Ecrivains et peintres

Renée Loche / Gabriel Mützenberg


La Campagne genevoise dans la littérature

[p. 177]


La campagne de notre étroit canton, bocagère et, par le jeu des perspectives, changeante et variée grâce aux montagnes proches, aux horizons lacustres, aux lits profonds du fleuve et des rivières, a toujours exercé sur les citadins une manière de fascination. Les vieux Genevois, notait Adolphe de Circourt à l'époque de la Restauration, l'aiment avec passion. Ils passent une partie de l'année dans leurs maisons des champs dont la situation plonge déjà dans l'émerveillement, au siècle précédent, le voyageur anglais John Moore. Des cercles de quarante à cinquante personnes, dit-il, s'y assemblent dans des jardins loués ou achetés, les après-midi d'été, face au lac bien souvent, ou face au Mont-Blanc dont les hauteurs glacées, parfois vaporeuses et toujours distantes, pourraient exprimer quelque trait particulier du caractère genevois. 

De Calvin aux romantiques

Les écrivains de Genève partagent cet enthousiasme. Les plus grands ne font pas exception. C'est ainsi que Calvin, qui prête son nom à la cité, invite son ami Viret à une semaine de détente dans les environs de la ville. Ils iront d'abord sur la rive gauche, chez M. de Falais, qui habite Veigy, puis, dit le réformateur, qu'on a calomnieusement voulu peindre austère et rabat-joie, "nous passerons du côté opposé, où nous rustiquerons chez de Lisle et Pommier. Le vendredi, si tu veux faire une excursion jusqu'à Tournay ou à Bellerive, tu m'auras aussi pour compagnon".
Cet amour du plus grand des Genevois pour la campagne corrige le portrait inhumain que trop souvent on en a brossé. Petit-Senn, selon la tradition qui veut que Calvin ait séjourné dans la propriété Vaucher, à Cologny, lui fait chercher le Dieu de paix dans la contemplation des eaux. Et comme le nombre des hommes célèbres qui ont passé par là est considérable, il joint au premier pasteur de Genève le poète puritain merveilleusement inspiré et le poète maudit, Milton et Byron. Il imagine que le premier, quand en 1639 il se trouvait à Genève chez le savant théologien Jean Diodati, oncle de son ami Charles qui venait de mourir à Londres, faisait souvent la promenade de Cologny. Il pense surtout qu'au moment de décrire le Paradis, il s'est souvenu du Léman. Pourquoi pas? Milton a aimé Genève. Il a vu sa campagne. Il a longé son lac, venant d'Italie par le Grand-Saint-Bernard. Mais il n'a pu connaître la villa Diodati, qui n'existait pas encore. Son hôte avait des propriétés à Vernier, à Ferney, sur la rive droite, non sur la gauche. On ne peut donc associer le poète du Paradis perdu à Cologny. [p. 178]
Il n'en va pas de même pour l'auteur de Childe Harold. Lui a composé sur la galerie de la villa, ou sous un pommier, le troisième chant de son poème: "Léman placide et pur! Tu contrastes avec le monde orageux où j'ai vécu. Tes eaux, tranquilles et limpides, m'invitent à quitter les eaux troubles de la terre. Cette voile paisible est comme l'aile qui me détache doucement de la vie bruyante. Jadis, j'aimais les rugissements de l'océan en fureur; mais le suave murmure de tes eaux est, pour mon oreille, comme la douce voix d'une soeur qui me reproche d'avoir mis autrefois mon plaisir à de sombres jouissances." Le soir tombe, "les teintes se mêlent et se confondent", à peine découvre-t-il les flancs escarpés du Jura. "Le bruit des gouttes qui retombent de l'aviron se mêle au chant aigu des grillons (...)." Juin, foins mûrs, blés jaunissants, développe ses sortilèges. A la fin du mois, au cours d'un tour du lac mouvementé, il vérifie l'exactitude des descriptions de la Nouvelle Héloïse et écrit à son éditeur Murray: "J'ai fini un troisième chant de Childe Harold (...)."
Petit-Senn, tenté par la veine romantique qu'habituellement il réprouve, conjugue dans son texte le réformateur et le poète, "tous les deux embrasés des flammes du génie, sur ce coteau qu'ils vinrent habiter (...)". Mais si Calvin ne décrit pas les paysages dont il se délecte, Byron s'en imprègne et y transpose son âme.
Pregny fut le coteau des altesses; Cologny peut se dire celui des poètes. Le Caveau du temps de la Restauration s'y réunit, au Lion d'Or. Petit-Senn en est: l'un des plus jeunes. Ses aînés se nomment Jean-François Chaponnière, Gaudy-Lefort, Paul Tavan, Salomon Cougnard... Ils ont la rime facile, la verve railleuse, le ton XVIIIe siècle, le patriotisme dans le sang. Rien du frisson nouveau qui parcourt l'Europe. Mais ils aiment leur campagne. Ils y vont pour mieux voir la ville, le soir, quand elle se profile au couchant, au bout du lac.
Les étrangers séduits affluent. L'esprit de Genève les hante: Calvin, Rousseau, la Croix-Rouge, l'univers en raccourci, la ville au milieu de son paysage, de sa campagne fascinante. Les diplomates de la Société des Nations en auront l'âme adoucie, pense-t-on, l'ironie mordante émoussée. Les écrivains y font retraite, tel Voltaire; ils y fixent leurs rendez-vous d'amour, tel Balzac, encore à Cologny, là même où vivait Byron que Lamartine vit un jour monter, à cheval, vers sa villa. Ou c'est le vieux Chateaubriand qui s'en va, au bras de Madame Récamier, sous les falaises de Saint-Jean.
Voltaire, une fois installé à Genève, dans ce qu'il appelle "le palais d'un philosophe avec les jardins d'Epicure" et baptisera Les Délices, écrit à Claude Henri Watelet le 25 avril [p. 179]
1760: "Je voudrais trouver quelque Claude Lorrain qui peignît ce que je vois de mes fenêtres (...). Le Rone sort en cascade de la ville pour se joindre à la rivière Arve qui descend à gauche entre les Alpes (...). A droite est le lac, au delà du lac les plaines de Savoye; tout l'horizon terminé par des collines qui vont se joindre à des montagnes couvertes de glaces éternelles éloignées de vingt-cinq lieues, et tout le territoire de Genève semé de maisons de plaisance et de jardins. Je n'ay vu nulle part une telle situation. Je doute que celle de Constantinople soit aussi agréable.»
Venu malade et pour mourir, il se remet et déborde d'activité. Pour une fois, le climat du pays changerait de réputation et lui prêterait valeur de cure. Il est vrai que Voltaire a à son côté le meilleur médecin du temps, et que sa vitalité sans égale ne se ranime pas par la seule vertu du paysage, si délicieux soit-il. Mais sans doute sa beauté, qu'il décrit en termes justes, n'est-elle pas sans influence sur cette manière de résurrection. 

