Les étrangers dans l'économie genevoise

Jeanne-Louise Bieler / Martine Boymond / Patrick Devanthéry
Leila El-Wakil / Mahé Lebreton / Peter Tschopp



Le rôle des étrangers dans l'économie genevoise

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Genevois et étrangers

Tracer les grandes lignes de l'histoire économique de Genève, c'est parcourir l'histoire européenne et l'histoire mondiale, tant l'économie genevoise est étroitement enchevêtrée avec les économies voisines, qu'elles soient proches ou lointaines. La notion même d'étrangers, au sens strict, c'est-à-dire toute personne venant de l'extérieur des frontières, perd à Genève sa signification puisque étrangers et Genevois ont contribué, ensemble, au cours des siècles, à la prospérité de Genève.
Alors tenter de dissocier le rôle des étrangers de celui des Genevois, c'est peut-être tout simplement rendre hommage à tous ceux qui ont choisi de s'installer à Genève et qui ont offert à cette ville qui les a accueillis, leur talent, leur savoir-faire, leur esprit d'innovation et leur travail.
Les Genevois ont su ouvrir leur porte aux immigrés, aux réfugiés, aux multinationales, aux organisations internationales, qui ont insufflé à la cité un nouveau dynamisme et ont favorisé l'intégration de cette économie à l'économie mondiale, faisant de Genève une ville internationale. Cependant, cette ouverture sur le monde se traduit aussi par une très grande vulnérabilité aux aléas conjoncturels de ses partenaires.
Ainsi, tout au long de l'histoire économique de Genève, le même cycle se reproduit: aux périodes de prospérité, caractérisées par une grande ouverture sur le monde extérieur, succèdent des périodes de récession durant lesquelles Genève se replie derrière ses frontières et s'isole de ses zones d'approvisionnement, de ses débouchés et de son indispensable main-d'œuvre étrangère.
Cette liaison étroite entre l'économie genevoise et le reste du monde, qui a fait l'originalité de Genève durant les siècles passés, apparaît de moins en moins comme un signe particulier en cette fin de XXe siècle caractérisée par la mondialisation des échanges et l'interdépendance des économies. Genève n'aura été qu'un précurseur.

Du Moyen Age aux temps modernes: Genève, ville d'échanges et de refuge

Du Moyen Age aux temps modernes, l'économie genevoise est marquée par la prospérité du commerce régional et international issue des foires et par l'importance des innovations dues aux étrangers, qui passent ou s'installent à Genève.

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Les foires 

Dès le XIVe siècle, alors que l'Europe occidentale traverse une terrible crise marquée par la famine, les épidémies et les crises économiques, Genève, située au carrefour des voies de communication, entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud, devient un lieu prospère d'échanges et de négoce international. Les foires genevoises, qui connaîtront leur apogée au XVe siècle, attirent une foule d'étrangers: négociants venus des quatre coins du monde, financiers, campagnards des régions voisines venus vendre leurs produits agricoles.
Certains d'entre eux ne séjournent à Genève que durant les foires, d'autres, nombreux, s'y installent définitivement, attirés par les conditions de travail et les possibilités d'affaires. Cette immigration fait de Genève une ville très peuplée. La majorité de ces étrangers viennent de Bourgogne, de Savoie, mais il faut souligner le rôle essentiel des financiers italiens qui feront de Genève une place bancaire de premier plan (voir le tome III de cette Encyclopédie, p. 18-21 et 69-74). La prospérité de ces foires va donner à l'économie genevoise une tradition de commerce international et d'ouverture sur le monde extérieur.
Le déplacement des centres d'affaires de l'Europe du Sud vers l'Europe du Nord, ainsi que la montée de la concurrence lyonnaise, finissent par entraîner le déclin des foires et le départ des banquiers italiens dès la deuxième moitié du XVe siècle. La cité connaît alors un mouvement de repli sur elle-même et de moins grande prospérité. 

Les refuges

Durant la deuxième moitié du XVIe siècle, Genève ouvre ses portes aux réfugiés protestants, essentiellement français et italiens, qui viennent chercher protection à Genève contre les persécutions religieuses dont ils sont victimes dans leur pays.
Ils apportent avec eux de solides connaissances artisanales, un esprit d'innovation et un grand dynamisme. Ils étaient orfèvres, horlogers, imprimeurs, drapiers. Les uns, contraints de tout abandonner, apportent leur savoir-faire et la volonté farouche de recommencer une nouvelle vie. Ils trouveront à Genève un cadre propice à l'épanouissement de leurs industries. D'autres apportent des capitaux et conservent leurs réseaux de relations commerciales. Le pouvoir communal, alors représenté par le Conseil, leur accorde autorisation de séjour et aides diverses, telles que des locaux. Mais Genève entend bien profiter des connaissances de ces nouveaux [p. 93: image / p. 94] venus auxquels elle impose souvent, en échange de l'accueil, l'obligation de transmettre leurs connaissances à la population locale. On peut citer le cas du réfugié lyonnais Vidal qui, en 1554, reçoit l'autorisation de séjourner, ainsi qu'un logis de trois pièces, à condition qu'il instruise de son métier (la draperie) les filles recueillies par l'hôpital.
Le deuxième refuge, qui a culminé après la Révocation de l'Edit de Nantes, commence dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Des milliers de réfugiés français, venant surtout du Languedoc, des Cévennes et du Dauphiné, arrivent à Genève. Si bon nombre d'entre eux poursuivent leur route vers les cantons suisses réformés et l'Allemagne, ceux qui s'établissent à Genève apportent, comme au XVIe siècle, de nouveaux métiers, tels que l'indiennerie, et introduisent de nouvelles techniques. Ils favoriseront également l'embellissement de la ville, puisque sous leur influence, un certain luxe pénètre à Genève.
Mais le rôle de ces réfugiés ne se limite pas à la création et au développement d'un artisanat qui fera pourtant la réputation de l'économie préindustrielle genevoise. En effet, ils gardent des relations étroites avec leur parenté et leurs amis restés dans leur pays d'origine. Ces relations se révèlent précieuses puisqu'elles vont permettre l'exportation des produits genevois, dont la fabrication est trop importante et trop luxueuse pour le marché local. 

Le triomphe du négoce international

L'économie genevoise s'insère ainsi dans un réseau dense de négoce interrégional et international. Au XVIIIe siècle, quatre Genevois sur dix travaillent pour l'exportation. La production industrielle est totalement assujettie au commerce et plus particulièrement, au commerce international. C'est cet avènement du capitalisme commercial qui assure la prospérité de Genève et qui financera son industrialisation.
La cité commerce avec les régions voisines: le Faucigny, la Tarentaise, la Savoie, le Pays de Vaud et le Valais. Dans ce cadre local, le commerce porte essentiellement sur des produits vivriers et peu luxueux.
Mais Genève est également un centre de négoce international entre le sud et le nord de l'Europe, très spécialisé dans les produits de luxe. Des négociants genevois sont installés dans les grands ports du sud: Marseille, Gênes, où ils achètent des produits méditerranéens et orientaux qu'ils revendent en Allemagne et aux Pays-Bas. [p. 95]
Le succès du négoce favorise également l'épanouissement de la banque genevoise qui s'engage davantage dans les affaires internationales que dans l'économie locale. Le manque de capitaux qui en résulte empêchera peu à peu la modernisation de l'industrie genevoise et conduira à la baisse de la productivité et donc de sa compétitivité.
A la fin du XVIIIe siècle, l'économie genevoise apparaît comme une économie certes prospère et ouverte sur le monde, mais aussi vulnérable aux politiques économiques de ses voisins. Plusieurs pays limitrophes, qui constituaient des débouchés pour les produits genevois, instaurent des barrières protectionnistes contre les produits horlogers, la draperie, l'indiennerie. Quelques années plus tard, le blocus continental décrété par Napoléon, en 1806, isole Genève de ses principaux débouchés et de ses fournisseurs. Mais la crise économique qui frappe la ville à la fin du XVIIIe siècle est également le résultat d'une inflation galopante et d'une baisse de la productivité dans les fabriques. L'effectif des ouvriers de ces fabriques, en particulier dans la bijouterie et l'horlogerie, diminue considérablement. Beaucoup de ces ouvriers, réduits au chômage, opteront pour l'émigration. 

