogne les genres et les styles.
Voici, à titre d'exemple, ce que pouvait entendre l'auditeur qui s'était rendu au Bâtiment Electoral, le 26 septembre 1857, pour écouter le "Concert cantonal donné par la Société chorale, avec le concours de MM. les artistes et amateurs de cette ville, sous la direction de M. C. Pepin. M. Cimino, artiste et professeur de chant à Paris et à Londres, a bien voulu prêter son concours à ce concert, ainsi que M. Pignant, qui possède un talent très remarquable sur le cor, fera entendre des harmonies à 2 et 3 parties sur son instrument."
Hugo de Senger réagit contre ce genre de kaléidoscope de banalités à la mode, où surnagent quelques oeuvres de valeur, en imposant, peu à peu, une programmation véritablement artistique. Ainsi, il n'hésite pas à jouer les grandes oeuvres de Mozart, Beethoven et même de Wagner, considéré alors comme révolutionnaire. 

L'animateur

En 1870, H. de Senger succède à Wehrstedt à la tête de la Société de Chant Sacré. Grâce à lui, cette société fait d'importants progrès qui lui permettent d'aborder les grandes oeuvres chorales du répertoire. Parallèlement, il dirige, dès 1871 et jusqu'en 1881, la Société de Chant du Conservatoire.
La question des concerts symphoniques se révèle bientôt épineuse. Après la dissolution des Grands Concerts Nationaux, Genève se trouve sans orchestre régulier, à l'exception de celui du théâtre, qui ne fonctionne que pour les représentations lyriques. En 1871, on propose la création d'un orchestre composé uniquement de professionnels, doté d'une structure permanente. Il faut, en effet, rappeler qu'à cette époque, les musiciens étaient engagés soit au cachet, soit pour une saison et licenciés à la fin de celle-ci. Grâce à différentes personnalités politiques, telles qu'Alexandre Turrettini, ce projet peut voir le jour en 1876, avec la création d'un Orchestre de la Ville de Genève. Hugo de Senger en est nommé directeur pour trois ans et se voit allouer une subvention de 30.000 francs. Hélas, malgré d'excellents résultats artistiques, l'expérience ne se poursuit pas au-delà de 1878. [p. 126] Toutefois, l'année suivante, un nouveau comité parvient à mettre sur pied des Concerts classiques avec l'orchestre du théâtre. Ceux-ci, organisés et dirigés par H. de Senger, sont au nombre de dix par saison et ont lieu dans le nouveau Grand Théâtre, qui remplace le théâtre de Neuve, devenu trop exigu. Cette nouvelle maison possède une troupe de trente artistes lyriques, trente-quatre pour la comédie et un corps de ballet d'une dizaine de danseurs. Francis Bergalonne (1833-1907), remarquable musicien d'origine française, dirige les représentations d'opéra. L'orchestre du Théâtre, également appelé Orchestre de la Ville de Genève, assurera tous les concerts d'abonnement jusqu'à la fondation de l'Orchestre de la Suisse Romande en 1918.
Ces Concerts classiques connaissent d'emblée un très grand succès et permettent à Hugo de Senger de faire connaître les principaux compositeurs modernes d'alors. Les années 1884 et 1885 sont particulièrement brillantes à cet égard, avec une série de festivals consacrés à quatre des compositeurs français les plus en vue à l'époque: Camille Saint-Saëns, Léo Delibes, Ernest Guiraud et Jules Massenet, qui viennent eux-mêmes diriger leurs oeuvres. Ces festivals confirment une nouvelle orientation chez les musiciens genevois. On a pu voir jusque là que la référence incontestée avait été les compositeurs germaniques; désormais, la France prend le pas et Paris s'impose comme un pôle d'attraction musical. La musique française connaît alors un extraordinaire renouveau, amorcé en 1871, qui succéde à une longue période de stagnation au cours de laquelle les grandes formes instrumentales avaient été sacrifiées au profit de l'opéra à l'italienne. La fondation d'une Société nationale de Musique imprime un élan considérable à la création musicale et suscite une féconde émulation parmi les jeunes compositeurs. Hugo de Senger, qui suit ce mouvement avec grand intérêt, s'en fait l'avocat enthousiaste. Dès la fin des années 1870, il joue très fréquemment les oeuvres de Lalo, Saint-Saëns ou Massenet, qui rencontrent un vif succès auprès du public genevois. 

L'éducateur 

Ainsi, Hugo de Senger poursuit son rôle d'"éducateur" en imposant peu à peu les oeuvres nouvelles avec discernement, mais aussi une rare ouverture d'esprit, n'hésitant pas à donner leur chance à de tout jeunes compositeurs. C'est ainsi qu'il rassemble son orchestre dans le seul but de faire entendre à Paul Dukas, alors âgé de dix-neuf ans, son ouverture [p. 127: image / p. 128] pour Goetz de Berlichingen. En 1889, on voit apparaître, pour la première fois à Genève, des notices analytiques dans les programmes des concerts d'abonnement, facilitant au public l'approche et la compréhension des oeuvres. Ces notices sont rédigées par Hippolyte Mirande (1862-1936), compositeur de talent qui fut le premier professeur d'histoire de la musique au Conservatoire. Ferdinand Held (1856-1925) joue également un rôle important dans la réception des oeuvres nouvelles. Critique musical au Journal de Genève, puis directeur du Conservatoire, il témoigne dans ses chroniques musicales d'une clairvoyance remarquable.
Malgré ces résultats d'un haut niveau artistique et malgré le succès remporté par les concerts classiques, Hugo de Senger est continuellement en butte au mauvais vouloir des pouvoirs publics et à des tracasseries administratives encore aggravées par les rivalités politiques. D'autre part, il règne à cette époque, parmi les instrumentistes, un esprit d'amateurisme qui s'accorde mal avec l'idéal artistique du musicien, confronté à la nécessité épuisante de relever le niveau de son orchestre. 

Le professeur

Une autre facette de l'activité de Hugo de Senger est constituée par son travail de pédagogue, particulièrement au Conservatoire. Dès 1873, il y enseigne l'harmonie; son cours s'étend, en fait, aux domaines de l'analyse et de l'esthétique, ainsi que l'a relaté F. Held dans un vivant témoignage: "Tous ceux qui ont connu Hugo de Senger comme professeur étaient séduits par son enseignement lumineux et profond et par l'élévation de ses vues et de son idéal artistique. Où il était admirable, c'était dans ses lectures analytiques des symphonies [de Beethoven] [...] Tout en analysant avec une merveilleuse lucidité l'oeuvre du maître, la suivant d'un pas sûr à travers tous les méandres de ses développements, la disséquant à fond et mettant en relief ses moindres intentions, il donnait la vie et le souffle à sa musique, et sous ses doigts évocateurs, le piano se transformait en véritable orchestre."
Il est certain qu'Hugo de Senger contribua pour une bonne part à l'établissement d'un cursus d'études professionnel au Conservatoire qui, jusque-là, cherchait avant tout à donner de bonnes bases à la pratique musicale amateur. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1900 qu'on institue les classes de virtuosité auxquelles l'institution doit en bonne partie sa renommée.
Toutefois, bien que le Conservatoire fût de loin le principal établissement d'enseignement, il faut rappeler l'existence, [p. 129] dès 1886, de l'Académie de Musique, fondée par Carl-Heinrich Richter, qui accomplit un remarquable travail et dont l'activité se poursuit aujourd'hui. 

Le compositeur

Comme on a pu le voir, les activités de Hugo de Senger sont multiples; il faut encore y ajouter la direction de divers ensembles d'amateurs: les chorales La Muse et Liedertafel, le Corps de Musique de Landwehr, ainsi que... la Fanfare municipale des Sapeurs-Pompiers! C'est dire à quel point la pratique musicale amateur est alors prise au sérieux et fait partie intégrante de la vie musicale. Il est certain qu'en raison de ce surcroît de tâches, H. de Senger n'a pu consacrer assez de temps au travail de composition, alors que c'était précisément celui qui lui tenait le plus à coeur. Aussi, lorsqu'on se penche sur son oeuvre, on constate qu'elle est peu abondante. Sa production, essentiellement vocale, se compose d'une soixantaine de lieds pour chant et piano et, sur le plan instrumental, de quelques rares ouvrages pour piano ou pour orchestre. Ses partitions les plus importantes furent écrites pour répondre à des commandes en vue de la célébration de divers événements civiques, tels que la Fête de la Jeunesse (1866) pour l'inauguration d'un collège à Aigle ou la Cantate du Général Dufour (1884) pour l'inauguration du monument de la place Neuve. Toutefois, c'est sa partition pour la Fête des Vignerons de 1889 qui demeure la plus considérable. Composée en toute hâte, suite à la défection du Vaudois [p. 130: image / p. 131] Henri Plumhof, l'oeuvre fut écrite en moins de dix mois et rencontra d'innombrables vicissitudes dans la composition, puis dans la réalisation scénique, qui ne l'empêchèrent pas d'obtenir un immense succès lors des représentations de Vevey.
La partie la plus attachante de l'oeuvre de H. de Senger est constituée par ses lieds. D'un travail harmonique plus raffiné que celui de ses grands ouvrages, ils relèvent d'une esthétique qui procède de Mendelssohn, voire de Schumann, et témoignent de ce sens mélodique qui est la marque de son talent. Il faut déplorer qu'il n'ait jamais pu aborder les grandes formes instrumentales ou vocales. Un unique projet d'opéra, Bonivard, ne fut jamais réalisé à cause de la fin prématurée du compositeur.
L'abondance des activités de Hugo de Senger, son engagement total et passionné à la cause qu'il défendait, ainsi que les multiples tracasseries qu'il eut à endurer, finirent pas ruiner sa santé et causer sa mort, qui survint le 18 janvier 1892, dans sa cinquante-septième année. 