Des promenades de Jean-Jacques au "Journal intime"

Le Citoyen de Genève, sans l'excès de zèle de ce capitaine Minutoli qui fermait les portes dont il avait la garde une demi-heure avant les autres, jetant ainsi Jean-Jacques sur les chemins aventureux du monde, serait probablement devenu le poète de la campagne genevoise. N'a-t-il pas été pour l'Occident le grand initiateur aux mystères des bois, des lacs, des torrents, des montagnes? Malheureusement, le mauvais sort aidant, sa manie de promeneur — elle est bien de chez nous — l'a conduit sur les routes de Savoie et d'ailleurs, pour de transfigurantes expériences, et non sur celles de Vandoeuvres ou de Satigny. Le seul rôle que joue pour lui notre campagne, quand pour deux ans il se trouve chez le pasteur Lambercier, à Bossey, c'est de l'ouvrir à ce sentiment de la nature qui ne cessera de se développer en lui. Il le confesse lui-même: "La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu'il n'a jamais pu s'éteindre." Voilà qui n'est pas négligeable. Les impressions premières sont décisives. Mais l'enchantement, c'est autour de Chambéry, de Vevey ou dans l'île de Saint-Pierre qu'il l'éprouvera. Là, il contemplera avec ravissement. Là, il verra celle qu'il aime, que ce soit dans son imagination ou dans la réalité, se confondre avec le printemps. Là, dans une nature le plus souvent sauvage, et pittoresque, et grandiose, il se rencontrera et se comprendra lui-même mieux que partout ailleurs. [p. 180]
"De quoi jouit-on dans une pareille situation, écrira-t-il? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence; tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu."
Cette outrancière conscience de soi, exacerbée par la solitude et la jubilation du soleil sur les feuilles, sur les prés, sur les eaux, dans les reflets multiples, on la retrouve chez les romantiques, chez Amiel. Ce dernier, dans ses pénétrantes évocations de la nature, décrit le monde extérieur en même temps qu'il se saisit lui-même dans son être profond. Quant au jeune poète en proie au mal du siècle, Imbert Galloix, mort à Paris à vingt et un ans, en it 828, c'est l'exil qui lui arrache des vers pleins de nostalgie. On mesure mieux, sur d'autres rives, le prix que l'on attache aux siennes. Le visage de son propre pays se révèle à distance.
Tel passant s'émerveille. Ruskin se penche sur le Rhône et lui trouve, "vaste et rutilant joyau", des qualités uniques. Le Français Georges Ozaneaux, le Jura franchi, découvre soudain, le regard ébloui, le plus magnifique des spectacles. Il n'appréciera pas la ville encombrée d'étrangers. Mais ses environs, son écrin de verdure, sa couronne de résidences campagnardes le comblent. 