Au XIXe siècle, les temps étrangers rythment l'évolution industrielle genevoise

Le début du XIXe siècle est marqué par une lente mutation de l'économie genevoise et de ses structures de production. Certaines industries, telles que l'indiennerie, la tannerie, disparaissent, victimes du protectionnisme étranger. D'autres, comme l'imprimerie, somnolent dans des structures de production artisanales archaïques qui impliquent des coûts de production trop élevés face à la concurrence étrangère. Même la banque n'a plus la renommée qu'elle avait au XVIIIe siècle et beaucoup de banquiers genevois émigrent à Paris lors de l'annexion de Genève à la France. Malgré cela, l'époque de la Restauration est une période florissante sur le plan scientifique. Genève compte à cette époque de nombreux savants qui marqueront le progrès scientifique: Simon L'Huillier, Jean-Charles Simonde de Sismondi, Auguste De la Rive, Marc-Auguste Pictet, Augustin-Pyramus de Candolle, et bien d'autres encore. Ces scientifiques travaillent en étroite collaboration avec les savants étrangers qu'ils rencontrent lors des expositions universelles, au sein de l'Institut de France et des Académies royales de Berlin, Londres, Belgique. Le XIXe siècle est une période de grande effervescence intellectuelle et d'ouverture. Genève vit à l'heure européenne.

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Naissance de l'industrialisation 

Dès 1850, la cité entre dans une phase de profonds bouleversements: la révolution radicale définit un nouveau paysage politique, mais aussi économique et urbain. Une nouvelle vague de réfugiés, chassés par la répression des mouvements révolutionnaires de 1848, accélère la croissance démographique et le cosmopolitisme de la population genevoise. C'est à cette époque que sont posées les bases de l'industrialisation. Cette industrialisation naît de la lutte entre les traditions héritées du passé qui perdurent, et les courants novateurs dont les sources sont une fois encore à l'étranger.
Comme durant les siècles précédents, les étrangers apportent des idées, des connaissances, des besoins nouveaux, ainsi que des possibilités d'ouverture sur le monde extérieur. Pour citer le professeur C. Raffestin "Jusqu'au XIXe siècle, on constate que les idées industrielles viennent de l'extérieur, autrement dit sont acclimatées par des immigrés. Les temps étrangers ont rythmé dans une large mesure l'évolution industrielle de Genève."
Il ne faut toutefois pas sous-estimer le rôle des inventeurs locaux tels que Marc et René Thury, Auguste De la Rive, Théodore Turrettini, Jean-Daniel Colladon, qui permirent aux connaissances scientifiques d'être appliquées dans la grande industrie naissante. Ces innovateurs travaillent en étroite collaboration avec la communauté scientifique et industrielle internationale. Ainsi Turrettini, après un stage chez Siemens à Berlin, ira aux Etats-Unis, en 1880, acheter un brevet pour la fabrication de l'électricité chez Edison. René Thury qui mit au point les dynamos bi- et hexapolaires, se perfectionne également chez Edison. Quant à Jean-Daniel Colladon, il donne des cours à l'Ecole centrale de Paris sur la machine à vapeur.
Les immigrants, très actifs de leur côté, créent de nombreuses industries, dont certaines existent encore aujourd'hui. Parmi celle-ci, une des premières entreprises métallurgiques de Genève, la maison Kugler, spécialisée dans la robinetterie, fondée en 1846, à Lausanne, par l'Allemand Charles Kugler, qui décide de s'installer à Genève en 1863. On peut aussi citer le Thurgovien Albert Sauter et le Lyonnais Léon Givaudan qui posent les bases de l'industrie chimique genevoise. Un des fleurons de l'horlogerie genevoise, la maison Patek-Philippe, fut aussi créée au siècle dernier par le comte polonais Antoine de Patek venu se réfugier à Genève en 1830 et par le Français Adrien Philippe (voir le tome VII de cette Encyclopédie, p. 10-11, 59 et 95). [p. 98]
On pourrait multiplier les exemples qui soulignent l'extraordinaire enchevêtrement des relations internationales entre scientifiques, industriels et hommes d'affaires, qui va permettre l'édification de l'industrie genevoise. C'est de ce brassage d'idées et d'expériences, que les frontières n'ont pu entraver, que naîtra la Genève industrielle moderne.
Mais tous ces étrangers ne sont pas des réfugiés. Alors pourquoi ont-ils choisi Genève pour s'installer?
Contrairement à ce qui se passera plus tard, il semble que le choix de Genève soit souvent dû au hasard de l'histoire personnelle des protagonistes. Leur implantation à Genève était cependant facilitée par la politique d'immigration libérale de James Fazy. Genève essaie aussi de fournir à ces industriels les infrastructures indispensables à leur développement, telles que l'électricité, avec la construction de l'usine hydroélectrique de Chèvres. Pourtant sur le plan des voies de communication elle connaît un sérieux retard puisque la première liaison ferroviaire qui relie Lyon à Genève n'est terminée qu'en 1858. Cette ligne, qui marque bien la volonté d'ouverture de Genève vers la France, est largement le résultat d'initiatives extérieures et plus particulièrement françaises et anglaises. Quelques mois plus tard, la voie ferrée Genève-Versoix relie Genève au reste de la Suisse. [p. 99]
Comme durant les siècles passés, l'industrie genevoise doit chercher main-d'oeuvre et débouchés hors du Canton. Elle y sera aidée par la création de la Grande Zone qui donne à Genève une ouverture. Les industriels et les financiers commencent à s'intéresser à cette région: ils investissent dans l'hôtellerie chamoniarde et dans les industries de Bellegarde et d'Annecy. Mais ces implantations outre frontière restent précaires.
Ces relations sont interrompues par la Première Guerre mondiale: à nouveau Genève est condamnée à un isolement qui sera fatal à un grand nombre d'activités économiques.
Une fois de plus l'économie genevoise fait l'expérience de sa vulnérabilité face au monde extérieur avec lequel elle est si étroitement liée. Certains secteurs industriels sont cependant moins touchés que d'autres par la récession: les fabriques de machines et la chimie, bien qu'entravées dans leur approvisionnement, continuent de fonctionner et un certain nombre d'industries se reconvertissent, avec succès, dans la fabrication d'armes. 

Difficultés des agriculteurs et succès des financiers et des hôteliers

Les autres secteurs de l'économie genevoise connaissent eux aussi des mutations. L'agriculture, qui s'est développée, jusque vers 1850, à l'abri de la concurrence étrangère, mais en étroite symbiose avec la région frontalière dans laquelle elle cultive des terres et puise sa main-d'oeuvre, se révèle très tôt incapable de fournir les produits agricoles indispensables au ravitaillement des citadins. On doit en importer de régions plus éloignées. Cette ouverture, facilitée par la création de la Grande Zone et par le développement du chemin de fer, entraîne de profonds bouleversements dans l'agriculture genevoise, qui se trouve subitement confrontée à la concurrence étrangère. Beaucoup d'agriculteurs doivent alors abandonner leur exploitation et se reconvertir dans le travail industriel.
Quant au secteur tertiaire, il se développe rapidement au XIXe siècle: son aire d'influence régionale est décuplée grâce au tracé de la Grande Zone. Et les secteurs de la banque et de la finance, qui traditionnellement s'intéressent peu au développement économique local, s'ouvrent à nouveau aux affaires internationales.
Beaucoup de banquiers genevois sont installés à Paris. Ils investissent à l'étranger et créent des sociétés telles que la Société financière franco-suisse et la Société financière italo-suisse. [p. 100] Déjà au XVIlle siècle, Antoine Saladin de Crans avait participé au financement de la Manufacture royale des glaces de Saint-Gobain. C'est également à cette époque que l'industrie touristique fait son apparition. Genève prend conscience des potentialités économiques que son cadre et son environnement recèlent dans un monde où les loisirs, bien qu'encore réservés à une minorité, prennent de l'importance. Ici encore, le développement des transports joue un rôle essentiel en rapprochant les régions et les pays. Pour attirer et accueillir les riches étrangers de passage, surtout anglais à cette époque, on construit sur les quais les grands hôtels (voir plus loin les chapitres sur le tourisme et l'architecture hôtelière). 