Henri Kling — Léopold Ketten

Le décès de H. de Senger laissa un immense vide et fut ressenti par tout le monde musical genevois comme une lourde perte. Pourtant, son action inlassable et son dévouement inconditionnel à l'épanouissement de la vie musicale genevoise avaient porté leurs fruits: les concerts d'abonnement fonctionnaient de manière régulière, les sociétés chorales qu'il dirigeait étaient en mesure d'aborder les oeuvres les plus exigeantes du répertoire et surtout, il avait donné aux Genevois le goût pour la musique de la plus haute qualité et pour les oeuvres nouvelles.
Parallèlement au dynamisme de Hugo de Senger, il faut relever les activités de Henri Kling (1842-1918), qui enrichirent également la vie musicale genevoise. Corniste à l'orchestre du théâtre, il enseigne son instrument au Conservatoire de 1866 à 1918 et exerçe surtout une activité de chef de choeur, de fanfare et d'orchestre. Compositeur extrêmement prolifique (plus de 550 opus), Kling se fait également connaître par des conférences et de remarquables articles qui lui valent d'être considéré comme un des pères du mouvement musicologique, qui aboutira, bien des années plus tard, à l'ouverture d'une chaire de musicologie à l'Université de Genève.
Autre éminente personnalité de cette époque, Léopold Ketten (1848-1932) s'installe à Genève en 1877, en qualité de professeur de chant au Conservatoire. Il collabore [p. 132] étroitement avec Hugo de Senger à la réalisation des festivals consacrés aux compositeurs français (1884-1885) et lui succéde, en 1881, à la tête de la Société de Chant du Conservatoire. Par la suite, il fonde son propre ensemble choral, la Chapelle Ketten. Sous sa direction, ces deux sociétés réalisent de remarquables concerts et montent de nombreuses grandes oeuvres du répertoire vocal. Léopold Ketten laisse également quelques compositions, dont deux recueils de mélodies pour chant et piano. 

Après Hugo de Senger

A sa mort, les multiples charges de Hugo de Senger sont assumées par différents musiciens qui, chacun à sa manière, marquent la vie musicale genevoise. Les concerts d'abonnement sont confiés à Willy Rehberg (1863-1937), qui développe encore la présence d'oeuvres nouvelles dans les programmes et enseigne également le piano au Conservatoire. La Société de Chant Sacré revient, elle, au jeune musicien grison Otto Barblan (1860-1943). Celui-ci, formé à Stuttgart, s'installe à Genève en 1887, où il succède à Anton Haering comme titulaire des orgues de la Cathédrale Saint-Pierre. Dans le même temps, il est nommé professeur au Conservatoire, où il va enseigner l'orgue, puis la composition. Compositeur de grande valeur, son nom reste avant tout attaché à ses pièces pour orgue, ainsi qu'à ses nombreuses oeuvres chorales où figure une grande Passion selon Saint-Luc. Barblan reprend également une moitié de la classe d'harmonie de H. de Senger au Conservatoire, l'autre moitié étant attribuée à Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950). 

Jaques-Dalcroze

Né à Vienne, mais demeurant à Genève depuis 1875, Jaques-Dalcroze y accomplit sa scolarité et ses premières études musicales. Il part ensuite se perfectionner à Paris, puis à Vienne où il travaille avec Anton Bruckner. Dès ses années d'études, il avait révélé des dons peu communs de créateur, produisant de très nombreuses compositions. C'est avec une Humoresque pour orchestre, créée par Hugo de Senger en 1891, et surtout par son oratorio profane La Veillée qu'il va consacrer sa réputation grandissante de compositeur. Parallèlement, Jaques-Dalcroze développe une activité de chansonnier qui lui vaut une immense popularité dans toute la Suisse romande. La pédagogie prend peu à peu une place [p. 133] prépondérante dans ses préoccupations. Il avait été vivement frappé par les carences de ses élèves dans le domaine du rythme et ses observations lui font entrevoir un mode d'enseignement qui prendrait en compte une perception corporelle de la musique. C'est ainsi que, de découvertes en expériences, il conçoit, puis met au point sa Méthode Jaques-Dalcroze pour le Développement rythmique et le sentiment tonal qu'il ne va jamais cesser de faire évoluer.
Jaques-Dalcroze, dans ces dernières années du XIXe siècle, attire surtout l'attention du monde musical par ses deux premiers ouvrages lyriques créés au Grand-Théâtre de Genève: Janie (1894) et Sancho (1897). La première représentation de ce dernier est saluée comme un événement par la critique internationale et attire soudain l'attention de l'étranger sur notre scène lyrique, dont c'est la première création d'envergure. 

Une pléiade de compositeurs

Des nombreux compositeurs vivant à Genève au tournant du siècle, Emile Jaques-Dalcroze demeure le mieux connu, bien qu'une partie importante de son oeuvre soit tombée dans un oubli aussi regrettable qu'injustifié. Il faut cependant citer les noms de quelques autres créateurs qui tous formèrent le "tissu" de la vie musicale genevoise à cette époque: René Charrey, Frank Choisy, Colo-Bonnet, Edouard Combe, Georges Delaye, Gustave Ferrari, Gustave Gabelles, Joseph Lauber, William Montillet, Henri Reymond, Charles Romieux, Georges Templeton-Strong et Auguste Werner. Parmi ces musiciens, il faut faire une mention spéciale de Pierre Maurice (1868-1936). Formé auprès de Massenet, Maurice s'établit jusqu'en 1914 en Allemagne, où plusieurs de ses ouvrages lyriques (Misé Brun, Lanval, Le Drapeau Blanc) obtiennent un réel succès. Sa production, dominée par ses oeuvres pour la scène et par ses mélodies, est malheureusement tombée dans l'oubli; pourtant, certains de ses ouvrages mériteraient de revivre. Il faut également rappeler les débuts, vers 1900, d'un tout jeune homme qui ne tarde pas à devenir l'un des plus célèbres musiciens natifs de Genève: Ernest Bloch (1880-1959). Elève de Jaques-Dalcroze, il parachève ses études à Bruxelles et à Francfort. Bloch ne trouve malheureusement pas dans sa ville l'accueil et le soutien qu'il attendait et s'exile aux Etats-Unis où il est aujourd'hui considéré comme un des compositeurs les plus originaux de la première moitié de notre siècle.

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Redécouverte de la musique ancienne

Bien que la création ait été un des éléments primordiaux dans le développement musical de la cité, celui-ci fut également marqué par la remise en valeur d'un patrimoine séculaire jusqu'ici presque totalement négligé.
Le mouvement de redécouverte de la musique ancienne qui s'était dessiné en Europe tout au long du XIXe siècle allait s'accélérer considérablement vers 1890. En effet, jusque là les musiques antérieures au XVIIIe demeuraient l'apanage de quelques rares spécialistes et n'étaient jamais exécutées. Même les oeuvres de Bach n'apparaissaient que très épisodiquement au programme des concerts; quant aux maîtres anciens tels que Monteverdi ou Schütz, ils étaient totalement oubliés.
A Genève, ce mouvement se manifeste tout d'abord grâce à Jaques-Dalcroze qui organise, en 1890, un cycle de six conférences-auditions consacrées aux clavecinistes avant Bach. Cette initiative reçoit un accueil enthousiaste et le musicien poursuit cette démarche avec deux autres séries consacrées au répertoire du clavecin et du pianoforte entre Bach et Beethoven.
Otto Barblan travaille, lui aussi, dans le même sens à la tête de la Société de Chant Sacré, avec laquelle il donne les grandes oeuvres chorales de Bach, et aussi par ses concerts à la cathédrale qui font revivre le répertoire classique de l'orgue. A ce propos, il faut relever que cet instrument, qui occupe depuis longtemps une place importante à Genève, ne s'y imposa que très difficilement. La classe d'orgue du Conservatoire, qui reçut pendant quelques années une subvention du Consistoire et de la Compagnie des pasteurs, n'attirait que très peu d'élèves; c'est grâce à Otto Barblan que l'intérêt pour cet instrument se développa et aboutit à l'éclosion de cette école d'orgue genevoise qui, de Pierre Segond à Lionel Rogg ou François Delor, s'est imposée brillamment sur la scène musicale internationale. 

L'exposition nationale de 1896

La Genève de la fin du XIXe siècle est marquée par un événement qui va faire parler d'elle bien au-delà des frontières helvétiques: l'Exposition Nationale de 1896, qui avait pour but de faire découvrir au public les réalisations techniques et artistiques suisses les plus significatives.
Cette époque est marquée, sur le plan des courants littéraires et artistiques, par le désir de créer une culture [p. 136] nationale inspirée par les beautés du pays et se fondant sur l'exaltation des vertus patriotiques. C'est de cette "esthétique" que relève le spectacle officiel de l'exposition: le Poème alpestre, composé par Jaques-Dalcroze, qui constitue le premier "Festspiel" représenté à Genève. Ce genre, helvétique entre tous, sorte d'opéra populaire auquel participe toute une population, fut extrêmement répandu jusque dans les années 1950. Unissant professionnels et amateurs pour la célébration d'un événement civique ou historique, il représente un aspect non négligeable des traditions musicales suisses.
L'Exposition permet aussi la réalisation d'une série de concerts symphoniques pour lesquels on fait appel à un orchestre formé des meilleurs éléments des sociétés de concerts parisiennes. Ces concerts, donnés dans le tout nouveau Victoria-Hall, sont placés sous la direction du chef d'orchestre et compositeur Gustave Doret (1866-1943). Ils visent surtout à faire connaître quelques auteurs contemporains de différentes écoles nationales. Le temps fort de cette série est un concert consacré aux compositeurs suisses, au cours duquel sont exécutées des oeuvres de Edouard Combe, Friedrich Hegar, Hans Huber, Emile Jaques-Dalcroze, Joseph Lauber, ainsi que l'Ode patriotique qu'Otto Barblan a écrite pour l'inauguration de l'exposition. Ce concert, qui a un peu valeur de manifeste, anticipe de quatre ans la fondation de l'Association des Musiciens Suisses, qui permet, aujourd'hui encore, une diffusion efficace de la musique helvétique.
Dans un autre registre, la musique est également présente au cabaret de l'exposition, le fameux Sapajou, sorte de transposition du Chat Noir parisien. Jaques-Dalcroze y chante des couplets satiriques, fustigeant les gens et les moeurs genevois, dont certains sont encore largement d'actualité! 