De Töpffer à Henri-Frédéric Amiel 

Töpffer est comme Rousseau, citadin. Comme lui aussi, attiré par la campagne, il aime à s'en aller à pied de par le monde. Cet amour commence très tôt. Enfant, avant même d'entrer au collège, il suit son père dans ses pérégrinations d'artiste. Il le voit brosser ses "Noce au village", ses "Sortie de l'église", ses scènes champêtres. Il porte son attirail. Il brûle d'être peintre à son tour. N'a-t-il pas déjà la main, le coup d'oeil, l'intelligence des formes? Si souvent, étendu dans l'herbe, il s'est senti pénétré par les harmonies secrètes de la nature! Son âme a vibré sous l'archet léger des oiseaux, des insectes, des fleurs que balance la brise. Il s'est ouvert tout grand. Il a perçu du paysage le sens caché. Il s'est senti capable d'en offrir non une copie servile ou une maladroite traduction, mais une interprétation personnelle, originale: un poème...
Pourtant, en dépit de ses dons, Rodolphe Tôpffer ne sera pas peintre. Un obstacle de taille l'arrête: une maladie de la vue. L'épreuve, en lui, creuse profond. Mais cette perte grave, mutilante, le jeune artiste, en homme de caractère, la change en gain. Il n'usera pas de la riche palette de son père, [p. 181] soit! Il peindra d'une plume aiguë, décrira d'un crayon pointu. Et son oeuvre n'en rayonnera que plus loin.
En quelques mots, il a l'art d'esquisser un tableau, de rendre une atmosphère, d'évoquer un paysage. La nature vit sous sa parole. On entend ses bruits, on la voit respirer, on entre dans son attente, l'animal et l'homme s'y intègrent harmonieusement. Il la considère, attentif à ses métamorphoses, d'un regard à la fois plein de tendresse et plein d'humour. La description du silence de midi, près de la mare et de son saule ébranché, dans le Presbytère, en offre le délicieux exemple. C'est une image de bonheur paisible en compagnie de trois canards à la sieste, de repos au milieu du "bruissement des grillons", les yeux perdus dans les nuages: "le vent se tait, l'herbe se penche, les insectes seuls, animés par la chaleur, bourdonnent à l'envi dans les airs, formant une lointaine musique qui semble augmenter le silence même."
La langue de l'écrivain est naturelle. Ce qu'il croque en flânant, il le dessine d'un trait fin et délicat, soucieux de la nuance la plus ténue. Le ton de sa phrase sonne juste. Il dit à sa manière sans imiter personne, naïvement, selon son coeur. "Je retrempe mon français chez les gens simples, dira-t-il. Tous les paysans ont du style."
Son don d'observation tient d'un peintre dont l'esprit scientifique des naturalistes genevois aurait accusé la minutie. Ainsi, couché contre terre, son héros examine, "sur le pied d'un saule creux, une mousse humide toute parsemée [p. 182-183: image / p. 184] d'imperceptibles fleurs". Toutefois, jamais la nature, sous sa plume, ne se fait statique et morte. Elle est toujours animée, vivante. Le moineau qui rend visite au jeune garçon recueilli par le pasteur Prévère, s'il n'a pour "crime journalier" que de "manger du grain", se voit nourri par une main généreuse prompte à arracher quelques épis. Effrayé par l'épouvantail, il n'osait en effet s'aventurer dans le champ de blé.
Dans de telles situations, la nature devient le milieu privilégié où se révèle un caractère, la scène adroitement plantée où paraissent les personnages, le miroir où se reflètent les sentiments. Deux phrases, quelques lignes, et le décor d'une conversation, d'une promenade ou d'une halte se trouve brossé.
Ainsi Tôpffer, qui se désole de rester seul à la ville, l'été, et qui ne goûte rien tant que d'aller converser à Presinge avec ses amis, dans le salon du célèbre physicien Auguste De la Rive, peut-il passer pour l'un des plus authentiques poètes de notre campagne. Il l'a passionnément aimée. Même si, dans son oeuvre — Nouvelles genevoises et Voyages en zigzag— les paysages d'ailleurs se voient plus souvent dessinés.
Si Henri-Frédéric Amiel intériorise tout ce qui lui vient du monde extérieur pour le transcrire scrupuleusement dans son seul Journal intime, il possède aussi à un rare degré, âme qui "regarde par toutes ses fenêtres", le don généreux du peintre. Ses évocations de la nature alliant à l'acuité du regard, à la précision du trait, à la majestueuse grandeur, le sentiment plus diffus de la beauté et d'un bonheur fugace. Il la décrit en mêlant étroitement sa rêverie au paysage. Tout ce que lui communiquent ses sens dessine dans son âme un tableau d'où s'élève une impression religieuse de reconnaissance et d'admiration. Ainsi la fraîcheur pure du matin, quand il s'en va surprendre "l'aubépine et l'églantier en fleurs", le ravit-elle à un tel point qu'il s'exclame: "Etre si doucement heureux, n'est-ce pas trop? Est-ce mérité? Oh! Jouissons-en sans reprocher au ciel sa bienveillance; jouissons-en avec gratitude." Puis il s'adresse à la Nature elle-même: "Voile-moi quelque temps mes propres tristesses et celles des autres; ne me laisse voir que les draperies de ton manteau de reine et cache les misères sous les magnificences."
On le voit, le penseur souvent malheureux que fut Amiel trouve dans la Création des consolations bien douces. Un soir, après l'avoir contemplée des heures durant, aspirant avec délices la "rosée de vie éternelle" qui tombait du ciel criblé d'étoiles, il écrit: "Je sentais flotter la terre comme un esquif dans cet océan bleu. Il est bon de se nourrir de cette volupté profonde et tranquille, elle épure et grandit tout l'homme."