Nouveau projet économique genevois

Les difficultés créées par la Première Guerre mondiale se répercutent sur l'ensemble des activités économiques. Le projet politique qui avait soutenu la naissance de l'industrie genevoise se transforme peu à peu. Dès cette époque, les autorités encouragent une tertiarisation de l'économie qui a pour but de soustraire Genève à une trop grande dépendance vis-à-vis de ses zones d'approvisionnement, de ses débouchés, ainsi que d'une main-d'œuvre étrangère qui se révèle de plus en plus indispensable à la croissance de l'industrie. Cette tertiarisation de l'économie ménage aussi le paysage et l'environnement genevois, qui apparaissent déjà comme un atout capital pour la ville.
Le point de départ de cette nouvelle orientation économique est l'installation de la Société des Nations à Genève, ainsi que le développement de moyens de communication rapides et d'envergure internationale: c'est alors que l'on construit le nouvel aérodrome de Cointrin, qui ne deviendra vraiment opérationnel qu'après la Deuxième Guerre mondiale. 

XXe siècle: Genève, ville internationale

Mais dans l'ensemble, Genève poursuit sa traversée du désert, durant l'entre-deux-guerres, aussi bien sur le plan démographique que politique et économique. C'est une période particulièrement difficile: le commerce international périclite, le conflit des zones perturbe les relations de Genève avec sa région et la coupe de son arrière-pays (voir le tome I de cette Encyclopédie, p. 109-111), la baisse du franc français [p. 101: image / p. 102] renchérit les produits genevois à l'exportation, et Genève est isolée du fait des mauvaises relations ferroviaires avec la France.
La grande crise des années trente frappe de plein fouet l'horlogerie, puis les autres branches industrielles. Le chômage ne cesse d'augmenter. L'Etat traverse alors une grave crise financière. Mis à part l'effondrement de quelques établissement bancaires, comme la Banque de Genève, les secteurs bancaire et financier échappent de justesse au marasme général, en bénéficiant de l'instabilité monétaire et politique des pays voisins et plus particulièrement, de la France. Ces années difficiles permettent, en revanche, un assainissement et une restructuration de l'économie genevoise qui se prépare à entrer dans une nouvelle période de prospérité au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. On voit se dessiner les premiers traits de la nouvelle structure économique caractérisée par:

— le recul du secteur industriel et son intégration à l'économie suisse et mondiale dans un processus de concentration et de rationalisation
— la croissance accélérée des activités internationales de services, qu'elles soient privées, publiques ou intergouvernementales.

Industries: recul et intégration

L'industrie genevoise est aspirée, dès les années cinquante, dans un processus de concentration et de rationalisation qui commence à l'échelle de la Suisse et se poursuit à d'autres échelles et à des rythmes variables jusqu'à aujourd'hui. Au départ, ce mouvement se traduit par le rachat et la prise de contrôle de petites entreprises genevoises par des groupes suisses alémaniques. Certaines industries sont rachetées par des groupes étrangers. C'est le cas de l'entreprise de machines-outils Tarex, rachetée en 1978 par le groupe saoudien Akram Ojjeh, ou plus récemment (1986), le rachat de LN Industries par le groupe hollandais Metals International B.V. Ces prises de contrôle, même dans les cas où des unités de productions sont maintenues à Genève, ce qui permet la sauvegarde des emplois, impliquent généralement une perte d'autonomie pour l'industrie genevoise. Peu de groupes étrangers, en revanche, choisissent Genève pour implanter des unités de production; ce désintérêt a les mêmes causes que la désindustrialisation genevoise: la pénurie de terrains industriels qui n'a pas été totalement résolue par la création des zones industrielles, le prix de ces terrains, [p. 103] des coûts salariaux élevés liés à une rareté chronique de main-d'oeuvre. De ce fait, sur l'ensemble des emplois du secteur secondaire restant à Genève, très peu sont réellement des emplois industriels, beaucoup relèvent des activités de service.
Depuis quelques années pourtant, l'industrie genevoise connaît un nouvel essor né de la collaboration entre les milieux scientifiques et les milieux industriels. Les petites et moyennes entreprises spécialisées dans des productions de très haute technologie se multiplient et occupent des places de leader sur les marchés mondiaux.
Peut-on distinguer le rôle des étrangers et des Genevois dans ce nouvel essor? La question ne semble plus vraiment pertinente tant celui-ci naît d'un enchevêtrement de relations internationales, aussi bien au niveau de l'innovation que de la production et des débouchés. Mais le facteur primordial de cette évolution est l'existence, à Genève, d'un véritable bouillon de culture international, propice aux innovations, qui résulte de la présence, à Genève, de nombreux organismes de recherche (Université, Institut Battelle, CERN, bureaux de recherche des multinationales...). 

Dépendance du secteur industriel

Ces vastes mouvements d'intégration, de concentration et de prises de contrôle, ce renouveau industriel, basé sur des collaborations internationales étroites, n'ont-ils pas aggravé la dépendance de l'économie genevoise vis-à-vis de l'extérieur? En 1975, sur les 3.603 entreprises industrielles recensées, 142 avaient un siège social hors du Canton et 76 avaient des participations extérieures majoritaires, ce qui signifie que 6 pour cent des entreprises industrielles genevoises présentaient un degré de dépendance majeur vis-à-vis d'entités économiques extérieures au canton. En 1985, ce taux a très peu changé, il est de 5,7 pour cent. Mais si l'on considère le nombre d'emplois dans ces industries dépendantes, alors le degré de dépendance du secteur secondaire est beaucoup plus élevé: il représente 30,8 pour cent des emplois en 1975, 25,9 pour cent en 1985. Plus du quart des emplois de l'industrie et des arts et métiers se trouvent dans des filiales ou des entreprises dont le siège est situé hors de Genève. Ce qui signifie que les entreprises dépendantes sont essentiellement de grandes entreprises. Elles sont surtout intégrées à des groupes suisses alémaniques: de Zurich et de Bâle. Mais il faut noter une intégration à l'échelle de la Suisse romande dominée par les cantons de Neuchâtel et de Vaud. [p. 104]
Dans le secteur industriel, il y a donc un mouvement de l'intérieur du Canton vers l'extérieur; les entreprises industrielles genevoises n'accèdent, le plus souvent, à une dimension nationale et internationale qu'en devenant un des maillons d'une chaîne économique extra-genevoise. Ce processus conduit à une délocalisation des industries et à une désindustrialisation de l'économie.

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Tertiaire: croissance et internationalisation 

Le secteur tertiaire connaît une croissance sans précédent dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La clé de cette évolution se trouve non seulement dans le schéma général de tertiarisation des économies occidentales, mais également dans le rôle central joué par les nombreuses organisations internationales installées à Genève.

Les organisations internationales

Ces implantations n'auraient pas été possibles sans une ferme volonté genevoise et des efforts économiques de la part du Canton et de la Confédération. Ainsi la Confédération a financé la construction des bâtiments internationaux par des prêts à intérêt réduit remboursables. Genève, pour sa part, a octroyé en droit de superficie les terrains très bien situés de l'Ariana et elle s'est chargée des travaux d'infrastructure. Des exonérations fiscales ont également été accordées à l'ensemble des fonctionnaires internationaux. Ces coûts élevés d'implantation supportés par la collectivité genevoise sont compensés par des entrées fiscales indirectes induites par l'effet d'entraînement des dépenses de ces organisations sur l'économie genevoise et par l'attractivité que représentent ces organismes pour un grand nombre de sociétés privées étrangères.
Les dépenses de ces organisations, en valeur réelle, n'ont pas cessé d'augmenter depuis leur installation. Elles représentent, en 1987, l'équivalent de 60 pour cent des dépenses brutes de l'Etat de Genève et 44 pour cent de la valeur des exportations du Canton. Sur l'ensemble de ces dépenses, 65 pour cent reviennent à la Suisse. Mais ce montant n'augmente plus guère, en raison, notamment, de la diminution des dépenses d'investissements et de l'installation, en France voisine, de nombreux fonctionnaires internationaux. 