Musique de chambre et concerts symphoniques

Dans l'essor de la vie musicale genevoise, la musique de chambre est aussi très présente, en premier lieu par les nombreux ensembles qui la pratiquent en amateurs. Les premiers concerts d'abonnement apparaissent en 1882; en 1900, le violoniste Henri Marteau (1874-1934), professeur dans les classes de virtuosité du Conservatoire, fonde une Société de Musique de Chambre. Devenue par la suite les Concerts Marteau, cette société joue un rôle important pour la diffusion des oeuvres modernes qui composent la part la plus importante de ses programmes. [p. 137]
Depuis la mort de Hugo de Senger, les concerts (symphoniques) d'abonnement sont toujours donnés par l'Orchestre de la Ville, qui assure également tous les services du Grand-Théâtre. Celui-ci est encore un opéra de répertoire qui possède sa propre troupe et joue presque tous les soirs, ne laissant que très peu de disponibilités à l'orchestre pour la préparation des concerts. L'abonnement n'en comprend alors que dix par saison, donnés au Grand-Théâtre le samedi.
Le successeur de Hugo de Senger, Willy Rehberg, donne sa démission en 1907. Il est remplacé par le pianiste Edouard Risler, puis par un autre musicien de grande classe, Bernhard Stavenhagen (1862-1914), qui a été l'un des derniers élèves de Liszt et devient également professeur de la classe de virtuosité de piano au Conservatoire. Stavenhagen donne une nouvelle dynamique aux concerts d'abonnement, impose les auteurs germaniques (Brahms, Mahler, Strauss, etc.) et réserve une place non négligeable aux compositeurs suisses. Son activité se poursuit jusqu'à sa mort, en cette année 1914, qui allait marquer un tournant important dans la vie musicale de la cité. 

1914: le triomphe de Jaques-Dalcroze

Pour célébrer le centenaire de l'entrée de Genève dans la Confédération, on avait commandé à Jaques-Dalcroze un important Festspiel, la Fête de juin, pour laquelle un vaste théâtre avait été bâti au parc Mon-Repos. Le musicien réside alors en Allemagne où il dirige un institut de rythmique à Hellerau, près de Dresde. Fort d'une expérience enrichie par sa collaboration avec le scénographe Adolphe Appia, Jaques-Dalcroze apporte un nouveau souffle à ce genre terriblement limité par ses conventions. A peine les représentations sont-elles terminées que survient la déclaration de guerre qui va empêcher le compositeur de retourner en Allemagne. Au mois de septembre, il signe une pétition protestant contre les bombardements des monuments historiques par les armées du Kaiser. La presse allemande déclenche alors une violente campagne de diffamation contre lui, qui l'amène à renoncer définitivement à Hellerau. Cependant, quelques personnalités genevoises, telles que le psychologue Edouard Claparède et l'écrivain Jacques Chenevière, ont compris l'urgente nécessité de lui donner les moyens de poursuivre son action. Grâce à leur intervention et à leur appui, il est en mesure d'ouvrir, en 1915, à Genève, son Institut Jaques-Dalcroze qui, depuis lors, forme des rythmiciens venus du monde entier.

[suite p. 140]

L'Orchestre de la Suisse Romande

La guerre de 1914 a aussi pour effet la fermeture du Grand-Théâtre et entraîne la suspension des concerts d'abonnement. En 1915, le théâtre rouvre ses portes et les concerts reprennent, mais sans chef titulaire, B. Stavenhagen étant décédé entretemps. Cette absence d'un directeur permanent porte préjudice au travail de l'orchestre, dirigé pourtant par de remarquables musiciens comme Vincent d'Indy, le Lyonnais Georges-Martin Witkowsky et surtout par un tout jeune chef suisse, Ernest Ansermet (1883-1969), qui va être nommé chef titulaire dès 1916.
Cependant, depuis quelques années, on se demandait de plus en plus s'il ne serait pas souhaitable de regrouper les différentes sociétés symphoniques de Suisse romande auxquelles la guerre avait donné un sérieux coup de frein. Grâce aux efforts d'Ansermet, de Maurice Pictet-de Rochemont et de quelques personnalités romandes, une Société de l'Orchestre de la Suisse Romande est fondée en 1918, avec pour but de "créer et entretenir un orchestre symphonique pendant la saison d'hiver. Cet orchestre, dont la résidence est à Genève, [devra donner] des concerts réguliers dans les principales villes de Suisse romande qui en font la demande et assurent, pour leur part, une partie des frais de la société" (Règlement de fondation de l'Orchestre de la Suisse Romande, 16 août 1918).
Une page vient de se tourner. Vingt-six ans après sa mort, le rêve de Hugo de Senger s'est enfin réalisé: un orchestre professionnel permanent destiné à servir la musique et à la faire connaître, non seulement à Genève, mais dans toute la Suisse romande.
Désormais, la vie musicale genevoise va bénéficier d'une extraordinaire impulsion et le nouvel orchestre s'imposera peu à peu comme une des plus remarquables phalanges symphoniques européennes. Ainsi, les tristes opinions de Voltaire et Debussy se voient enfin démenties: la musique s'est définitivement installée à Genève. 

J. T.
haut
[p. 138]

La rythmique


La rythmique est une méthode d'éducation créée par Emile Jaques-Dalcroze (I865-1950); en partant de la musique, elle tend à l'harmonie intégrale de l'être humain par l'action conjuguée du corps et de l'esprit, du mouvement et du rythme, et aboutissant à un développement des facultés et de la personnalité de l'élève.
C'est après longue hésitation et avec la plus grande prudence que l'on se risque à une telle définition, Jaques-Dalcroze lui-même s'étant bien gardé d'en donner une simple et concise. Il procède plutôt par images: "Nul ne peut dire les pourquoi et les comment de la Rythmique s'il ne se rend pas compte qu'avant tout, elle cherche à nous révéler à nous-même, à dire: 'Je sais et je pense parce que je ressens et j'éprouve'." Ailleurs, il écrit: "La Rythmique vise trois buts principaux: développer le sentiment musical (dans le sens grec du mot) dans l'organisme tout entier; créer le sentiment de l'ordre et de l'équilibre après avoir éveillé tous les instincts moteurs; développer les facultés imaginatives".
Préfaçant un livre collectif publié à l'occasion du centième anniversaire de la naissance du maître, Frank Martin écrit: "... il était sans cesse en train d'inventer et [...] voulait aussi que nous inventions sans cesse, nous, ses élèves et ses collaborateurs. C'était le fondement même de sa pédagogie et sa méthode de "rythmique", toute basée sur cet esprit de recherche, était constamment en état d'évolution. C'est bien pourquoi il est si difficile de définir en quelques mots cette méthode: elle n'a rien d'un tout définitivement fixé et réglé et, par essence, elle ne peut ni ne doit jamais se figer dans quelque dogme immuable [...] On ne sait vraiment bien que ce que l'on a trouvé soi-même et Jaques-Dalcroze nous invitait sans cesse à chercher et à trouver par nos propres moyens." [p. 139]
C'est bien l'un des secrets de Jaques-Dalcroze: son dynamisme, son sens de l'invention et de l'improvisation. C'est aussi son humour, sa bonne humeur et son amour de la jeunesse qui lui assurait le dévouement total de ses élèves. Mais ces qualités, éminentes, n'auraient pas fait de lui un fondateur d'école, à l'égal d'un Jean Piaget, s'il n'y avait pas eu à la base de son enseignement une réflexion approfondie et une ligne directrice cohérente.
Dans une lettre écrite, sans doute en 1904, au compositeur bâlois Hans Huber, Jaques-Dalcroze fait cette confession émouvante: "Quant à la gymnastique rythmique... Nous touchons actuellement au seuil d'un art nouveau dont je m'approche en tremblant, avec un frisson religieux et une crainte solennelle."
Voici un extrait de l'avant-propos de l'un des livres les plus connus de Jaques-Dalcroze, Le Rythme, la musique et l'éducation, publié en 1919 pour la première fois: "Il y a vingt-cinq ans que j'ai fait mes débuts dans la pédagogie, au Conservatoire de Genève, en qualité de professeur d'harmonie. Dès les premières leçons, en constatant que l'oreille des futurs harmonistes n'était pas préparée à entendre les accords qu'ils avaient la tâche d'écrire, je compris que l'erreur de l'enseignement usuel est de ne faire faire d'expériences aux élèves qu'au moment même où on leur demande d'en noter les conséquences, — au lieu de les imposer tout au commencement des études, au moment où corps et cerveau se développent parallèlement, se communiquant incessamment impressions et sensations." D'où sa décision d'entreprendre l'éducation musicale des enfants, en commençant par le solfège et en faisant appel à tous les sens et au tempérament même des élèves. "La majorité des instituteurs comprennent, écrit-il en 1935 (Petite histoire de la Rythmique), que l'instruction des enfants gagne à être complétée par une éducation particulière ayant pour but d'éveiller les instincts naturels de l'enfant, de développer leurs rythmes vitaux essentiels, d'établir une harmonie entre leur corps et leur esprit, d'affiner leur sensibilité, de faciliter leurs études générales, de les rendre plus alertes, plus vifs et plus entreprenants, de vivifier leur imagination et — en un mot — de mettre d'accord leur tempérament et leur caractère. Cela par la grâce de la musique, seul art véritablement capable de stimuler tout en ordonnant les manifestations de sa personnalité. Rythmique et métrique se tiennent étroitement et s'influencent mutuellement."
La Rythmique a également des effets bénéfiques sur le plan thérapeutique. Qu'il s'agisse de troubles psychomoteurs ou de troubles mentaux, de handicaps physiques (paralysie, cécité, surdité) ou de déficience mentale, la rééducation par la musique, le rythme et le mouvement accomplit des miracles. 