[p. 185]

Philippe Monnier

Le poète de notre campagne, c'est lui. Né Français et souvent tourné vers l'Italie, Philippe Monnier ne devient bourgeois de Cartigny qu'en 1895, à plus de trente ans. Mais de coeur, il l'est depuis toujours. Mon village est le titre du dernier livre qu'il achève. Sa mère, Hélène Dufour, d'une famille qui vit dans ce coin de pays depuis le Moyen Age, exprime elle-même non sans talent, sous le pseudonyme de Jean des Roches, l'amour de son terroir dans des Silhouettes genevoises qu'elle émaille de termes du cru. Ainsi évoque-t-elle avec force, dans sa nouvelle "L'enfant de l'Hôpital", peinture colorée de la vie rurale et de ses travaux, une scène dramatique de moisson sous l'orage.
Le fils a le ton plus célébrant. Il donne la main à Jean-J acques. Il l'imagine découvrant sa simple maison des champs en même temps que la campagne genevoise. Il se souvient, comme il le dit joliment, que la "première hirondelle qui traverse le désert des lettres françaises s'est envolée de Bossey". Cette pensée l'exalte. Elle élève son chant. Elle conforte la conscience qu'il a d'être plus lui-même que partout ailleurs dans cette modeste demeure "posée à même l'herbe", et dans ce village obscur et sans histoire que hantent encore les marchands ambulants. Là, et là seulement, il retrouve une existence propre que n'hypothèque pas, dans son dynamisme destructeur, la civilisation. Car la ville, dans sa fièvre, étend "ses tentacules et ses ventouses"; elle avance et happe; elle impose; et c'est sous son influence que le Conseil municipal décide "d'ériger sur la place une vespasienne en fer fondu". Progrès oblige!
Philippe Monnier, dans cette célébration recueillie, a déjà le réflexe quasi écologique de l'homme de la seconde moitié du XXe siècle. A la Genève que ses murailles gardaient encore d'une envahissante expansion, il chante des couplets émus: elle était alors campagnarde; "des oies et des cochons s'ébattaient dans ses rues; on y parlait patois (...)". Et au village, des relations humaines plus simples permettaient au syndic "en grosse perruque de magistrat" de prendre son goûter à la cuisine entre sa femme et sa servante.
Le poète de Cartigny, s'il écrit en historien, si donc il se montre vrai, profondément, se révèle du même coup de cette vérité le chantre, le peintre génial. Comme Rousseau, mais au coeur d'une époque déjà plus technicienne, il prône le voyage à pied. Comme lui aussi il psalmodie des descriptions qui se changent en cantiques. Et comme lui encore il sait faire partager à son lecteur son émerveillement, jouant des refrains, des invocations et des couleurs, et posant en [p. 185] contraste absolu la paix d'un coin de campagne encore vierge et les distractions déjà fiévreuses de vacances citadines. Il possède la science et l'art, sous sa prose pourtant légère, des liturgies les plus profondes. 