Les multinationales 

Parmi les sociétés privées, il faut distinguer les entreprises multinationales qui sont des entreprises de grande dimension implantées dans différents pays, avec un capital multinational et une gestion en partie décentralisée, et dont les décisions sont soumises au cadre juridique national de chacune des filiales, et les entreprises transnationales, qui présentent les [p. 106] mêmes caractéristiques hormis le fait que leurs décisions s'inscrivent dans un cadre supranational qui dépasse les cadres juridiques nationaux.
A Genève, on dénombre essentiellement des entreprises transnationales, qui installent ici leur siège européen et parfois une unité de recherche, et qui déploient leurs activités sur l'ensemble des continents européen, africain et asiatique, en liaison directe avec la maison-mère, qui est le plus souvent domiciliée aux Etats-Unis. Ces transnationales exercent à Genève presque exclusivement des activités tertiaires.
Parmi les plus anciennes on peut citer: Du Pont de Nemours International SA, Caterpillar Overseas SA, Hewlett Packard SA, qui se sont installées dans les années 50. Mais aussi Procter & Gamble AG, Uniroyal International SA, Weyerhaeuser SA, Tradax Gestion SA, Motorola SA, R-J Reynolds Tabacco International SA, Alcan Aluminium SA, AMF Overseas Corp., Digital Equipment, Lockheed Aircraft International AG, etc.
Il faut souligner le poids des sociétés spécialisées dans les activités commerciales (voir le tome III cette Encyclopédie, p. 24-29). Si, dans les années cinquante, ces sociétés ont choisi Genève pour sa position centrale, ses infrastructures, sa stabilité politique et économique et pour son environnement international, dès les années soixante-dix, elles sont attirées aussi par un certain nombre d'avantages fiscaux, tels qu'un faible taux d'imposition des sociétés commerciales et des holdings. Ainsi les bureaux de recherche et de gestion des grandes sociétés étrangères se multiplient et vont donner à l'industrie genevoise, parallèlement aux centres de recherche, un nouveau souffle.
Pour favoriser l'implantation de ces sociétés, Genève s'est dotée d'un immense complexe immobilier: "le rectangle d'or" de Cointrin. Ce nouveau centre d'affaires de très haut de gamme, situé au coeur d'un réseau dense de voies de communication, doit accueillir 17.000 emplois en 1990, dont 2.000 à 3.000 nouveaux emplois. Cet ensemble compte en particulier: l'International Business Center (IBC) dans lequel est implanté, en particulier, la société d'électronique Honeywell Bull; le World Trade Center construit en 1979 et qui abrite 42 entreprises et offre les infrastructures nécessaires aux gens d'affaires de passage. L'International Center of Cointrin, qui doit accueillir 3.000 emplois, un hôtel de 700 lits et 4 restaurants gérés par la chaîne Mövenpick. Il faut encore ajouter, à proximité de ces centres, l'Hôtel Holiday Inn, un immense supermarché: le Jumbo, le centre Swissair, dont les bâtiments abritent l'Association Internationale de transport aérien (IATA) et l'Air Center, ainsi que des infrastructures [p. 107] structures telles que le Palais des expositions. Palexpo, ouvert en 1981, accueille des foires et des expositions internationales telles que le Salon du livre, Télécom, le Salon des véhicules utilitaires ou le Salon de l'automobile, visité chaque année par plus de cinq cent mille visiteurs. 

Le commerce de luxe et la banque

L'implantation de ces activités à Genève, en contribuant au renom international de la ville, a attiré une riche clientèle étrangère. Pour répondre aux besoins de ces hôtes, certains secteurs de l'économie genevoise ont connu un véritable boom. C'est le cas de la bijouterie de luxe, de la joaillerie, de l'hôtellerie et du commerce de haut de gamme (voir le tome III de cette Encyclopédie, p. 41).
En 1975, on comptait 159 établissements dans le secteur de la bijouterie-joaillerie employant 618 personnes. En 1985, on dénombre 216 établissements employant 941 personnes. Parmi les nouveaux établissements, beaucoup viennent de l'étranger: Paris, Londres, Rome ou New York. Genève est ainsi devenue la quatrième place d'affaires du monde dans ce domaine. Mais peu de ces bijoutiers installent à Genève des ateliers de création et de fabrication.
Ce commerce de luxe est cependant très sensible aux fluctuations de la conjoncture internationale et plus particulièrement aux variations des prix du pétrole qui déterminent le pouvoir d'achat de la riche clientèle arabe, aux fluctuations du cours du dollar, ainsi qu'aux changements de mode qui peuvent attirer ces riches clients vers d'autres villes telles que Monte-Carlo ou New York.
Le secteur bancaire a également connu un développement accéléré, depuis les années soixante-dix, époque à laquelle Genève est devenue une place financière centrale, en particulier en matière de gestion de fortunes issues du Moyen-Orient. (voir le tome III de cette Encyclopédie, p. 107-111).
Nombreuses sont les banques et sociétés financières étrangères qui ont implanté un siège ou une succursale à Genève. En 1985, 270 établissements à caractère bancaire ou financier, soit 60,7 pour cent des établissements du Canton, ont un siège social hors du Canton ou une participation étrangère majoritaire. Mais le rayonnement de la banque genevoise résulte aussi de l'implantation des banques privées genevoises sur les places financières étrangères. Cette internationalisation accélérée du secteur bancaire a permis le maintien de la tradition financière genevoise face à la domination croissante de la place financière de Zurich.

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Dépendance du secteur tertiaire

Le secteur tertiaire, largement majoritaire en terme d'emplois dans l'économie genevoise, présente un degré de dépendance élevé: en 1985, 12,6 pour cent des établissements et 28 pour cent des emplois dépendent de centres de décision situés hors du Canton. C'est le cas en particulier du commerce de gros, des transports et télécommunications qui dépendent de l'administration fédérale (CFF, PTT, ...); dans le cas des établissements privés, la dépendance existe aussi vis-à-vis de l'étranger, surtout de l'Amérique du Nord.
Cette dépendance marquée du secteur tertiaire ne s'inscrit pas dans un mouvement d'intégration national et régional, mais plutôt dans un mouvement de déploiement à l'échelle mondiale de certaines activités et de certaines sociétés. Le mouvement est ainsi inversé par rapport au processus industriel: les sociétés de services sont implantées à Genève de l'extérieur et elles possèdent dès le départ une dimension internationale. La trajectoire va ici de l'extérieur vers l'intérieur, ce qui favorise une tertiarisation rapide et contribue à diversifier la gamme des activités tout en permettant une croissance économique rapide. Ces mutations rendent aussi l'économie genevoise fragile, car beaucoup de sociétés étrangères sont moins intégrées au tissu économique local que plaquées sur celui-ci. Le territoire genevois apparaît alors comme un point d'ancrage, souvent temporaire, pour des activités gérées de l'extérieur et dont la portée dépasse les frontières cantonales. Cela lie très étroitement la conjoncture locale au cycle économique international.
Ainsi, les récessions internationales sont plus durement ressenties à Genève que dans le reste de la Suisse; de même, les périodes de croissance déploient plus rapidement leurs effets. D'où une stabilité économique précaire dans la mesure où certaines décisions qui affectent des emplois, des rentrées fiscales, des possibilités de formation et d'innovation, sont aux mains d'agents économiques moins soucieux du développement local que de facteurs de rationalité internes à l'entreprise. 

Genève dans l'Europe des régions

Or, depuis 1985, un certain nombre de sociétés étrangères réduisent leurs activités à Genève: Cargill a diminué ses effectifs de 25 pour cent, d'autres sociétés ont pris des mesures de restructuration, les conférences internationales se font moins nombreuses. [p. 110]
De plus, l'ouverture du Grand marché européen, en 1993, pourrait modifier les stratégies d'implantation de sociétés étrangères. Certaines choisissent déjà de s'installer dans la région frontalière voisine: elles bénéficient des infrastructures et de l'environnement international genevois tout en étant à l'intérieur de la CEE. Cela concerne aussi les organisations internationales, puisque deux d'entre elles se sont déjà installées dans le pays de Gex: le PSI (Syndicat international des services publics) et le World Medical Assistance. Les communes françaises frontalières, soucieuses de leur développement et conscientes de leurs nouveaux atouts, multiplient les zones de haute technologie: le Business Park d'Archamps, le Technoparc gessien à Saint-Genis, la Technopolis du Léman à Thoiry.
Alors que depuis très longtemps, Genève a pris l'habitude de commercer avec le monde par dessus sa région, sans pour autant négliger ses ressources, en particulier la main-d'oeuvre, elle sent aujourd'hui la nécessité d'une coopération régionale qui se traduit déjà par des campagnes de promotion de la région franco-genevoise auprès des entreprises américaines, comme ce fut le cas, en 1985, avec la campagne "Geneva County", ou par des prises de participation genevoises dans les nouvelles zones industrielles frontalières.
Cependant, pour un grand nombre de sociétés et d'organisations internationales, les frontières ne constituent pas un handicap sérieux, ce qui ne signifie pas que leur présence à Genève soit définitive. Cependant, si leur présence dépend de nombreux paramètres extérieurs à Genève, un certain nombre de ces paramètres attractifs restent aux mains des Genevois. Or, depuis quelques années, l'attrait de Genève s'affaiblit. Le coût élevé de la vie et des salaires, la crise du logement, le coût élevé des télécommunications et de la fiscalité des personnes physiques, le manque de place et de main-d'oeuvre spécialisée, l'attitude xénophobe d'une partie de la population, font que la réputation de Genève se détériore. Genève se trouve donc devant une nouvelle alternative. Doit-elle redorer son image de ville internationale en prenant les mesures nécessaires à l'intérieur du Canton et en développant une véritable politique régionale qui lui assurera une ouverture vers la CE, mais dont le coût risque d'être une dépendance accrue vis-à-vis de l'extérieur? Doit-elle au contraire opter pour un développement local qui pourrait peut-être assurer l'indépendance, mais dont le coût serait un ralentissement sensible de la croissance économique?