J. de S.
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[p. 141]

La musique sérieuse: Ansermet et la modernité


Ernest Ansermet

La trajectoire musicale et intellectuelle d'Ernest Ansermet illustre de façon exemplaire l'évolution de la modernité musicale à Genève au XXe siècle, par la place prédominante que le fondateur de l'Orchestre de la Suisse Romande (OSR) y a occupée. Natif de Vevey, il acquiert une double formation de mathématicien et de musicien; il étudie notamment durant une année à Paris, dont l'importance culturelle redouble pour les artistes romands dès la fin du XIXe siècle. Il fait ses premières armes de chef à l'Orchestre du Kursaal de Montreux. En 1915, il succède à Bernhard Stavenhagen à la tête de l'orchestre de la Société des Concerts d'abonnement, grâce, en particulier, à la recommandation du compositeur français Henri Duparc. Il est alors auréolé d'une autre nomination prestigieuse, celle de la direction musicale des Ballets Russes qui lui assure ses premiers grands succès internationaux aux côtés de Serge de Diaghilev et d'Igor Strawinsky. Sur le plan local, la fondation de l'OSR, en 1918, dans des conditions économiques difficiles, repose sur l'audacieux pari d'intéresser l'ensemble du public des mélomanes romands aux activités d'une phalange permanente, défendant notamment la musique contemporaine.
Les programmes des concerts de l'Orchestre sont éloquents à ce titre: Strawinsky, Debussy, Ravel, plus tard Hindemith, Honegger, Bloch, Frank Martin et même Schônberg et Berg; aucun compositeur important n'échappe au flair d'Ansermet. Il n'hésite pas à donner des premières auditions suisses et à faire entendre des créations, servies par les meilleurs interprètes, qu'il trouve d'ailleurs souvent sur place. Fin pédagogue, Ansermet compose des programmes équilibrés, dans lesquels le répertoire classique figure en bonne place, et rédige des notices explicatives d'une rare qualité qui contribuent à l'éducation musicale de ses auditeurs. 

Relais genevois 

Les efforts d'Ansermet trouvent divers relais dans la société genevoise. C'est ainsi que la musique de chambre fait l'objet, dès avant la Première Guerre mondiale, des soins du critique R.-A. Mooser. Ses Auditions du Jeudi (de 1913 à 1920) ne sont pas sans faire songer à la Société d'Exécutions Musicales Privées fondée à Vienne, par Schônberg et ses disciples, pour la promotion d'une musique contemporaine qui ne trouvait plus le chemin des cycles de concerts traditionnels. En 1922, le compositeur viennois vient en personne [p. 142] diriger son Pierrot lunaire et ouvre la première saison de l'association qui succède à celle de Mooser, les Nouvelles Auditions. Ces dernières, fondées par René et Edith Hentsch-Humbert autour de quelques personnalités du monde musical, notamment Ansermet, Jaques-Dalcroze et Martin, élargit son champ d'activités de façon très significative en direction des musiques oubliées du passé, comme la musique élisabéthaine ou du "gospel". Elle met toutefois l'accent sur les compositeurs vivants, ce qui lui vaut de devenir, en 1927, la section locale de la Société Internationale de Musique Contemporaine, fraîchement créée, et d'être chargée d'organiser, à Genève, en 1929, le Festival de cette Société. Disparue en 1932, ses idéaux se retrouvent dans la société de musique de chambre contemporaine du Carillon, fondée en 1933 par le jeune musicien André de Blonay, avec l'appui des compositeurs André-François Marescotti et Jean Binet et du régisseur Henry Brolliet. Le Carillon organise, durant la saison 1935-36, un brillant concours de composition dans le jury duquel siègent notamment Albert Roussel et Gian Francesco Malipiero; Alban Berg, à quelques mois de sa mort, a dû renoncer au voyage. Il se voit également confier la tâche d'organiser une série de concerts gratuits pour étudiants, pour le compte de la grande mécène américaine Elisabeth Sprague-Coolidge, exécutés par l'un des piliers de la musique contemporaine des années d'entre-deux guerres, le quatuor Pro Arte de Bruxelles. 

La vie musicale genevoise de l'entre-deux-guerres

Il serait faux de voir dans l'OSR l'unique protagoniste de la vie musicale genevoise de l'entre-deux-guerres: preuve en soit, notamment, les quatre prestigieux festivals internationaux organisés entre 1927 et 1931, en marge de sessions de la Société des Nations et qui, sous l'impulsion du musicographe Robert Bory, donnèrent à entendre les meilleurs artistes et orchestres européens. De son côté, l'orchestre Ansermet joue indiscutablement un rôle central dans l'évolution des goûts du public mélomane; grâce à lui, la musique occupe une place croissante dans la société genevoise.
Reste à écrire l'histoire de la réception des oeuvres jouées par l'OSR et celle de son influence sur la pratique des musiciens genevois amateurs, qu'ils fassent partie d'ensembles de musique de chambre ou se produisent dans les écoles de musique. Quelques jalons sont déjà posés: le soutien de l'OSR aux chorales du Chant Sacré ou du Cercle Jean-Sébastien Bach. [p. 143: image / p. 144]
Dans le domaine de la formation, les premiers pupitres de l'OSR enseignent au Conservatoire de Musique, où ils peuvent préparer leur propre relève grâce à l'introduction d'un véritable cursus professionnel introduit en 1925 par le nouveau directeur Henri Gagnebin. Dans le domaine du théâtre lyrique enfin, la crise du répertoire et de la création se manifeste d'abord dans l'impossibilité de mener une politique artistique cohérente et par conséquent, d'amener l'Orchestre Romand et le Grand-Théâtre à poursuivre une collaboration régulière et de qualité, en dépit de quelques éclatantes réussites isolées. Ce n'est qu'en 1934 que celle-ci peut s'organiser avec la fondation de la Société Romande de Spectacles, sous l'autorité du Conseil administratif de la Ville de Genève, et la mise en place d'une direction permanente. 

Une période troublée

La crise des années trente n'épargne pas l'OSR, alors même qu'une première convention signée, en 1932, avec la Commission romande de Radiodiffusion aurait dû lui permettre de consolider ses activités et d'assurer un engagement à l'année à une partie au moins des musiciens. En 1935, le transfert de Genève à Lausanne de l'Orchestre de la Radio Romande, encouragé en particulier par Gustave Doret, rival de la première heure d'Ansermet, avive une surenchère coûteuse et stérile entre les deux villes. Celle-ci ne trouve un terme provisoire qu'en 1938, avec le "plan Ansermet", qui prévoit la création d'une Fondation de l'OSR (FOSR). [p. 145] Siègent au sein de cette Fondation des représentants de tous les cantons romands, ainsi que des villes de Genève et Lausanne, des délégués des Amis genevois et vaudois de l'orchestre (associations de soutien nouvellement créées) et des représentants de la Radio, regagnée à la cause de l'OSR à la faveur des tractations entourant l'installation de la Maison de la Radio au boulevard Carl-Vogt. Dans l'intervalle, l'orchestre aura survécu sous la forme d'une association. A partir de 1937, certains de ses musiciens peuvent travailler durant les mois d'été au sein de l'Orchestre du Festival de Lucerne qui vient de se constituer sous l'impulsion de quelques personnalités, dont Ernest Ansermet. 

Les années de guerre

Si la vie musicale genevoise subit un repli durant la Deuxième Guerre mondiale, elle bénéficie néanmoins de la présence de grands artistes exilés, comme le pianiste Dinu Lipatti, professeur au Conservatoire jusqu'en 1949, et le chef d'orchestre Franz von Hoesslin qui sera un habitué de l'OSR. En outre, le Concours International d'Exécution Musicale est organisé pour la première fois en 1939, sous la houlette d'Henri Gagnebin; il révèle le talent d'Arturo Benedetti Michelangeli et se perpétue, sans désemparer, durant toutes les années de guerre. Quant à l'OSR, il prépare sa mue en un ensemble d'audience internationale, se mettant en somme au diapason de la réputation de son chef, tout auréolé du prestige des Ballets Russes, de ses tournées en Argentine et de ses multiples engagements européens. La signature d'une convention additionnelle lui assure, dès 1947, les ressources financières nécessaires; la collaboration qui s'instaure avec la firme Decca en font un orchestre de référence, dont les enregistrements font autorité; enfin, il accomplit régulièrement de grandes tournées en Europe et outremer, qui contribuent à son prestige. 

Ansermet et la musique dodécaphonique

Ansermet cependant, défenseur de toujours de la musique contemporaine, adopte une attitude critique face à l'évolution néo-classique de son ami Strawinsky, avec lequel un froid durable s'installe dès 1937. Il condamne sans appel la technique dodécaphonique, devenue le langage dominant de la génération de l'immédiat après-guerre. De 1948, date d'une première conférence aux "Rencontres internationales [p. 146] de Genève", à 1961, il médite un vaste ouvrage destiné à justifier sa position en faisant appel à la phénoménologie, aux mathématiques, à la théologie et à l'histoire: Les Fondements de la musique dans la conscience humaine. D'un abord très ardu, il déconcerte ses lecteurs, notamment les spécialistes des disciplines mises à contribution, d'autant plus qu'il s'inscrit dans une vision de la philosophie de la culture (Spengler, Chamberlain, Keyserling) dont le second conflit mondial avait scellé la faillite; il ne connaîtra aucune postérité scientifique et contribuera seulement à raidir son auteur dans l'attitude d'un législateur dont l'intransigeance n'est pas sans faire songer à celle d'un Rameau au XVIIIe siècle. Il en résultera une déchirure du tissu musical genevois entre les "outsiders" de l'avant-garde et les compositeurs joués à l'OSR. Parmi ces derniers, il y a lieu de citer notamment Henri Gagnebin, directeur du Conservatoire jusqu'en 1957, André-François Marescotti, professeur de piano, puis de composition et d'orchestration au Conservatoire, Roger Vuataz, directeur des programmes musicaux de Radio-Genève, Pierre Wissmer, successeur de Marescotti au Conservatoire, Jean Binet, Fernande Peyrot, Bernard Reichel, professeur d'harmonie au Conservatoire et à l'Institut Jaques-Dalcroze, Michel Wiblé et Alphonse Roy, ces deux derniers respectivement cor anglais et flûte à l'OSR. 

