Variations champêtres

Gabriel Mützenberg

[p. 7]

Un instant, sous des paupières mi-closes, la campagne de mon enfance a déroulé ses images...
Ses vagues de verdure déferlaient alors jusqu'aux abords de la gare... A Onex, mes parents louaient un jardin. Derrière un bois de chênes, il comportait, à l'orée d'une lignée de vieux noyers, assise entre planches de légumes et prés, une petite montagne circulaire et touffue qu'un chemin sur ses flancs arrondis gagnait...
Aujourd'hui, ce terrain se tient au centre d'une de nos cités satellites. Le béton l'a envahi. Des murs criblés de fenêtres se sont dressés, visages mornes privés de regard, haut, très haut au-dessus du sol désormais nivelé. Comme à Meyrin, comme aux Palettes, à la Gradelle, ou encore sur les falaises du Rhône, à Cité-Nouvelle, ou en face, au Lignon, dans une boucle du fleuve où jadis une ou deux maisons de maître seulement s'isolaient, presque au milieu des bois.
Nos grands ensembles ont poussé trop vite. Leurs silhouettes sans grâce se profilent à l'horizon dans une manière de déroute. On dirait une troupe à la débandade sur le fond du Salève dont la ligne ondule derrière, rompue dans sa courbe légère par la protubérance d'une gigantesque tour...
Le malaise que provoque en l'homme la triste procession de ces formes brutales va profond. L'oeil n'est pas seul en cause. Car là-même où il lui est permis de se déclarer plus ou moins satisfait, telle ou telle perspective respirant l'harmonie, béton savamment intégré au paysage, le gigantisme du volume construit, promoteur d'anonymat et de solitude, le blesse. Le chemin de l'habitant, au lieu de prendre la clef des champs, se perd dans un labyrinthe de couloirs et d'escaliers qui tous, de la même manière, se ferment sur des portes d'ascenseurs. Les pas n'ont plus de sens. C'est une ronde qui n'en finit pas. Et quand on se poste devant sa fenêtre, tout en haut des hautes façades, le vide qui se creuse entre l'horizon et nous le rend irréel, lointain, et le regard va de-ci de-là, troublé, sans trouver son point d'attache.
Que de changements, dans ces paysages autrefois familiers qu'on ne parvient souvent plus à reconnaître! Veyrier s'ouvrait, la frontière passée, sur les taillis du pied du Salève où fleurissent en secret le muguet et le cyclamen... Aujourd'hui, il débouche sur l'autoroute. Le vallon de Colovrex, penché sur ses replis et ses bois, relevait sa croupe pour regarder Vireloup et Ferney... Aujourd'hui, il fait face à la piste d'envol de l'aéroport et les odeurs de mazout traînent sur ses prés. La campagne Sarasin, au Grand-Saconnex, plantée de chênes énormes, s'inclinait harmonieusement vers le Pays de Gex et le Jura... Aujourd'hui, elle est recouverte de constructions immenses... [p. 8]
Pourtant, le frémissement des horizons où se rejoignent tant de pistes lumineuses n'a pas fini de m'envoûter. Il dresse sur le moutonnement des frondaisons, et jusqu'aux crêtes des Alpes, cette succession contrastée de montagnes que sont le Salève et les Voirons (paresseusement couchés), le Môle et le Brezon (aux aguets), les Vergys et le Désert de Platé, barrières hérissées de dents. Les lignes des coteaux meurent dans la plaine coupée de bosquets qui s'incline vers les eaux grises de l'Arve. Le soleil de juillet frappe les blés mûrs. Or presque roux, ils ondoient sous la menace de l'orage. Et les grands chênes, en bordure du chemin, étendent leur ombre sur les premiers épis...
On est à Troinex, les parois du Salève dans le dos et l'agglomération urbaine au loin, taches de lumière cernées par le bleu vaporeux du lac. On est à Chancy, au bord du Rhône, tout en bas du canton, à l'extrême sud-ouest de la Suisse, dans une manière de cuvette où l'horizon, au gré des collines, s'avance à portée de main ou semble, au-delà du fleuve, bondir d'un coup jusqu'au Jura... Et à quinze kilomètres du centre de Genève, on se sent tout à coup très loin, presque à l'autre bout du monde.