M. B. et P. T.
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Genève, ville touristique


L'un des aspects les plus séduisants de la Genève internationale est sans contredit le tourisme. Par son site exceptionnel, son infrastructure hôtelière et ses différentes commodités, Genève attire des visiteurs du monde entier. Mais tous ne sont pas venus seulement pour admirer le jet d'eau, l'horloge fleurie et la Vieille Ville.
L'Association internationale des experts scientifiques du tourisme (AIEST) reconnaît la définition donnée en 1981 par le professeur Kaspar, de l'Université de Saint-Gall: "Par tourisme, on entend l'ensemble des rapports et des phénomènes résultant du voyage et du séjour de personnes pour lesquelles le lieu de séjour n'est ni la résidence principale et durable, ni le lieu de travail usuel". Cette définition est très générale, elle couvre aussi bien le tourisme d'agrément que le tourisme d'affaires, la participation à des congrès ou à des conférences internationales, et toutes sortes de voyages ou de séjours auxquels on hésite à appliquer le terme de "tourisme": consultations d'étrangers et soins appropriés dans des hôpitaux ou des cliniques, échanges d'élèves et d'étudiants. Enfin, on peut distinguer les touristes suivant qu'ils voyagent individuellement, le cas échéant avec leur famille, ou en groupes organisés. Toutes ces catégories de "touristes", et d'autres plus spécialisées telles que les pèlerinages, ont des motivations totalement différentes les unes des autres et nécessitent des "traitements" différenciés. 

A l'origine du tourisme

Le tourisme d'affaires a eu son heure de gloire au Moyen Age. La cité devient lieu de marché au XIe siècle, puis lieu de foires au XIIIe siècle. Ses foires locales prennent une dimension internationale aux XIVe et XVe siècles et nécessitent la création d'auberges et d'hôtelleries pour accueillir les riches marchands venus échanger des draps des Flandres, de Fribourg et d'Allemagne contre des soieries de Toscane et des velours de Gênes, et conclure des transactions pour financer le commerce au loin.
L'administration urbaine, en plein développement au XVe siècle, met en place toutes les structures nécessaires pour contrôler les étrangers et bientôt pour les taxer. Mais auparavant, les règlements rappellent ce qui leur est dû: la sécurité et la protection contre les violences, une prompte justice, un traitement équitable dans leurs litiges, un certain confort — un arrêté de 1512 recommande la fabrication du pain blanc "pour l'honneur de la Cité", puisque les étrangers y affluent. [p. 114]
L'infrastructure touristique est maintenue, malgré les luttes avec la Maison de Savoie et le déclin des foires de Genève qui en est résulté, malgré la Réforme qui transforme la ville, dès 1536, en capitale religieuse, savante et austère, tout entière axée sur la foi et la liberté.
D'ailleurs, l'austérité n'a qu'un temps et au XVIIe siècle, comme auparavant, le Conseil se préoccupe du traitement des hôtes de passage. Il fixe les tarifs de "la disnée" et de "la couchée", selon qu'il s'agit d'un homme à cheval, d'un homme de pied ou d'un serviteur. Le Conseil décide même, en 1700, "à cause des étrangers qui sont en cette ville", d'autoriser six maisons de thé, café et chocolat réparties dans la ville.
Mais l'insécurité ambiante fait qu'aucun aubergiste ne peut héberger un étranger plus d'un jour sans en informer les représentants de la force publique qui, à partir du XVIIe siècle, doivent établir pour chacun d'eux une "bulette", l'ancêtre de nos fiches de police. Les hôteliers doivent retirer leurs armes à leurs hôtes, leur laissant seulement l'épée, et doivent leur faire "faire, en leurs logis, la prière à Dieu devant et après le repas".
On voit par là que déjà au XVIIe siècle, le tourisme d'agrément faisait son apparition à Genève. A telle enseigne que deux magistrats genevois chargés en 1684 de fournir un texte sur Genève pour l'Atlas du Père Vincent Coronelli se livrent à une véritable promotion touristique et écrivent: "Aussi les voyageurs sont si surpris de la beauté de cette situation, qu'ils tombent d'accord qu'il est difficile d'en voir une plus avantageuse; et il s'en faut peu qu'ils ne donnent en cela la préference à Geneve, par-dessus Naples et Constantinople, qui passent pourtant pour les deux villes de l'Europe le plus agreablement situées... Comme (les étrangers) sont receus dans cette ville avec beaucoup d'honnesteté et que le sejour d'ailleurs en est très agreable, il y en vient de tous cotés, de Suisse, d'Allemagne, d'Angleterre, de Hollande, de Suède, etc.». 

Tourisme et littérature 

Vers la fin du XVIlle siècle, le mouvement touristique reçoit une impulsion décisive de deux ou trois auteurs qui vantent les charmes de la nature et de la montagne. Ce sont d'abord Jean-Jacques Rousseau et Horace-Bénédict de Saussure qui vont, pour longtemps, unir la ville à des images inoubliables. [p. 115]
Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau paraît en 1761. Ce roman épistolaire connaît un succès foudroyant. Les paysages de Clarens, les beautés du lac Léman et ses effets bénéfiques sur l'âme, ainsi que l'amour de Julie et de Saint-Preux enthousiasment les jeunes romantiques et Rousseau devient l'objet d'un véritable culte.
Le Voyage dans les Alpes d'Horace-Bénédict de Saussure paraît en quatre volumes, de 1779 à 1796. Physicien, géologue, professeur de philosophie et de sciences naturelles, il parcourt les Alpes pendant trente ans et fait, avec Balmat, la deuxième ascension du Mont-Blanc, en 1787. Il met à l'honneur la montagne et les beaux paysages de la Suisse. Genève devient, grâce à lui, "la porte des Alpes". Elle est associée, définitivement, au Mont-Blanc. 

Le tourisme romantique

Genève, entrée dans la Confédération en 1815, connaît sous la Restauration une époque de tranquillité. Les armées de Napoléon se sont tues en Europe et l'on éprouve le besoin de reprendre le chemin du voyage. Les Anglais renouent avec la tradition du "Grand Tour", qui parachève toute bonne éducation. Ils veulent voir, sur le chemin de Venise ou de Rome, les beautés naturelles de la Suisse révélées par Rousseau et Saussure. Le col du Simplon, aménagé en 1807 en route carrossable par les soins de Napoléon, devient la voie classique pour l'Italie; on y accède généralement par Genève et les rives du Léman.
Le 26 mai 1816, Lord Byron arrive à l'auberge de Sécheron. Il y retrouve Percy Bysshe Shelley. Ils passent huit jours sur le lac, relisent Rousseau et visitent les villages décrits dans la Nouvelle Héloïse. Imprégnés par les lieux, Byron écrit Ghilde Harold et The prisoner of Chillon et Shelley Hymn to intellectual beauty. Shelley se rend à Chamonix, tandis que Byron est reçu à Coppet, par Madame de Staël, dont le salon est illustre pour avoir accueilli les personnalités littéraires et politiques de l'Europe libérale.
En 1832, Balzac emmène la Marquise de Castries à Cologny, dans la villa Diodati où habita Byron. Il y retourne en 1833, avec Madame Hanska. Alexandre Dumas et Gustave Flaubert commémorent la visite de Byron à Chillon. Ils sont, comme de nombreux romantiques à cette époque, les pèlerins des pèlerins de La Nouvelle Héloïse. On rencontre à Genève des voyageurs célèbres: Chateaubriand et Madame Récamier, Lamartine, Liszt et Marie d'Agoult, Victor Hugo et Stendhal. John Ruskin, venu plus de vingt fois à Genève, [p. 116] entre 1833 et 1844, lui déclare son attachement: "Plus j'avance en âge, plus je rends grâce au ciel d'être né à Londres, assez près de Genève, pour pouvoir aller facilement dans cette ville et réaliser par contraste ce qui constitue la merveille de ce petit Canton".
Les touristes affluent et les premiers guides touristiques paraissent. Le Murray's handbook for travellers in Switzerland de 1838 est extrêmement bien documenté. Il signale que Genève est la métropole intellectuelle de la Suisse avec Calvin, Rousseau et quelques hommes comme Necker et Le Fort qu'il qualifie, déjà, d'"Européens". Il fait état de 30.000 visiteurs par an pour une ville qui compte 30.000 habitants.
Genève s'embellit. De 1830 à 1834, on construit l'hôtel des Bergues. Au moment de son inauguration paraît l'annonce suivante: "Avis à Messieurs les voyageurs qui veulent bien descendre à l'hôtel des Bergues, le seul d'où l'on voit le Mont-Blanc à Genève, chez A.E. Rufenacht qui en a fait l'ouverture le 1er mai 1834". En toute saison, on y prend ses repas à la mi-journée, à la table d'hôtes, soit à 10h30, soit à 13h. Le soir, le repas est servi à 17h. L'hôtel de l'Ecu est achevé en 1840, l'hôtel de la Métropole en 1850 et l'hôtel de Russie en 1853.
Des bateaux à vapeur traversent le lac, tous les jours, et font le voyage à Villeneuve et retour en huit heures et demie. Entre 1823 et 1840, la mise à l'eau du "Guillaume Tell", du "Winkelried", du "Léman Vaudois" et de l'"Helvetia" fait craindre aux pessimistes que le lac ne soit pas assez grand! 