Un jardin entouré de montagnes 

A peine Monnier a-t-il disparu qu'une jeune poétesse, Emilia Cuchet-Albaret, publie un volume prometteur, La Flamme sous la cendre. La campagne genevoise n'en est pas absente. Plus tard, sous un habit moins classique, une suite de recueils profondément originaux, Au pays des petites joies, confirme cette veine champêtre. De sa maison de Vandoeuvres où elle demeure, aveugle et seule pendant les dernières années de sa vie, elle fait monter une voix sereine, en même temps qu'un exemple de courage.
Quant à Albert Rheinwald, son contemporain, s'il se révèle également le poète du paysage genevois, on pourrait presque dire qu'il en est aussi le théoricien. Dans sa Genève contemporaine, il en saisit le rythme, le frémissement lumineux, l'agencement plein d'harmonie, l'architecture: une plaine qui descend de terrasse en terrasse jusqu'au lac, "un prolongement, à ciel ouvert, de la maison", un "jardin entouré de montagnes". Il se montre sensible aux formes et aux couleurs, à l'espace, à l'air, au silence même, et à tout ce qui le remplit: murmures de la vie des insectes, des oiseaux, des eaux, de la basse-cour, du travail... "Et, écrit-il, par moments, tous ces bruits réunis, et d'autres indistincts, composent une rumeur où je crois percevoir des battements réguliers pareils aux battements de mon coeur..."
Qu'il décrive les bords du Rhône ou ceux de l'Arve, s'enchante sur le plateau de Compesières, dont il célèbre les perfections, admire les belles interprétations du paysage que sont la ferme genevoise et la langue française, tout, dans son texte, s'applique à illustrer les correspondances secrètes, à définir les complicités sacrées et à donner, tant à l'artiste qu'à l'homme en général, une rigoureuse leçon de style. De cette réflexion profonde que portent un verbe riche, un souffle religieux, s'élève comme une invocation au Créateur un chant lucide, exigeant, pur. 

G. M.
[p. 187]
haut

Les peintres de la campagne genevoise


La douceur de son paysage, le calme, la sérénité ou parfois la mélancolie de son lac, la magnificence de ses grands chênes et de ses champs de blé dans les environs de Vandoeuvres et de Jussy, la richesse de sa vigne sur les coteaux du Mandement, n'ont cessé de charmer les voyageurs passant par Genève. "Tout ce petit Pays est fort fertile, fort beau, et fort peuplé. Les Villages y sont grands et bien bâtis, et les Paroisses toutes parsemées de belles maisons qui appartiennent à des Bourgeois de Genève. On y récueuille quantité de bons fruits; le vin blanc y est petit, mais on y a d'excellent vin rouge. Et à l'égard du grain, on ne daigne gueres y semer autre chose que du froment, que la terre rapporte en abondance", écrira Abraham Ruchat dans Les Délices de la Suisse en 1713. 