On vient de Meinier, on passe par Corsinge et Sionnet sous un ciel immense, dans une campagne découverte où l'on oublie la ville, et je songe soudain, les yeux éblouis par les murs de quelque solide maison vigneronne, à ce galérien du XVIIIe siècle que la grâce de son Dieu avait arraché à la chiourme pour en faire un maître d'école, et que la Seigneurie entretenait dans ce hameau, chichement... Et je considère les montagnes de Savoie, tout en gagnant Jussy, Voirons débonnaires et tout proches, Salève de profil que je reconnais à peine, pic arrondi presque pointu... Un sous-bois m'accueille. Le château du Crest hérissé de clochetons et gardé de fossés apparaît, au-delà d'une vaste cour, et ce manoir fortifié par Agrippa d'Aubigné me rappelle qu'avant d'échoir aux Micheli, famille de réfugiés lucquois, il avait été choisi par le capitaine-poète français pour abriter son exil. La silhouette en est élégante. Ses grands toits dominent le vignoble. C'est une résidence patricienne. Mais c'est aussi le centre d'un domaine agricole où les céréales et les herbages le disputent aux pommes de terre et à la vigne.
Jussy demeure rural. Ses maisons, groupées autour de la flèche de son temple gothique, se gardent du mirage citadin. Elles se veulent de la campagne. Elles craignent ces avant-postes de l'urbanisation qui, par Collonge et Puplinge, poussent leurs pointes jusqu'à Presinge et Meinier, non sans les imiter quelquefois...
Le lac me fascinait enfant. J'ai appris à nager sur une grève [p. 9] sauvage d'Anières. Aujourd'hui, son odeur fétide m'incite, l'été, à m'éloigner de ses rives et à le contempler de loin. Je suis alors les flancs de coteaux, ou leurs crêtes, de Cologny au bourg moyenâgeux d'Hermance, tantôt côté Léman, tantôt côté Savoie, et je contemple tour à tour la douceur du val d'Arve et des Alpes lointaines, et le mur sombre du Jura, par delà l'étendue d'eau que le soleil du soir mue en métal et met en feu.
Des hauts de Pregny — Grand-Saconnex, où les blocs des institutions internationales se sont installés dans la verdure des propriétés bourgeoises, la vue englobe dans le même regard le lac qu'animent des flottilles de voiliers et les Alpes. Qu'on soit dans le parc du petit palais de Penthes devenu public, qu'on s'imagine dans celui de la campagne Rothschild, ou qu'on se promène le long du domaine de Tournay, demeuré intact avec ses deux châteaux, l'un ayant conservé, entouré de fossés, quelque chose de son aspect du Moyen Age, on s'émerveille, sous les frondaisons d'arbres immenses, et quelquefois rares, face à cet horizon que le temps qu'il fait et les saisons métamorphosent, de trouver réunies tant de beautés. Il est donc vrai: le paysage classique de la cité cosmopolite devenue des Nations — son palais est là tout près pour en témoigner — a pu faire croire que ses harmonies, passant par osmose dans l'esprit des diplomates, les aideraient à fonder la paix. Mais si, en cette fin de XXe siècle, on est revenu de cette illusion, le paysage demeure, et sa splendeur presque intacte justifie toutes les admirations. Telle courbe rompue d'une ligne estimée parfaite ne l'a pas détruite. L'homme est intervenu brutalement, sans grand respect pour elle. Il aurait pu la réduire à néant. Il n'y est pas parvenu. Il faut l'en empêcher...
Du côté de Bernex ou de Perly, les croupes successives des coteaux se sont crénelées de quartiers neufs. Le gris, le beige, le blanc ont fait irruption dans la verdure. Les belles ordonnances naturelles, que la végétation rendait souples, se sont disloquées. Le sentier se faufile encore au milieu des vignes, se glisse un instant derrière une haie ou un bosquet, court sous la voûte du ciel tendue entre Salève et Jura, et l'écho de mon pas se perd dans les prés, mais en vain mon regard, agressé par l'horizon bouleversé, cherche-t-il ailleurs son repos. Dans cette région que peu à peu conquiert la ville, c'est dans le lit du Rhône, entre les falaises, au coeur des taillis ou des bois, sur les chemins qui de la Jonction ou du Pont Butin suivent le cours du fleuve opaque, glauque, que j'aime encore à me réfugier...