Le tourisme de l'ère industrielle 

En Angleterre, les classes moyennes issues de la révolution industrielle emboîtent le pas aux lords et se mettent à voyager. Dans leur désir d'affirmer leur élévation sociale, elles veulent accomplir, comme eux, "The Grand Tour" et visiter leurs étapes d'élection. En 1841, Thomas Cook, président d'une société de tempérance, choqué que le chemin de fer soit aussi cher que la diligence, obtient un prix de groupe pour les membres de son club. Il persévère et ses programmes de voyage se multiplient. En juin 1863, il trouve un accord avec la compagnie indépendante des chemins de fer de Brighton et part pour la Suisse et le Mont-Blanc. Ses clients font partie de la nouvelle bourgeoisie. Ils sont 120 à séjourner à Genève, la troisième année ils seront 2.000. Parmi eux, Miss Jemima Morrell tient un journal de bord, dans lequel elle consigne toutes ses impressions de voyage sur Genève - Montreux - Leukerbad - Kandersteg - Lucerne - Le Rigi - Neuchâtel. [p. 117: image / p. 118] Ses descriptions vont faire les beaux jours des voyageurs de Cook pendant plus d'un siècle. Genève continue à s'équiper de nouveaux hôtels: le Beau-Rivage, la Paix et le National. Dès 1860, on ne voit plus guère à Genève les hôtes romantiques qui avaient tant fait parler d'eux et de notre ville. Dickens, Cavour, Tolstoï, Dostoïevski, Eugène Sue sont des touristes d'un autre style. Ils fuient les régimes politiques de leurs pays et s'intéressent, à Genève, aux tendances sociales réformatrices du régime de James Fazy. Les touristes, de plus en plus mêlés, entraînent des changements d'habitudes tels que la disparition des tables d'hôtes si chaleureuses et pittoresques.
La Société hydrothérapique de Champel-sur-Arve ouvre en 1873-74. Maupassant, venu y prendre les eaux, raconte que: "Dans les fauteuils de rotin, de belles étrangères aux accents divers, des Françaises, des Russes, des Italiennes, tiennent un cercle rieur". Les eaux de l'Arve soignent la neurasthénie, les affections utérines et la névralgie sciatique.
On ne peut achever le survol de cette époque sans rappeler la création de la Croix-Rouge internationale en 1863 et l'arbitrage dit de l'Alabama en 1872. Ce sont des événements déterminants pour l'image de la Genève internationale moderne, dont la mission universaliste va se graver dans l'esprit d'habitants de tous pays, désireux de voir, au moins une fois dans leur vie, cette Cité de la paix. A l'heure actuelle, les touristes américains demandent toujours à voir la salle de l'Alabama.
La carte postale, inventée à Vienne en 1869, fait son apparition en Suisse en 1871. Sa valeur de souvenir et de message d'amitié se double vite d'un intérêt documentaire et d'un effet publicitaire. 

Le tourisme à la belle époque 

Jusqu'en 1914, Genève n'a qu'un idéal: celui de la ville-séjour. La quinzaine sportive de 1905 et l'agrandissement, en 1907, du tennis du club des Eaux-Vives pour des tournois internationaux sont autant d'événements susceptibles de fixer les touristes pour un séjour durable. C'est l'âge d'or du tourisme mondain. En 1906, 297.786 personnes descendent dans les hôtels et les "Mouettes" transportent sur la rade 746.607 passagers. La rive droite est un haut lieu de l'élégance "ce qui amène les maîtres d'hôtels à demander à la compagnie que les employés des Mouettes portent une livrée".
La question ferroviaire est d'une brûlante actualité et d'une très grande importance pour le tourisme. Le Conseil d'Etat, [p. 119] conscient du danger d'insularité que court Genève, espère que la voie ferrée, en projet entre la France et la Suisse, traversera le Jura à la Faucille. Mais la vétusté de Cornavin et son appartenance à une compagnie étrangère font préférer, à la conférence franco-suisse, le passage par Frasne-Vallorbe. Genève reste à l'écart de la révolution ferroviaire.
En 1909, on commémore le quatrième centenaire de la naissance de Calvin. Le Comité international, formé en 1904 pour la préparation de cet événement, a pour président d'honneur Théodore Roosevelt, président des Etats-Unis. Le Mur des réformateurs, édifié sur l'emplacement du jardin botanique du parc des Bastions et achevé en 1917, devient pour les touristes un lieu important de la mémoire de Genève et du protestantisme.
La Première Guerre mondiale marque la fin du "tourisme mondain" du XIXe siècle. Puis la création de la Société des Nations, en 1919, bouleverse l'image de Genève et de son tourisme (voir plus loin, p. 169-180).
Alors que l'immédiat après-guerre connaît de graves difficultés économiques, l'hôtellerie et le commerce de la ville tirent profit de l'internationalisation de Genève. Ce nouveau tourisme diplomatique stimule l'équipement et la construction. Le quartier des organisations internationales se bâtit peu à peu; songeant aux loisirs des fonctionnaires internationaux, on aménage le golf d'Onex. Le premier Concours hippique international a eu lieu, en 1916, au Palais des Expositions récemment achevé; il réunit, dès l'année suivante, les meilleurs cavaliers européens. L'aviation passe, en quelques mois, des champs d'atterrissage de Châtelaine et de Saint-Georges à l'aérodrome de Cointrin qui accueille, en 1922, 534 passagers pour 393 mouvements d'avions.
Les années trente sont pour toute l'Europe une période de dépression. L'hôtellerie genevoise est confrontée à de sérieux problèmes dus à la cherté du franc suisse que vient encore alourdir le climat d'agitation sociale qui secoue Genève à cette époque.
Cependant, Genève maintient sa place de capitale politique et reçoit la Conférence du désarmement de 1932 à 1934. Confiante dans cet avenir international, la famille Armleder, qui possédait depuis 1875 la pension Richemont au 4, de la rue Adhémar-Fabri, entreprend la construction de l'actuel hôtel Richemond.
Le Concours hippique reprend en 1933, le Concours d'exécution musicale est créé en 1934 par Henri Gagnebin et en 1937, le Festival Jaques-Dalcroze attire, à la villa Bartholoni, 7.000 participants dans un amphithéâtre ouvert sur le lac. L'événement le plus touristique reste, sans conteste, [p. 120] l'exposition en 1939 des chefs-d'oeuvre du Prado réunis sur l'initiative du secrétariat de la Société des Nations et du Comité de sauvegarde des oeuvres d'art espagnol. 325.000 visiteurs s'y pressent, dont les trois quarts viennent des autres cantons et de l'étranger.
De 1937 à 1940, le nombre des nuitées dans les hôtels de Genève tombe de 800.000 à 550.000 par année. La guerre supprime les déplacements touristiques. Le slogan "Va, découvre ton pays" est lancé par l'Office national suisse du tourisme (ONST) pour répondre à la fermeture des frontières.
L'après-guerre, dans une Europe exsangue, offre à Genève de vastes possibilités. L'Association des intérêts de Genève, soucieuse de l'animation de la ville, favorise les premières Fêtes de Genève, en 1947, en s'inspirant de l'ancienne fête des fleurs. 100.000 spectateurs s'y rendent, tandis que 50.000 visiteurs vont admirer, la même année, l'exposition "Montres et bijoux" à l'hôtel Métropole. En juin 1948, le premier Concours international de la rose se déroule dans la roseraie du parc de la Grange. Cet événement souligne aux yeux des touristes la beauté des parcs à Genève. Le grand prix des Nations du Concours hippique, le 21 novembre 1957, est retransmis en Eurovision, première manifestation du pouvoir publicitaire considérable de ce nouveau moyen de communication.
En 1964, une autoroute relie Genève à Lausanne, où se tient l'Exposition nationale. Le tunnel du Mont-Blanc rapproche Genève des grands axes routiers internationaux et lui redonne sa vieille fonction de ville-étape dans le trafic franco-italien. 