De Conrad Witz à Liotard 

Evoquer la campagne genevoise et les peintres qu'elle a inspirés, c'est, bien sûr, avoir immédiatement en mémoire le fameux paysage de La Pêche miraculeuse (1444) de Conrad Witz (vers 1400 - entre 1444-1445). Ce peintre, venu de Rottweil, en Allemagne, brosse, avec un réalisme étonnant, la rade de Genève avec les maisons du port, le coteau de Cologny, le Petit-Salève, le Môle et les Voirons et, à l'arrière-plan, la chaîne du Mont-Blanc. Paysage animé qui nous fait découvrir une campagne défrichée, des arbres fruitiers, des champs labourés dans lesquels s'activent des paysans, des chemins parcourus par des nobles cavaliers. Image d'exception puisqu'il faut attendre — à part quelques vues composées de Robert Gardelle (1682-1766) dont "la disposition des objets a esté faite sur les lieux et tout l'ouvrage retouché et achevé par des peintres paysagistes de Paris" et du Danois Simon Malgo — la venue de Jean-Etienne Liotard, cet artiste profondément original qui, dans une oeuvre tout entière consacrée au portrait ou à la nature morte, représentera, dans une composition d'une extrême audace pour le XVIIIe siècle, un "paysage des Glacières" (1765-1770) dont le premier plan dévoile à nos yeux, dans des tons à la fois clairs et tendres, une vigne cachée derrière un mur blanc, le bastion de Saint-Antoine et la vaste campagne boisée de Malagnou. 


L'homme, l'animal et le paysage 

La conquête progressive du paysage genevois va se poursuivre dès la seconde moitié du XVIIIe siècle grâce à des [p. 188] artistes comme Jean Huber (1721-1786), peintre amateur de grand talent connu essentiellement pour avoir caricaturé de multiples fois Voltaire et qui nous a laissé des scènes de la campagne genevoise, véritables portraits de moeurs dans lesquels il donne libre cours à son ironie, ou des paysages charmants et des croquis pris sur le vif, d'une spontanéité peu commune à cette époque; Louis-Auguste Brun (1758-1817), dit Brun de Versoix, avant tout peintre animalier, mais qui situe ses sujets dans un paysage aisément reconnaissable où l'on distingue le lac, le Petit-Salève ou les Alpes de Savoie; Jean-Antoine Linck, enfin, dont les gouaches et les aquarelles exécutées au cours de ses campagnes d'été dans les environs de Genève, dans la vallée de l'Arve ou sur les bords du lac seront très prisées des amateurs. La précision de son exécution, la perspective linéaire très justement rendue, confèrent à ses oeuvres, en plus de leur valeur artistique, un intérêt documentaire exceptionnel. Linck se révèle un observateur aigu de la nature et de la vie campagnarde. Frédéric Frégevise (1770-1849), quant à lui, doit à sa pratique de la peinture sur émail une technique précise, parfois un peu sèche, qui ne néglige aucun détail pour décrire avec une scrupuleuse exactitude le site qu'il désire représenter.

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L'école genevoise de paysage 

Mais c'est à Pierre-Louis De la Rive (1753-1817) que l'on doit la création de l'école genevoise de paysage qui se développera jusque dans le premier quart du XXe siècle: "De la Rive, à une époque où le paysage n'était guère autour de lui qu'une peinture de convention, tantôt italisée de formes et de coloris, tantôt bocagère, parsemée de seigneurs fardés et de bergères à lisérés, avait compris la valeur artistique de nos environs dédaignés, et le premier il commençait à interpréter et à faire goûter les masures de Savoie avec leur toiture délabrée et leur portail caduc; les places de village où jouent les canards autour des flaques; les fontaines de hameau où une fille hâlée mène les vaches boire; les bouts de pré où paît solitaire, sous la garde d'un enfant en guenilles, un taureau redoutable; que sais-je, les attelages de la moisson et de la vendange, et aussi ces escarpements irréguliers..." Ce texte de Rodolphe Töpffer ("Du paysage alpestre. Réflexions et menus propos d'un peintre genevois". Douzième opuscule. Tiré de la Bibliothèque universelle de Genève, septembre 1843, p. 9), démontre avec justesse la place capitale jouée par De la Rive dans l'évolution de l'école genevoise de paysage. Elève d'un médiocre peintre flamand, le chevalier Fassin, qui avait ouvert une école de peinture à [p. 190] Genève, il copiera inlassablement des œuvres flamandes et hollandaises conservées dans des cabinets genevois. Un séjour à Rome en 1785-1786, lui révèle l'Antiquité et le paysage classique idéalisé, mais de retour à Genève, il parcourt la région avoisinante pour découvrir la nature, affirmant que "l'étude du paysage est la seule possible dans le beau pays où la Providence l'a fait naître et que la nature qui l'entoure suffit pour conduire un artiste à la gloire". Certes, il retransposera cette nature en atelier, mais il en donne déjà une transcription toute romantique. La Vue méridionale de Genève, prise du Bois de la Bâtie, quant à elle, fait partie de cette série de "tableaux dessinés", exécutés au lavis de sépia, qui lui valurent une grande renommée dans toute l'Europe et dont l'idée première revient à Jean-Pierre Saint-Ours. 