Faveur de la musique d'avant-garde

L'avant-garde trouva, pour sa part, un soutien auprès de la Radio: un Centre de recherches sonores s'y ouvre en 1959, sous l'impulsion de Robert Dunand, de Pierre Walder et d'André Zumbach, et diverses émissions contribuent à sa diffusion. Elle est également soutenue par le Centre de Musique Contemporaine et de Premières Auditions d'Elisa-Isolde Clerc, par ailleurs pionnière de la musique baroque et animatrice de l'ensemble "Ars antiqua"; par les Concerts de musique contemporaine de Merlinge, fief de la reine Marie-José d'Italie, dans lequel Boulez donne, en 1956, son tout récent Marteau sans maître, et siège, dès 1959, d'un concours de composition; et par le Studio de Musique Contemporaine de Jacques Guyonnet, élève de Boulez et auteur, en 1966, d'un retentissant article dans le Journal de Genève, critiquant la politique artistique de l'OSR et de son chef.

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Musique classique, musique contemporaine 

Les dernières années de la carrière d'Ansermet à la tête de l'OSR peuvent être, à juste titre, qualifiées de classiques; une analyse statistique des programmes révélerait à coup sûr une diminution du nombre global des premières auditions au profit des oeuvres du répertoire, débouchant souvent sur des enregistrements de référence. Après le court interrègne de Paul Klecki, Wolfgang Sawallisch et Horst Stein accentueront la coloration germanique de l'OSR, tandis que les préférences d'Armin Jordan pour la musique française le feront renouer avec les premiers compositeurs défendus par Ansermet. Les partenaires principaux de l'Orchestre demeurent la Radio et le Grand-Théâtre. Celui-ci, après le dramatique incendie de 1951, connaît un développement artistique considérable sous l'impulsion d'Herbert Graf, de 1966 à 1973, suivi de Jean-Claude Riber et Hugues Gall. Quant aux musiciens membres de l'OSR, ils enrichissent la vie musicale de Genève et d'ailleurs à travers leurs activités pédagogiques et au sein de divers ensembles de chambre.
Ansermet meurt une année après mai 68 et après l'ouverture d'une nouvelle salle de spectacles, qui devient bientôt le symbole de la modernité artistique à Genève, la Salle Patiño, à la Cité Universitaire. Le Studio de Musique Contemporaine y est relayé, dès 1976, par la saison de concerts de Contrechamps, lancée par Philippe Albèra, que la création d'un ensemble spécialisé viendra appuyer en 1980, suivie du lancement d'une revue en 1982. On y retrouve les meilleurs compositeurs genevois encore "oubliés" de la vie musicale officielle, tels Eric Gaudibert (né en 1936), Rainer Boesch [p. 149] (né en 1938), André Richard (né en 1944), Jacques Demierre (né en 1954), William Blank (né en 1957), Michael Jarrell (né en 1958), Jean-Claude Schlaepfer (né en 1961) et d'autres. Enfin, l'adhésion, en 1992, d'institutions comme l'OSR ou le Conservatoire, en qualité de partenaires, au Festival de musique contemporaine Archipel signifie clairement que la vie musicale genevoise a retrouvé quelque unité. 

L'héritage d'Ansermet

Unité et diversité, tel est en effet aujourd'hui le double aspect de la vie musicale genevoise. A côté de l'OSR, l'Orchestre de Chambre de Genève, animé par le flûtiste Thierry Fischer, accueille de jeunes musiciens professionnels fraîchement sortis du Conservatoire, transformant ainsi l'orchestre d'étudiants qu'a été le Collegium Academicum, fondé par Robert Dunand en marge des Jeunesses Musicales. Un cartel regroupe les choeurs soutenus par la Ville de Genève; on y trouve, outre le Chant Sacré et le Cercle Jean-Sébastien Bach déjà cités, la Psallette, le Motet de Genève et le Choeur universitaire, à côté d'un nombre étonnant de choeurs indépendants. Les récitals, la musique de chambre et la musique symphonique fleurissent en différents cycles de concerts, tantôt organisés par des associations ou des imprésarios, tantôt soutenus par des "sponsors" ou des communes. Une maison de disques, Cascavelle, édite de précieuses archives sonores de l'OSR et pratique une politique active de promotion d'artistes de la région. Cette vie professionnelle est reliée par une intense pratique d'amateurs.
Quant à la formation musicale des enfants et des adolescents, elle est déléguée par l'Etat à la Fédération des Ecoles Genevoises de Musique, qui regroupe le Conservatoire, auquel échoit de plus la formation professionnelle, le Conservatoire Populaire de Musique, qui s'occupe également des adultes amateurs, et l'Institut Jaques-Dalcroze, alors que la Faculté des Lettres de l'Université propose un cursus complet d'études de musicologie. Il n'est pas jusqu'à la musique historique elle-même qui n'ait trouvé droit de cité à travers les activités du Centre de Musique Ancienne rattaché au Conservatoire Populaire de Musique. C'est ainsi que le multiple héritage d'Ansermet, qui eût pu être paralysant, a irrigué et continue d'irriguer l'ensemble du paysage musical genevois.

Ph. D.
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Les choeurs


Les origines

Comme préalables à l'éclosion d'une activité chorale régulière, la pratique d'un répertoire populaire, d'une part, et celle de la musique d'église, d'autre part, sont souvent des facteurs déterminants. Des circonstances économiques et politiques difficiles n'ont guère permis à Genève de profiter de l'un ou de l'autre, et ce n'est qu'au début du XIXe siècle qu'a pu prendre forme une activité chorale régulière.
Une occasion assez exceptionnelle s'était pourtant présentée au temps de la Réforme: soucieux de faire participer toute l'assemblée au chant de l'Eglise, les réformateurs, Calvin en tête, avaient suscité la traduction et la versification des psaumes de la Bible et leur mise en musique. Ce travail artistique était accompagné d'un souci pédagogique certain: la découpe métrique de chaque texte étant différente, il n'était plus possible d'échanger les mélodies (à quelques exceptions près de doubles emplois) et chaque couple texte/mélodie formait un tout indissociable devant faciliter son apprentissage par coeur par une population qui était encore largement illettrée. Ce début d'activité chorale (il ne s'agissait que de chant à l'unisson) n'eut cependant pas d'autres conséquences sur le plan musical et resta confiné à l'usage ecclésiastique.
Il faut attendre les années de prospérité qui, à Genève, suivirent la Restauration, pour assister à un éveil authentique de la vie musicale; l'art choral ne devait pas manquer le rendez-vous. La naissance de la Société de Chant sacré, en 1827, en est un indice révélateur, bien que la présence, parmi ses fondateurs, d'une respectable dame anglaise en séjour dans notre ville, Mme Suzanne Reeve-Taylor, et d'un pasteur originaire de Dresde, Frédéric-Gustave Wend, laisse penser qu'une impulsion décisive a pu venir de personnes qui connaissaient, dans leur pays d'origine, une tradition chorale déjà florissante. 

Mise en place d'un rôle

Nées dans l'enthousiasme et la ferveur, les jeunes sociétés chorales genevoises, éphémères ou durables (parmi ces dernières citons la Société de chant du Conservatoire qui tint, malgré quelques vicissitudes, jusqu'au début du vingtième siècle) devaient affirmer leur rôle, définir leur champ d'action, leur répertoire et conquérir leur public. On peut dire que ce programme est accompli lorsqu'en 1869 Hugo de Senger s'installe à Genève; le terrain y est désormais prêt à accueillir les grandes pages du répertoire choral: Beethoven, [p. 151] Brahms, Cherubini, Gounod, Haendel, Liszt, Mendelssohn, Mozart, Schumann et Spohr. Il manque dans cette énumération le nom de Bach: Otto Barblan et la Société de Chant sacré combleront cette lacune dès le tournant du siècle et on peut risquer l'avis que Genève bénéficie dès lors d'une activité chorale régulière et variée.
A côté des chorales d'oratorio se constituent d'autres groupes aux buts différents: la "Cécilienne" tient lieu de choeur pour le Grand-Théâtre, de 1864 à 1910; des choeurs populaires (choeurs mixtes, choeurs d'hommes) se forment aussi bien en ville que dans les localités voisines; dans les paroisses, tant catholiques que protestantes, des choeurs animent l'activité liturgique. A tous les niveaux, l'activité chorale est abondante. 

Options nouvelles pour un nouveau siècle

A la fin de la Première Guerre mondiale, la naissance de deux nouveaux choeurs atteste, à Genève, le regain d'intérêt pour la musique ancienne: le "Motet de Genève", fondé en 1918 par Lydie Malan, vise le répertoire de la Renaissance, tandis que le "Cercle J.-S. Bach", fondé en 1928 par Francis Bodet, s'attache à l'oeuvre du Cantor de Leipzig. A côté de ces redécouvertes d'un répertoire trop souvent oublié, Ernest Ansermet suscite des collaborations pour promouvoir, à la tête de l'Orchestre de la Suisse romande, des réalisations plus récentes: Honegger, Roussel, Strawinski. L'OSR acquiert ainsi un rôle central pour le répertoire d'oratorio, soit en organisant ses propres productions, soit en se mettant à disposition des chorales existantes.
Après le tournant du milieu du siècle, le tableau se modifie d'une façon plus visible. Est-ce l'influence de la radio, du disque, qui rend les Genevois plus consommateurs que producteurs? On remarque une désaffection progressive dans les chorales populaires et dans les choeurs d'église: diminution des effectifs et hausse de la moyenne d'âge obligent les uns à diminuer leur activité, les autres à la cesser. Dans le domaine classique, en revanche, l'élan s'intensifie. Deux nouveaux groupes apparaissent, la "Psallette de Genève", fondée en 1950 par Pierre Pernoud, et le "Choeur universitaire" relancé en 1965 par Liang-Sheng Chen. De son côté, le Collège de Genève ne reste pas inactif; si la mixité des classes est fatale au Groupe choral de l'Ecole supérieure de jeunes filles, fondé en 1919 par Albert Paychère, Paul-Louis Siron insuffle un dynamisme remarquable au Choeur du Collège, [p. 152] lancé en 1964, et qui essaime peu après dans tous les centres d'enseignement (collège Calvin, de Candolle, Voltaire, de Staël, Sismondi, Claparède, de Saussure). Pour les choeurs d'enfants, la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique (CPM) devient, en 1974, le fer de lance d'un mouvement qui créera des émules, aux ambitions souvent plus simples, aussi bien au CPM que dans les écoles de l'enseignement public. Quant aux institutions musicales professionnelles, Grand-Théâtre et OSR, elles aspiraient à la collaboration régulière de formations chorales d'un niveau équivalent. Pour la première, la création de l'ensemble professionnel du Choeur du Grand-Théâtre a apporté une solution exemplaire. Pour la seconde, la formation, en 1958, des Choeurs de la Radio romande, dirigés par André Charlet, permet l'insertion régulière de pages chorales dans les programmes symphoniques. 