Le "tourisme" international 

1919 marque une transformation profonde dans les rapports de Genève avec le monde, transformation qui sera déterminante pour la ville et son tourisme. Grâce à son rôle humanitaire pendant la guerre de 1914-1918 et à l'appui du président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, Genève se voit désignée comme siège de la Société des Nations (SDN). Diverses organisations se créent dans son sillage et s'implantent à Genève.
En 1945, Genève est désignée comme siège européen des Nations Unies et devient le lieu privilégié de congrès et de réunions diplomatiques. Sa stature internationale prend une importance qu'elle n'avait pas connue après la Première Guerre mondiale. Le taux d'occupation de l'hôtellerie atteint [p. 121: image / p. 122] 86,6 pour cent en 1948. Les G.I. américains qui font leur "Tour d'Europe" y contribuent. Les hôtels affichent complet en haute saison, malgré une contribution de 30.000 nuitées chez l'habitant. Genève devance toutes les autres villes de Suisse. En 1948, on construit l'hôtel du Rhône et agrandit le Palais des expositions.
Hormis le bâtiment, le secteur tertiaire est le grand bénéficiaire du progrès économique. Le nombre des établissements financiers double, celui des banques triple. La clientèle des hôtels est devenue internationale à 80 pour cent. L'aéroport de Cointrin, modernisé pendant la guerre en dépit des circonstances, est agrandi et doté d'une aérogare en 1949. A cette date, 27.951 mouvements d'avions débarquent 202.447 passagers. 

Le "tourisme" éducatif 

Dans le domaine intellectuel, il est remarquable de signaler, entre les deux guerres, le rôle du tourisme pédagogique. Depuis sa parution en 1762, l'Emile de Jean-Jacques Rousseau exerce une influence considérable et durable. Au début du XIXe siècle, la pédagogie genevoise compte parmi les meilleures qui soient et les grands "instituts" du pasteur Naville, des frères Privat et de Tôpffer sont célèbres et recherchés pour la valeur de leur enseignement. En 1912, Edouard Claparède fonde l'Institut Jean-Jacques Rousseau qui devient un foyer de rayonnement international auprès duquel viennent se concerter les éducateurs du monde entier. Jean Piaget, entré à l'Institut Rousseau en 1921, révolutionne la pédagogie avec sa théorie biologique de la connaissance et, en 1925, les membres de l'Institut Rousseau participent à la création du Bureau international de l'éducation (BIE). Robert de Traz fait paraître l'Esprit de Genève en 1929. Il y écrit: "En trois occasions — la Réforme, Rousseau et la Croix-Rouge — Genève a débordé sur le monde". 

Le tourisme médical 

De cette époque de prospérité, il faut retenir la place que prend Genève dans le domaine médical. Il est intéressant de noter que ce "tourisme médical" se situe après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le tourisme pédagogique avait connu son heure de gloire après le conflit de 1914-1918. Dans les deux cas, des personnalités exceptionnelles, confrontées à des situations exceptionnelles, ont focalisé l'attention [p. 123] sur Genève. Après 1945, la plupart des pays d'Europe sont désorganisés et ont besoin de temps pour équiper, à nouveau, leurs centres hospitaliers. D'autres régions du monde n'ont pas de structures médicales du tout et leurs ressortissants se rendent à Genève ou à Zurich où ils savent trouver des équipements adéquats et des médecins qualifiés. L'Hôpital cantonal universitaire et les cliniques privées de Genève et des environs bénéficient de cet apport de clientèle étrangère. 

L'organisation du tourisme à Genève

En 1885, Genève a 80.000 habitants. La renommée de la ville s'est ternie. Les voyageurs se plaignent de l'accueil et de la médiocrité des distractions qui leur sont proposées. Ils viennent moins nombreux séjourner pendant la belle saison. Devant cet état de fait, Gustave Ador, Thomas Cook et Théodore Turrettini fondent l'Association des intérêts du [p. 124] commerce et de l'industrie, rebaptisée en 1889 "Association des intérêts de Genève" (ADIG). Une observation détaillée de la première liste des membres est instructive. Parmi la quarantaine de professionnels directement liés à ce qu'on appelle alors l'industrie des étrangers, on trouve Armleder (maître d'hôtel), Landolt (brasserie), Mayer (maître d'hôtel), Timpé (articles de voyage), Neyrac (messageries nationales), ainsi que des représentants des métiers de précision, du commerce et des banques. L'ADIG innove par la conception d'une promotion touristique, alors unique en Suisse. Elle lance l'image de Genève "la plus petite des grandes villes" et les autorités décident, en 1891, de déplacer la gerbe d'eau de la Coulouvrenière, devenue une attraction, et de lui donner une place de choix dans la rade. Le jet d'eau, symbole de Genève, atteint alors 90 mètres.
Publicités et brochures vantent les hôtels, la vie culturelle, la vie intellectuelle et la qualité de l'artisanat genevois. Elles signalent les excursions: 126 kilomètres de tramways, le premier chemin de fer à crémaillère du monde qui monte au Salève en 100 minutes, le Parc des sports des Charmilles qui comporte un parcours de golf "parce que, sous une apparence futile, le golf est un des moyens, non pas le seul, d'attirer chez nous l'élément anglo-saxon". L'Exposition nationale de 1896, autour du fameux thème du village suisse, est éclairée à l'électricité. C'est une grande nouveauté. Elle reçoit 6 millions de visiteurs. L'Alpineum de l'avenue du Mail, le premier cinéma de Suisse, projette les beautés des Alpes. L'image de Genève "porte des Alpes" fait toujours recette.
La première statistique sur les touristes descendus dans les hôtels genevois, en 1900, donne les chiffres de nuitées suivants: France (58.609), Suisse (42.613), Allemagne (22.598), Italie (13.757), Amérique (10.866), Angleterre (7.050), Russie (6.487), Autriche-Hongrie (4.175).
En 1966, l'ADIG prend la dénomination d'Office du Tourisme de Genève (OTG), plus compréhensible pour les étrangers, et revise partiellement ses statuts. Désormais, l'Etat et la Ville de Genève y sont représentés. Dans ce contexte nouveau, l'OTG devient, véritablement, une entreprise de relations publiques dont la fonction consiste à définir et diffuser le produit Genève. Le marché mondial du tourisme connaît une croissance continue. L'industrie touristique de Genève, doit, elle aussi, poursuivre son développement et recenser les moyens aptes à relever les défis de la concurrence et l'évolution de la demande. Le tourisme est un produit qui se gère et se contrôle au moyen d'analyses de marché, qui permettent de définir une politique de développement.