Adam-Wolfgang Tiipffer et ses amis 

Il faut attendre cependant Adam-Wolfgang Töpffer (1766-1847) pour trouver un interprète complet du paysage genevois et de son arrière-plan savoyard. Comme bien des peintres genevois, il s'initie à l'art en apprenant la gravure et pour gagner sa vie reproduit des dessins de Bourrit pour la grande édition des Voyages d'Horace-Bénédict de Saussure; il ne se mettra à peindre que tardivement, lors d'un séjour à Paris entre 1791 et 1792. S'il compose encore ses scènes de genre et ses paysages en atelier d'après des croquis pris sur le vif lors de ses "expéditions" en compagnie de ses amis Pierre-Louis De la Rive, Firmin Massot et Jacques-Laurent Agasse, il sait leur donner plus de réalisme et traduire un sentiment intime de la nature avec une délicatesse de vision toute particulière. Il ne s'agit plus pour lui d'"italiser" le paysage comme le faisait encore De la Rive, mais de décrire le pays dans lequel il vit tel qu'il est, sans imagerie, suivant en cela les conseils de Pierre-Louis Bouvier qui, en 1827, dans son précieux "Manuel des jeunes artistes et amateurs de peinture" affirme: "Le peintre [...] doit toujours s'attacher à rendre les formes, la couleur et l'aspect général de chaque pays; car chacun d'eux a sa physionomie propre, en raison de sa position géographique, de son sol et de la nature de son atmosphère, qui agissent si puissamment sur la végétation; il doit également imiter le genre des monuments, des fabriques et des chaumières, ainsi que les espèces de bestiaux les plus naturels au pays et le costume le plus généralement adopté par les habitants [...] En un mot, si le peintre veut plaire, qu'il fasse le portrait du pays." Il ressort dans ses représentations [p. 191] de la vie paysanne une expression très personnelle où l'anecdote prend toute sa valeur: poète, il décrit avec naturel et vérité le charme des places de villages, les marchés et les foires; il sait rendre au moyen de couleurs chatoyantes l'atmosphère des jours de fêtes avec une bonhomie et un humour peu communs. Inventif, aimant le pittoresque, il puise son inspiration dans les scènes de la vie quotidienne, exprime l'émotion de la nature qui l'entoure, la seule qu'il ait jamais interprétée. Ces croquis sont, certes, la partie la plus spontanée de son oeuvre: il sait donner du caractère à ses études groupant avec beaucoup d'esprit des personnages comme dans La Partie de campagne qui semble refléter un bonheur tranquille et serein. Au-delà de leur qualité artistique, ces croquis sont des documents précieux sur la vie et les coutumes de la campagne genevoise. 

Deux romantiques : Diday et Calame 

Si Töpffer a décrit la sérénité de notre campagne, il en sera tout autrement de François Diday (1802-1877) et d'Alexandre Calame (1810-1864) qui choisissent leur source d'inspiration dans la nature alpestre et dans l'histoire de la Suisse, brossant, avec une technique restée fidèle aux formules classiques — dessin précis, sans recherches imprévues ou fantaisie dans les couleurs — des paysages tourmentés, des [p. 192] orages, des tempêtes ou décrivent le romantisme des clairs de lune et des lacs solitaires. Et pourtant... L'un et l'autre abandonnent parfois le lyrisme des grandes compositions pour traduire, avec une réelle exactitude, le panorama de Genève et de ses environs. Ainsi, dans l'Eté, l'une des quatre saisons qui furent commandées à Calame en 1850 pour être vendues en Russie, se dégagent, dans l'évocation des moissonneurs qui se reposent à l'ombre d'un chêne majestueux, alors qu'au premier plan de la composition un champ de blé doré scintille sous le soleil d'août, un calme et une sérénité rares chez cet artiste. 