Une richesse pléthorique?

Quel tableau brosser de la situation de l'art choral à Genève à la fin du vingtième siècle? L'image est bien différente d'un genre à l'autre.
Pour les choeurs d'église, la plupart ont disparu dans les paroisses protestantes, alors qu'ils ne survivent souvent qu'avec peine dans les paroisses catholiques; le phénomène n'est que l'écho de la désaffection de la pratique cultuelle; avec lui disparaît malheureusement tout un répertoire, une pratique, un élan qui était accessible à toute la population.
Ce dernier rôle est en partie repris par les choeurs populaires, qui semblent avoir passé le creux de la vague de la chute des effectifs; regroupés dans l'Union des chanteurs genevois, elle-même affiliée à l'Union suisse des chorales, ils cherchent à créer une nouvelle dynamique autour d'un répertoire renouvelé.
Dans le domaine du répertoire classique, l'impression qui prévaut est celle d'une pléthore. A côté des choeurs d'enfants et des choeurs du Collège, une multiplicité de formations, grandes ou petites, se disputent les choristes disponibles. Les cinq principaux choeurs d'oratorio se sont regroupés dans un cartel encouragé par la Ville de Genève (Cercle Bach, Choeur universitaire, Chant sacré, Motet, Psallette) et sont entourés d'une multitude d'autres formations plus récemment formées (Alauda, Cantus laetus, Orphée, Cantatio, Choeur du CERN, du Conservatoire, de la Madeleine, etc.) qui travaillent dans des conditions matérielles souvent plus délicates. Aucune de ces formations ne se distingue par un [p. 153] répertoire spécifique: c'est là un gage de diversité pour leur activité, mais c'est aussi l'origine de conflits autour d'un même répertoire, chacun tenant à aborder les mêmes pages célèbres.
L'avenir imposera peut-être une certaine mise en ordre; est-elle vraiment nécessaire? Les Genevois sont chèrement attachés à leur liberté d'action, dans le domaine musical comme dans les autres; le sens de la discipline, du travail en commun, leur pèse plus qu'il ne les motive; et les lois du "marché" musical sont assez contraignantes pour instaurer d'elles-mêmes un certain ordre. Le problème vient peut-être plus des ensembles extérieurs invités à donner à Genève les grandes pages célèbres, qui assèchent le public potentiel, que des ensembles genevois eux-mêmes. A ce stade, une coordination mériterait d'être mise en place à l'échelon régional pour éviter les doublures. 

Quel répertoire demain?

La question la plus essentielle, mais qui n'est pas exclusive au cas genevois, c'est celle du répertoire futur. Une activité chorale devrait susciter et encourager la création musicale; les genres du "Festspiel", illustré par Jaques-Dalcroze, ou de la cantate commémorative, proposée par Otto Barblan, ont fait leur temps.
Mais une infinité de formes musicales attendent ceux qui voudront bien, comme beaucoup l'ont fait tout au long de ce siècle, solliciter les forces vives de la musique chorale à Genève pour lui permettre de conserver et de préserver cette corrélation avec l'élan créateur qui constitue une des originalités de la musique à Genève et lui permet de regarder avec sérénité l'avenir de la musique et la musique de l'avenir. 

D. G.
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Les fanfares


Les fanfares jouent un rôle important dans la vie sociale genevoise. Fanfares militaires, fanfares municipales, fanfares exerçant une fonction formatrice, elles participent aux manifestations publiques, fêtes, commémorations, rassemblements officiels.
Toutes les fanfares sont issues de la nécessité d'entraîner les troupes au combat, de leur communiquer des ordres, de scander le rythme de la marche, mais aussi d'apporter un élément artistique aux défilés militaires.
Le Corps de musique de Landwehr, harmonie officielle de l'Etat de Genève, a fêté, en 1989, ses deux cents ans d'existence, mais dès 1783, il existait sous le nom de Musique du Régiment de la République "Musique Rouge". Quant au Corps de musique d'Elite, fanfare officielle de l'Etat de Genève, il a été créé par la loi du 3 avril 1839, instituant la milice. On a dès lors deux musiques militaires, celle du contingent et celle de la réserve cantonale. Les troupes cantonales disparaissent à l'entrée en vigueur de la Constitution fédérale de 1848, mais pendant plusieurs années les troupes fédérales ne disposent pas de fanfares et font appel aux cantons pour accompagner les manifestations officielles.
D'autres musiques sont issues de ces deux corps. C'est le cas de l'Harmonie nautique, alors que la Musique municipale de la Ville de Genève fait partie du corps des sapeurs-pompiers et que l'Ondine genevoise et les Cadets de Genève jouent le rôle d'écoles de musique.

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Le jazz


Ce n'est pas un cadavre exquis: le jazz, musique de sauvages en flirt perpétuel avec le péché, a sa place, son histoire, ses lettres de noblesse dans la cité de Calvin. Distraction de la Providence? Plus probablement compromis (on le dit helvétique), face à l'irrésistible déferlement d'un phénomène artistique aussi nouveau que le cinéma et, comme lui, représentatif du XXe siècle.
La diffusion du jazz, son implantation progressive sur le Vieux Continent ont donné naissance à une légende dorée aux effets pervers. Cette vision romantique selon laquelle tout se serait passé à l'insu de l'establishment, par cercles concentriques d'initiés se chuchotant dans la clandestinité d'ésotériques mots de passe, ne résiste pas à l'analyse. La vie socio-artistique des dernières années dix, celle de la quasi-totalité des années vingt ne se comprennent pas en dehors du spectaculaire engouement, médiatiquement entretenu, pour cette nouvelle musique aux origines obscures (on ne saurait mieux dire), qui fait courir le long de toutes les échines le frisson délicieusement décadent d'un exotisme frelaté. La mode est au jazz (elles duraient plus d'une saison à l'époque), le mot fait recette — quant à la chose, aussi rare que la mandragore qui chante, nul ne s'en soucie vraiment. La tâche des premiers amateurs, collectionneurs ou musiciens européens était donc plus ardue que celle de simples défricheurs: s'il s'agissait pour eux de se procurer, sous forme de 78 tours à la circulation problématique, les oeuvres des grands créateurs, il fallait avant tout identifier ces créateurs, opérer un tri susceptible de les détacher de la cohorte de faux-monnayeurs qui tenaient généralement le haut du pavé. Opération délicate qui constituait bien ces groupuscules en franc-maçonnerie — mais une franc-maçonnerie à la double mission conquérante et résistante. 

La caution Ansermet

A Genève, comme partout ailleurs en Europe, l'enthousiasme des foules n'a d'égale que la confusion des esprits. Et bien entendu le mépris des élites pensantes. Qui font la sourde oreille à l'impensable cri du coeur lancé par Ernest Ansermet dans le numéro du 1er octobre 1919 de la très sérieuse Revue Romande. Ce texte étonnant, émouvant aussi par sa tentative d'exprimer l'absolue nouveauté de cet art inattendu à l'aide de concepts forcément inappropriés, est la première prise de conscience européenne de l'universalité du jazz, de son caractère non folklorique. Le chef d'orchestre y fait part de son bouleversement à l'écoute d'un "extraordinaire virtuose", d'un "artiste de génie" qu'il a [p. 156] découvert à Londres, à l'occasion d'une tournée du Southern Syncopated Orchestra. Ce tout jeune Sidney Bechet, les Genevois devront attendre exactement trente ans pour le découvrir en chair et en os — et partager l'enthousiasme d'Ansermet. L'heure est aux sous-produits et Genève, moins gâtée que Paris ou Londres, s'abreuve en cette année 1926 au swing caricatural des World Known Georgians du trompettiste blanc Frank Guarente, en provenance directe de New-York où la concurrence de Paul Whiteman est sans doute trop écrasante. L'historien du jazz Roland Hippenmeyer recense, dans sa plaquette Préhistoire, histoire et petites histoires du jazz à Genève, d'autres curiosités, tel ce "Jazz-Band" non identifié animant, en 1922, le bal annuel du... F.C. Servette! 

L'enfance de l'art

1934, c'est la venue, en Suisse, de Louis Armstrong et la publication, en France, du Jazz Hot de Hugues Panassié. Sans lien direct, les deux événements arrachent à leur nuit les vocations naissantes, jusqu'alors passablement déboussolées. S'ils provoquent un choc difficilement compréhensible aujourd'hui, les concerts d'Armstrong ne concernent qu'un cercle de "happy few". Le livre de Panassié est en revanche reçu comme une Bible par l'ensemble de la francophonie. Le premier pape du jazz, future tête de turc de Boris Vian, y dresse à coup d'anathèmes et de canonisations sommaires un état des lieux qui assimile le jazz à un gigantesque western, où bons et méchants s'affrontent dans une lutte sans merci. On peut sourire du ton comme des méthodes: il n'empêche que cet ouvrage, renié plus tard par son auteur, va permettre aux jeunes Loys Choquart, Francis Selleger ou Henri Chaix de se donner des modèles point trop édulcorés. Opération réussie à en juger par ce Jam Band intégralement genevois qui, dès la fin des années trente, passe la porte des studios d'enregistrement. 