L'Arve, cette rivière aux humeurs soudaines, avec ses crues et son étiage, sa couleur grise ou jaune, ses chutes ou ses [p. 10] rapides, son lit pierreux, ses abords parfois sauvages, ses îles, m'a toujours séduit. Je l'ai vue de chez moi, pendant plus de dix ans, couler paisiblement ou rouler avec fureur tout en poussant du même rythme la grande roue d'un moulin. Mon rêve en suivait le cours, perdu, par-dessus les toits du vieux Carouge, dans la lumière doucement éclatante qui baignait la campagne jusqu'au coteau de Pinchat et au Salève, au Mont-de-Sion et au Vuache, au Grand-Crédo. Mon regard s'évadait, par-dessus l'harmonieuse confusion de formes et de teintes de ces maisons basses groupées autour du blanc clocher carré de l'église, vers le rythme apaisé de ces montagnes. Que d'heures j'ai senties couler ainsi, adolescent, dans cette contemplation muette! Les longs crépuscules d'hiver, incendies de tout le ciel que reflétaient la rivière et la neige, rougeoient encore dans mon souvenir. Car du plein sud de ma fenêtre, je voyais voguer le soleil, jamais très haut au-dessus de l'horizon à la saison des jours les plus courts, presque de son lever à son coucher...
Les abords de l'Arve eux aussi ont changé. De hautes constructions cernent le vieux Carouge. Des ponts ont été jetés en dessous de Champel: le Bout-du-Monde n'est plus presqu'île; on y accède de trois côtés; la circulation y est intense. Mais le cours de la rivière demeure sauvage. Sur la rive droite d'abord, puis sur la gauche plus en amont, à Vessy, il est bordé de falaises au gré de ses méandres, puis on le voit serti de bois de fayards et de chênes, de berges sablonneuses d'où émergent quelques grosses pierres, et dominé enfin, mais de très haut cette fois, par la muraille crevassée du Salève, surface fuyante et vallonnée que la perspective modifie à chaque pas et sur laquelle joue la lumière, accusant le relief ou l'écrasant, de l'ombre froide du matin aux embrasements du soir.
Des accumulations de graviers, des îles, des taillis, quelques bouquets de pins, sur la frontière, offrent aux enfants et aux promeneurs un morceau de nature presque intacte. Le hameau de Sierne, sur la colline, lance du milieu de ses jardins le regard hautain de ses façades tandis qu'en face, le long de la Seymaz, en amont de Villette — comme sur la rive droite du lac à Genthod et à Céligny — quelques propriétés plantées de vieux arbres illustrent encore la Genève aristocratique et savante. Ainsi au "Vallon" où Roger de Candolle honore la mémoire de ses ancêtres en conservant le site qu'ils ont aimé.
Tout le quartier entre Florissant et Conches, les Eaux-Vives et les trois Chêne, perpétue un espace de campagnes anciennes, de villas, et aussi d'un nombre croissant de locatifs de sept à huit étages où l'arborisation demeure intense, [p. 11: image / p. 12] 
l'environnement harmonieux. Manière de banlieue distinguée qui se prolonge plus ou moins, la grand-route de Moillesulaz franchie, le long de la Seymaz dont on remonte le cours par de charmants sentiers en direction de Crête, de Vandoeuvres ou de Choulex pour gagner Le Carre d'Aval et son vignoble, Merlinge et son manoir, ou encore, à travers les marécages asséchés de Sionnet, le domaine de l'Abbaye, à Presinge, paisible étendue plantée de chênes apprivoisant le ciel de leurs bras immenses, lieu de calme et de repos, de retraite, de retour à soi et de joie intérieure que le morcellement aujourd'hui menace...
Au delà, à la frontière et sur les confins des champs urbanisés, Carra, les façades de quelques solides maisons en exergue, évoque pour moi le temps où les bâtisseurs du nouveau canton, Charles Pictet-de Rochemont et son frère Marc-Auguste, avec la collaboration d'Henry-Louis Boissier, d'une vocation charitable assez bouleversante, créaient ici une école rurale pour enfants pauvres. Donnant la main aux projets d'enseignement agricole que devait réaliser un peu plus tard, à Compesières, Charles-Jean-Marc Lullin, agronome à Evordes, non loin de Landecy, colline elle aussi frontière, et elle aussi joyau, pour longtemps encore on l'espère, de notre campagne. 

G. M.
haut