Corot, maître de Barthélemy Menn 

Il serait inconcevable d'évoquer les peintres de la campagne genevoise sans y adjoindre Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) qui, lors de ses séjours à Genève, sera séduit par la lumière de notre lac et la douceur de notre campagne; il se liera d'amitié avec de nombreux artistes: le Français Armand Leleux (1818-1876) chez qui il séjournera à Dardagny, Jean-Gabriel Scheffer (1797-1876) avec lequel il plantera son chevalet dans les environs de la ville, Daniel Bovy (1812-1862) pour qui il peindra le salon du château de Gruyères, et Barthélemy Menn, enfin, sur lequel il aura une influence déterminante.

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Un grand paysagiste genevois 

C'est en Italie que les idées et le métier de Barthélemy Menn (1815-1893) se sont formés. Elève d'Ingres, il se souviendra de la leçon de son maître en donnant la première place au dessin, mais de Corot il apprendra une conception luministe de la nature abandonnant le paysage conventionnel et d'atelier pour le paysage en plein air. Il rompt complètement avec la tradition du paysage romantique illustré par Diday et Calame: les sites tourmentés ne l'attirent pas, ce qu'il décrit ce sont les environs de Genève, de la Savoie, des bords de rivières ou des vallons accidentés, traitant la couleur largement, établissant les plans successifs de ses compositions avec une justesse qui révèle un métier très sûr. Menn consacra, pendant près de quarante ans, une partie de sa vie à l'enseignement; il marquera profondément plusieurs générations de peintres par la qualité exceptionnelle de ses leçons; il convient de citer Auguste Baud-Bovy (1848-1899), [p. 194] Francis Furet (1842-1919), Léon Gaud (1844-1908), Daniel Ihly (1854-1910o), Pierre Pignolat (1838-1913), Alfred Rehfous (1860-1912) et le Français Théodore Douzon (1829-1914). 

Ferdinand Hodler 

Ces artistes, s'ils se rattachent à leur maître par l'équilibre et la solidité de leur construction, par la précision de leur dessin, s'en séparent par une facture plus large, recherchent des effets nouveaux, créent des paysages aux couleurs lumineuses visant avant tout à rendre, modestement, la nature telle qu'elle est. Un seul élève, par la force de son génie, fera éclater les limites de cette école genevoise de peinture: Ferdinand Hodler (1853-1918) qui ne cessera de dire pourtant: "Menn, je lui dois tout."

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Les artistes du XXe siècle 

Quant aux artistes de notre siècle, ils préfèrent parfois se tourner vers d'autres lieux. Certains, cependant, trouvent dans notre paysage la véritable source de leur inspiration, comme Eugène Martin (1880-1954) qui décrit les nuances délicates de nos ciels et de notre lac, Hans Berger (1882-1977), ce Soleurois qui a choisi de vivre à Aire-la-Ville, s'est laissé imprégner de son paysage dont il dira: "C'est un merveilleux dimanche matin après la pluie de la nuit. Le Jura et le Salève sont encore à moitié cachés par des nuages blancs, par endroits le soleil perce des nuages gris-noir, et partout du vert, le miracle de ses mille nuances..." Ce lyrisme, Berger le traduit dans sa peinture, par des couleurs intenses qui témoignent de la richesse de sa vision.
Paul Mathey, enfin, dans son village de Cartigny, dans la maison qui fut celle de Philippe Monnier, reproduit, dans un langage pictural à la fois simple et complexe, comme la nature qu'il contemplait quotidiennement, ce qu'il voyait. "Mathey", dira si justement Pierre-F. Schneeberger "regarde tranquillement par sa fenêtre [...] s'attachant à un paysage familier, aux objets les plus simples, il en dégage les traits essentiels, les qualités fondamentales, accédant ainsi, par le détour de notre monde quotidien, aux lois qui gouvernent la création tout entière."

R. L.
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