Ebullition

Le tempo s'accélère désormais. De grands Américains en exil (Coleman Hawkins) ou en tournée (l'orchestre de Bobby Martin) font escale à Genève. Ils contribuent, comme l'émission de Loys Choquart sur les ondes de Radio-Genève, à former le goût d'amateurs toujours plus passionnés. Les orchestres se multiplient, certains, tels les Dixie Dandies ou le New Rhythm Band (1er prix au concours de Bruxelles 1947), portant très haut le flambeau du jazz genevois. Le fossé d'orgueilleuse incompréhension qui sépare les orchestres [p. 157] professionnels, portés sur une forme de variété-jazz et monopolisant dancings et terrasses des grands cafés, des orchestres amateurs plus strictement jazz, se comble peu à peu: Hazy Osterwald, chef du grand orchestre suisse le plus célèbre de l'époque, réalise, le premier, le parti qu'il y a à tirer de ces têtes brûlées un peu brouillonnes, mais tout imprégnées de swing, qui s'enrichissent, de leur côté, au contact d'exécutants de premier plan. 

L'ère du soupçon

La fin des années quarante est marquée par l'irruption du jazz dit moderne, dont la Deuxième Guerre mondiale avait dissimulé l'ampleur aux oreilles européennes. Une nouvelle guerre, du jazz celle-là, est déclarée. Invention essentiellement française, elle n'a pas à Genève la violence que veulent bien lui donner nos voisins, lesquels cartésianisent à n'en plus finir sur l'essence du jazz, l'orthodoxie du phénomène nouveau ou ses fondements hérétiques. Le "milieu" genevois est pareillement divisé entre défenseurs d'un jazz formellement tributaire de la tradition et partisans d'une évolution ressentie comme naturelle et régénatrice. Moins doctrinaires qu'ailleurs, les tenants de l'une ou de l'autre école ne s'érigeront jamais en clans irréductibles. S'il leur arrive de se regarder en chiens de faïence, ils participent aussi, tout au long des années cinquante, à ces décloisonnants concerts-confrontations baptisés "Figues molles contre raisins aigres" (c'est ainsi que l'on nommait les adeptes du jazz classique et ceux du jazz moderne). Là, dans les murs du défunt Casino de Saint-Pierre, orchestres traditionnels et modernes s'affrontent simultanément dans des joutes dont le principe remonte, en définitive, aux origines du jazz. S'y illustrent notamment, défendant les couleurs des modernes, le guitariste Pierre Cavalli et un tout jeune batteur, considéré aujourd'hui comme l'un des grands maîtres de l'instrument sur la scène mondiale: Daniel Humair. Cette voie moderne, un nombre sans cesse croissant de musiciens l'emprunteront durant les décennies suivantes, qu'il n'est pas possible d'énumérer ici. Mentionnons parmi les plus marquants: le groupe Boillat-Thérace, le big band de Roby Seidel, les pianistes Paul Thommen, Moncef Genoud, Alain Guyonnet (ce dernier également compositeur de haut vol, dont les thèmes ont été enregistrés par l'un des pères du jazz West Coast, le saxophoniste Lee Konitz), les saxophonistes Peter Candiotto, Gilles Torrent et George Robert. Une litanie qui semble dire la mort du jazz classique. Il n'en est rien. Le jazz traditionnel et le mainstream ont trouvé, à Genève, des [p. 158] ambassadeurs convaincants, témoins de la vitalité d'une tranche de l'histoire du jazz historiquement révolue. Ce sont parmi beaucoup d'autres les Louisiana Dandies de René Hagman, le très populaire Old School Band (qui peut rivaliser, dans les années soixante, avec tous les orchestres vieux style de la planète), les Feetwarmers ou les Dry Throat Fellows. 

Unijazz, AMR, AGMJ

Musique liée dans son essence aux notions d'échange, de rencontre, le jazz cultive l'interaction comme condition d'existence. D'où l'importance de la création d'agences de concerts d'une part, du phénomène associatif de l'autre.
14 mai 1949: Sidney Bechet donne au Victoria Hall son unique concert européen, en dehors de sa participation au Festival de Jazz de Paris. On n'a pas idée du choc produit sur les esprits genevois par le maître néo-orléanais, pas encore installé en France et donc entouré d'une aura de légende qui en fait un dieu de l'Olympe grandeur nature. L'organisateur de ce concert historique est âgé d'à peine vingt et un ans: batteur de la première heure (celle des Dixie Dandies, du New Rhythm Band), Pierre Bouru récidivera à plusieurs reprises, en dilettante, avec des fortunes diverses. Parce que personne d'autre ne le fait et qu'il est persuadé de l'importance vitale, pour l'amateur de jazz, de la rencontre directe avec les grands créateurs. Une conviction qui aboutira, vingt ans tout juste après l'évènement Bechet, à la création de l'agence Uni-jazz. Une institution à laquelle Genève doit la visite des plus grands, de Dizzy Gillespie à Erroll Garner, de Ray Charles à Stan Kenton, en passant par l'une des rares apparitions de Benny Goodman sur le Vieux Continent, en 1970.
Lorsqu'elle voit le jour en 1973, l'AMR (Association pour la musique de recherche) commence par demander la mise sur pied d'un centre musical. Projets, pétitions, manifestations: les locaux du "Sud des Alpes" sont opérationnels en 1981. Le dynamisme de la jeune association, qui organise notamment des ateliers au succès grandissant, est un coup de fouet pour la vie musicale genevoise. Maurice Magnoni, Carlos Baumann, Christine Schaller, Claude Tabarini, Jacques Siron sont quelques-unes des personnalités issues de cette pépinière. L'idée fait école et, en 1977, l'AGMJ (Association genevoise des musiciens de jazz) regroupe amateurs et praticiens d'un jazz stylistiquement plus conservateur. Deux associations, très actives, pour une même ville: la vitalité du jazz genevois, plus d'un demi-siècle après ses premiers balbutiements, n'est pas une vue de l'esprit. 

M. B.
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Le rock à Genève


L'histoire du rock genevois, comme dans la plupart des autres villes du monde, est intimement liée à l'histoire du rock mondial, essentiellement anglo-saxon à ses balbutiements. Les modes et les genres venus des grands centres urbains anglais et américains se sont succédé à Genève, comme ailleurs. La scène locale a suivi l'évolution de la musique électrique et s'est nourrie de ses développements.
Les mentors locaux des différentes musiques ont donné des versions régionales d'un rock mondial, dont on retracera ci-dessous les grandes lignes. Sans se vouloir exhaustive, cette petite histoire du rock genevois est nourrie des récits souvent épiques des rockeurs genevois. Leurs hauts faits ont forgé une histoire locale riche.
Deuxièmement, ce sont les lieux qui ont donné une figure aux musiques. Lieux de découverte, de rassemblement et de rencontre, ils ont façonné, comme dans d'autres domaines, l'allure de la musique électrique genevoise par les possibilités qu'elle offrait aux musiciens de créer et de se produire. L'espace a de tous temps été, dans cet exigu bout de canton, un élément déterminant dans le développement des activités artistiques et dans une plus large mesure, de la vie culturelle. On fera donc systématiquement référence aux lieux qui ont accueilli l'émergence et forgé l'évolution du rock à Genève. 

Les années soixante: Yéyé et compagnie

Dès le milieu des années cinquante, dès la naissance du genre au centre des Etats-Unis, les premiers disques de rock'n'roll arrivent en France via les soldats américains stationnés en Europe. C'est donc indirectement que les Genevois découvrent le rock.
La traduction française de ce rock'n'roll basique d'Amérique et d'Angleterre est le "yé-yé". Ce "oui-oui" baragouiné en un anglais approximatif servira de cri de ralliement.
En France, derrière l'exemple d'Elvis Presley, Buddy Holly et Bill Haley, on retrouve la version française du genre dans les chansons de Richard Anthony, Claude Piron, Johnny Hallyday, les Chats Sauvages de Dick Rivers et les Chaussettes Noires d'Eddy Mitchell, pour ne citer que les plus connus. Les chansons sont rarement originales, consistant, la plupart du temps, en des traductions des succès anglo-saxons. Dès le début de ces années soixante, Jean-Philippe Smet deviendra Johnny Hallyday et Claude Moine prendra le nom d'Eddy Mitchell. [p. 160]
En Suisse, les échos du rock américain arrivent aux premières oreilles averties de façon indirecte, à travers les succès francophones issus de Paris. Prudence et circonspection devant la nouveauté seront de mise, en Suisse, jusqu'au milieu des années soixante. Le rock romand se calquera donc logiquement sur ces modèles français. Beaucoup de jeunes Romands ont alors fondé un orchestre dont la formation s'approche de celle des Chaussettes Noires: un chanteur, trois guitaristes et un batteur. On voit alors débouler Larry Gréco, Clint Valens, Tony Rank et autre Big Ben sur les scènes genevoises.
Le groupe les Mousquetaires enregistre le premier succès romand sur disque avec Jean-Pierre Degailler, alias Larry Gréco: Marilisa et trois autres chansons ornent ce premier super 45 tours à succès. Larry Gréco part faire une carrière en solo et les Mousquetaires se muent en Gentlemen. Pendant ce temps, la guerre des groupes fait rage, selon les mots de Christian Schlatter, membre des Aiglons, de Lausanne, et auteur d'une somme sur le sujet: Rock'n'roll en Romandie.
De jeunes étudiants grattent leurs guitares dans les caves des Eaux-Vives. Les Relax's manient l'humour et des instrumentaux genre Shadows, comme les Four Shakers. À l'époque, l'excitation produite par cette musique d'un genre nouveau, dont les contours demeurent malgré tout nébuleux à souhait, pousse les musiciens à monter sur n'importe quelle scène pour séduire n'importe quel public. Que ce soit au caveau de la Tour, à Lausanne, aux différents concours de rock nationaux lancés avec frénésie ou plus prosaïquement au Salon des arts ménagers; le grand public ne comprend pas toujours cette frénésie instrumentale.
Vers 1964, c'est la fin des rêves: l'essoufflement des musiciens, l'inexistence de structures professionnelles et le poids du show-biz parisien auront raison de l'écume musicale de cette première vague du rock'n'roll genevois. 

L'émergence de la New-wave

Après une période où les adeptes de la musique planante et d'un folk très hippie précèdent les rythmes dansants de la disco, le rock se fait discret, même au club le New Morning, aujourd'hui toujours installé au quai des Forces-Motrices. Les premiers frémissements d'une nouvelle vague du rock genevois débutent dès le milieu des années soixante-dix. Les groupes Locomotive en 1972, Thunderbirds en 74 ou Lou Chrysler et les Moustiquaires en 1975 (avec le rockeur anglais Robin Wills, qui fondera les Barracudas quelques [p. 161] années plus tard, à Londres) restent des formations obscures et très locales, mais qui pavent la voie à l'arrivée du mouvement punk à Genève. Ils ont redécouvert ce rock'n'roll basique des années cinquante et soixante, qui va de pair avec une énergie scénique et musicale qui reste, jusqu'à aujourd'hui, l'apanage du rock genevois.
Les échos violents des punks londoniens et new-yorkais donnent envie aux musiciens d'ici d'exprimer, par la voie de l'électricité, leurs frustrations très modernes.
La philosophie punk correspond aussi au dilettantisme musical de la ville de Calvin. "Pas besoin de savoir jouer d'un instrument, il suffit de faire beaucoup de bruit, prendre la parole haut et fort, jouer vite", clament les punks. 

Les années quatre-vingt: l'émergence punk

En écho à Clash, aux Sex Pistols, à Patti Smith, aux Damned et aux Saints, on trouve Jack & the Rippers, the Bastards, Dean Meat et les Scélérats, et autres Teenage Girls from Auschwitz comme versions locales d'un mouvement rock, qui essaime aussi dans le reste du monde occidental.
Le plus beau fleuron genevois de rock'n'drôle naît aux alentours de 1976. Le Beau Lac de Bâle est le seul groupe de cette époque qui existe encore aujourd'hui, bien que sa formation ait subi beaucoup des changements. Masala Dosa, de son côté, s'orientera vers un genre de funk blanc particulièrement enlevé.
En octobre 1979, naîtront les Zero Heroes, véritables ténors d'un rock new wave genevois, puis Technycolor aux accents plus froids et les innomables Yodler Killers, punks de base. Le groupe Discolokosst fait fureur (sans mauvais jeu de mots) avec un punk jusqu'au-boutiste et un spectacle multi-forme d'une violence sans concession: les musiciens aspergent les premiers rangs avec du sang d'animal et les bombardent avec des yeux de boeufs. De toute façon, la mode au début des années quatre-vingt est de cracher sur les groupes punks pendant qu'ils jouent pour les encourager.
L'importance de Code, groupe emmené par le chanteur Dominique Stehlé et chantant en français, est indiscutable. Au vu de son potentiel, le groupe pouvait prétendre intéresser le reste du monde au rock genevois. Malheureusement, le mal-vivre chronique de Genève aura raison de la plupart des velléités internationales du rock genevois. Le suicide de Stehlé met fin aux ambitions de Code. La disparition de Christian Bonfils scelle le destin de Masala Dosa. Et la plupart des musiciens qui souhaitent réussir se doivent d'émigrer. [p. 162]
Changé organise des concerts au Palladium, à la rue du Stand, par exemple. Genève Rock sera une compilation mémorable, enregistrée en 1981 dans cette salle: un double disque en public rassemblant la crème du rock d'alors, née entre septante-neuf et quatre-vingt-un. Les centres de loisirs accueillent aussi des concerts de jeunes punk-rockers.
Mais comme l'art, le rock se couche rarement dans les lits qu'on lui prépare. Aux installations officielles dans les centres de loisirs, les punks préféreront les caves humides des squatts qui commencent à fleurir en ville. L'exiguïté du canton et la crise du logement aidant, les squatts, maisons illégalement occupées, seront dorénavant le berceau de la vie créative underground en matière de musique électrique.
Que ce soit à la rue Argand ou plus tard à la rue du Conseil-Général, les squatts abritent les musiciens à peu de frais et leur permettent d'organiser un embryon de vie artistique dans leurs sous-sols. Les structures d'un music-business digne de ce nom sont toujours inexistantes sur le territoire. Mais quelques labels de disques locaux mettent des quarante-cinq tours sur le marché: Another Swiss Label ou Zaki records. Ce n'est pas l'imagination qui manque. 

Rhône Rock'n'rollers et scène industrielle 

Dans les années quatre-vingt, une scène industrielle voit aussi doucement le jour, avec des musiciens comme Xerxès Von Münschrein et des groupes comme Copulation ou [p. 163] Abteilung 409. Ils seront rassemblés, en 1983, sur disque par le label Helvete Underground, lancé depuis le magasin de disque Sounds, sis à la rue de l'Ecole-de-Médecine.
Dans ces frémissements d'un rock plus industriel, qui se détache des références des années cinquante et soixante, mais qui puise son inspiration encore et toujours dans les tendances du rock anglo-saxon, c'est un volet important du rock genevois qui naît. Club de Rome et autres S.M.O.G. introduisent les synthétiseurs aux côtés des guitares. Film de Guerre, puis les Envahisseurs et les Yes-Men, illustrent entre autre le côté froid et synthétique du rock moderne. Le ska est une autre passade qui fait des émules: chapeaux noirs et costumes gris, poses rigolotes et rythmes syncopés ont leurs adeptes depuis les Gordini's jusqu'à Bernie and the Skanks. Les courants musicaux se diversifient à Genève comme ailleurs.
Le rock se mondialise et les échos des grands centres urbains d'où partent les nouveaux genres musicaux sont omniprésents. De plus en plus de disques sont disponibles en Suisse, comme les structures d'accueil de concerts, d'organisation, de sonorisation, d'enregistrement et les groupes font leurs premières armes de façon de plus en plus professionnelle.
C'est en 1984 que naît Post Tenebras Rock, conçue à la base comme association faîtière de toutes les organisations s'occupant de musique électrique. Avec un budget de 200.000 francs par an, cette association à but non-lucratif passera du rôle de simple relais à celui d'organisateur de concerts. Les week-ends seront dorénavant chauds au Bouffon, petit club de rock installé par P.T.R. dans un centre de loisirs. L'association lutte pour obtenir des locaux de répétition et des heures d'ouverture étendues à quatre heures du [p. 164] matin. Ils profitent de la courte expérience du Cab, club de rock privé installé par André Waldis et Patrice Mugny dans la galerie marchande des Avanchets, dans la banlieue genevoise.
Fin des années quatre-vingt, une nouvelle vague de groupes genevois se lancent dans la mêlée. Amis et concurrents, ils démarrent en même temps: Needles, Maniacs, Parkin'sons profitent des même bases de la musique des années cinquante, soixante et septante, s'arment de guitares et sont connus dans la presse du reste de la Suisse sous le nom de Rhône Rock'n'rollers. Outre Sarine, on considère le cas particulier genevois avec envie.
Reconnu en France, ce rock à guitare genevois cohabitera avec les accents plus industriels d'Eugénie Sokolov et essaimera avec le Faster, une nouvelle mouture de S.M.O.G. et d'autres formations locales à la vie plus ou moins tumultueuse et plus ou moins longue.
Au même moment, sous l'impulsion de certains membres des groupes, le festival Autocontrôle démarre en 1989. Autogéré par les musiciens, le festival présente gratuitement, dans les centres de loisirs, un panorama aussi exhaustif que possible de la création locale du rock. D'une petite vingtaine de groupes, la première année, à plus de cent groupes, dix ans plus tard, le festival Autocontrôle a rempli un rôle indispensable, donnant aux jeunes ensembles la possibilité de se produire, mais aussi de se rencontrer, de travailler ensemble et surtout de prendre leur destin en main. L'existence de ce festival dénote un certain changement d'attitude au sein du petit monde du rock genevois: ne plus attendre de l'extérieur, du ciel ou d'un mécène étranger un contrat mirifique censé propulser l'artiste au firmament en une nuit. 

Retour au réel: Etat d'Urgences, l'Usine

Les structures se montent enfin, la Suisse enfin au coeur de l'Europe profite des influences de l'est, du nord et du sud. Au carrefour des mondes européens et américains, Genève se dote des structures alternatives que possèdent la plupart des capitales urbaines du monde occidental. Une véritable vie de nuit naît avec l'émergence d'espaces plus ou moins autorisés, de squatts plus ou moins tolérés et de bars sauvages plus ou moins fréquentables.
L'association Etat d'Urgences rassemble l'intelligentsia alternative de bonne famille. Pour la plupart, étudiants ou squatteurs (ils cumulent souvent les deux statuts), ils luttent et, par des actions d'éclat sauvages, poussent les autorités à [p. 165] leur accorder le premier centre autonome genevois: la villa "Fiasko", située derrière le Parc des Cropettes. Le lieu sera rapidement interdit de manifestation publique, comme d'habitude, pour préserver la tranquillité des voisins.
L'association obtient ensuite l'ancienne usine de dégrossissage d'or. Dès 1989, deux salles de concerts de rock ouvriront leur portes au rez du bâtiment, définitivement baptisé "l'Usine". Etat d'Urgences gère le Kabaret, salle de 400 places, tandis que l'association Post Tenebras Rock, placée en l'Usine par la Ville, gère la deuxième salle de taille similaire.
Les années quatre-vingt-dix consacrent le métissage comme force musicale dominante. Le rap et la house trouvent plus d'échos à Lausanne qu'à Genève. Se concentrant sur ses propres forces, le petit monde du rock genevois mène à bien des projets de son propre chef. Un label Noise Product Suisse finance des groupes du cru, dont les effrayants Vomitose et les très virtuoses Goz of Kermeur. Et un cercle de techniciens et de musiciens montent par leurs propres moyens des structures qui permettent de travailler de façon conséquente. Les difficultés économiques aidant, un véritable milieu musical se met à survivre en ville. De cette nébuleuse sortiront les Vomitose, les Enfants de Saint-Gall, Peeping Tom et autres Easy, mais surtout les Young Gods, groupe né à Genève, mais qui, sous la houlette de Franz Treichler, associe un Fribourgeois (Al Cornet) et un Zurichois (Use Hiestand) à l'un des groupes les plus novateurs de la musique dans le monde. 

A. Cr.
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