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Le tourisme, une donne économique

L'importance économique du tourisme est apparue dès le début du XXe siècle. Certains esprits chagrins se demandent si le développement de l'industrie touristique ne va pas nuire aux beautés naturelles et au charme de la ville. Dans son rapport de 1914, l'Association des intérêts de Genève fait le point: "Nous pensons que la vérité est entre ces deux opinions et que s'il est bon, s'il est patriotique de chercher à garder intactes la tradition et les moeurs de notre pays, de conserver sans profanation ses lacs, ses vallées et ses montagnes... il faut relever pourtant que l'industrie du tourisme, qui apporte au pays de 250 à 300 millions par an et qui fait vivre un nombre considérable de personnes, représente un élément de prospérité pour tout le commerce suisse".
Au fur et à mesure que les hôtels se construisent, on s'aperçoit de l'effet multiplicateur du tourisme sur l'économie de la région. Le touriste qui dépense 100 francs pour sa chambre en dépense deux à quatre fois plus en repas et en achats de montres, de cigares ou d'appareils photographiques. A son tour, le restaurateur et les commerçants qui lui ont vendu ses souvenirs versent des salaires et font travailler des fournisseurs, si bien que l'argent dépensé par le touriste exerce un effet positif pour tous les secteurs de l'économie.
Aujourd'hui, Genève compte 144 hôtels, totalisant 13.000 lits environ. Les établissements à une et deux étoiles représentent 12% des lits et 13% des nuitées; les trois étoiles 20% des lits et 21% des nuitées; les quatre et cinq étoiles 68% des lits et 66% des nuitées.
Le nombre de nuitées enregistré par l'hôtellerie genevoise est relativement stable. Il se maintient, depuis 1965, entre 2 millions et 2,5 millions de nuitées environ par année, mais la répartition par pays s'est modifiée. Les ressortissants des Etats-Unis sont, après les Suisses, les plus nombreux, mais alors que les Français venaient en troisième position, ils sont dépassés, depuis 1987, par les Japonais. Le nombre de Britanniques et d'Espagnols s'est accru, tandis que celui des Allemands a diminué.
Quelles constations peut-on tirer de ces comparaisons? Les ressortissants américains, qui se rendent surtout à Genève pour des rendez-vous d'affaires, des congrès ou des conférences internationales, sont en nombre relativement stable. Les Britanniques ont profité de la libéralisation du contrôle des changes et les Espagnols du développement de leur économie. En revanche, les ressortissants français et allemands, clients traditionnels de l'hôtellerie genevoise, ont reculé devant la hausse du franc suisse.

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Les nouvelles infrastructures touristiques

Jusqu'en 1950, l'hôtellerie est demeurée traditionnelle, répondant à un tourisme de villégiature. En 1964, naît une nouvelle hôtellerie. La chaîne américaine "Intercontinental" choisit Genève pour son implantation en Europe. Le moment semble bien venu de penser les hôtels en fonction du tourisme d'affaires et de congrès: les sociétés multinationales et les Nations Unies sont en pleine croissance et les sept hôtels de la ville de catégorie de luxe n'offrent que 800 chambres. L'hôtel qui se construit, en dehors de la ville, a 400 chambres, de vastes espaces publics et des salles de réunions pour congrès et conférences. Selon le concept de la chaîne, il offre aux touristes un produit de standing "intercontinental" identique dans tous les pays du globe. Aménagé afin de répondre aux exigences de la sécurité, l'Intercontinental est le théâtre de rencontres politiques importantes et de nombreuses réunions de l'OPEP. Le Penta, le Ramada et le Hilton, tous équipés de salles de conférences, viennent compléter cette nouvelle hôtellerie.
Palexpo, ouvert en janvier 1982, constitue le plus grand pôle d'attraction de visiteurs extérieurs à Genève. Le Salon de l'auto (639.534 entrées en 1990) et, tous les quatre ans, Telecom, l'exposition la plus prisée au monde, sont des événements médiatiques qui remplissent les hôtels de Genève et, dans le cas de cette dernière exposition, ceux de toute la Suisse. Palexpo, l'aéroport (5.700.944 passagers en 1988) [p. 127] relié à la gare Cornavin, point de départ du TGV, l'accès au réseau autoroutier européen, tout cela au centre de l'Europe, a favorisé la construction d'une zone aéroportuaire importante: l'International Center Cointrin (ICC), avec un hôtel de 700 lits géré par le Môvenpick, le World Trade Center (WTC), l'International Business Center (IBC), le Holiday Inn de 700 lits et la multinationale américaine Du Pont de Nemours. Ce développement confirme le caractère très largement tertiaire "haut de gamme" de l'économie genevoise. 

Tourisme d'agrément et tourisme d'affaires 

A toutes les époques, ces deux types de tourisme ont existé et coexisté quand ils n'ont pas cohabité chez le même touriste. Byron, venant à Genève en 1816, rend visite à son banquier Charles Hentsch. Est-il un touriste d'agrément ou un touriste d'affaires ou les deux à la fois? Et le touriste d'affaires ou de congrès qui vient à Genève, aujourd'hui, n'est-il pas doublé d'un touriste d'agrément, puisqu'il recherche de plus en plus le plaisir de la détente, du sport et de la distraction?
Une étude faite en 1988-89, auprès des visiteurs de Genève, conclut que la moitié d'entre eux, environ, sont des touristes d'agrément, les autres se répartissant entre participants à des conférences des Nations Unies ou d'autres organisations internationales, visiteurs de salons et d'expositions, et hôtes de passage venus traiter des affaires ou assister à des congrès.
La durée moyenne de séjour est de 2,7 nuitées. Les taux d'occupation des hôtels varient au cours de l'année. La saison du tourisme d'agrément ou "haute saison" débute en mai et s'achève en octobre. La recherche de nouveaux segments de clientèle se fixe donc sur la "basse saison" et joue sur ce phénomène saisonnier. D'ailleurs, la liste des congrès qui se tiennent à Genève montre bien que la majorité d'entre eux se loge dans ce temps de basse saison.
Il y a de la place dans les hôtels au moment où la saison des congrès bat son plein mais il n'y a, alors, plus assez de salles pour accueillir les congressistes. En effet, les professionnels du tourisme affirment, aujourd'hui, qu'il doivent renoncer plusieurs fois par an à organiser à Genève des événements importants, faute de place. Ni la cinquième halle de Palexpo, ni le Centre international de conférences de Genève (CICG) d'une capacité de 1.520 places, ni les salles de réunions des hôtels ne suffisent pour répondre à la demande. Or, les congrès représentent le domaine le plus dynamique du marché, qui ne peut que se développer à la faveur du [p. 128: image / p. 129] mouvement d'intégration des économies européennes. Les restructurations d'entreprises qui ne manqueront pas de se produire dans le "marché unique" de 1993 vont générer voyages et réunions. Sur le plan de l'organisation touristique, le secteur des congrès est le plus facile à gérer. Il est planifié longtemps à l'avance et les interlocuteurs auxquels on s'adresse sont des professionnels. 

Le touriste hédoniste 

Dans ses voyages, qu'ils soient d'agrément ou d'affaires, le touriste international recherche de plus en plus les distractions. Genève, reconnue et appréciée pour son sérieux, sa rigueur et son organisation, a des cartes dans son jeu pour satisfaire le touriste en quête d'hédonisme:

- un site naturel de toute beauté avec son lac et ses montagnes
- une très bonne hôtellerie
- le voisinage des grandes organisations internationales
- un milieu culturel "haut de gamme" pour une élite
- du shopping, facile à faire à pied.

Dans ce panorama des atouts de Genève, il convient de revenir sur les points qui touchent à l'animation et à l'environnement culturel. La tradition musicale de Genève est fondée sur la renommée de l'Orchestre de la Suisse romande, créé au lendemain de la Première Guerre mondiale par le maître Ernest Ansermet. Mais l'accessibilité à l'Opéra et aux concerts de l'OSR doit encore être améliorée. Quel privilège, pour un Office du tourisme, de pouvoir offrir, dans le cadre d'un congrès, "une soirée au Grand Théâtre"! Le festival de cinéma "Stars de demain" tente, depuis 1987, d'ouvrir un nouveau créneau susceptible de créer un événement à Genève. N'oublions pas que cette ville a inauguré, en 1934, le Concours international d'exécution musicale et qu'elle est peut-être en passe de devenir un centre de sélection et de promotion pour les jeunes espoirs également dans le domaine du cinéma.
La tradition protestante amène, chaque année, 400.000 visiteurs à la Cathédrale et 40.000 au site archéologique. Quant aux musées, ils n'ont pas une image médiatique en rapport avec la qualité de leurs expositions et de leurs richesses. Les ventes aux enchères, considérées désormais comme des événements culturels, attirent un public important. Enfin, la tradition internationale de Genève, due à la présence des grandes organisations internationales (100.000 visiteurs par an au siège européen des Nations Unies) représente [p. 130] un levier prodigieux pour la promotion touristique de Genève: presque chaque semaine, son nom est sous les feux de l'actualité mondiale. Quant au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, il s'inscrit dans cette tradition, privilège de Genève.
Sur le plan scientifique, le projet "Microcosm" du CERN va devenir un centre permettant d'aborder la recherche la plus sophistiquée qui soit. Pour la pratique des sports, Genève est une région privilégiée, qu'il s'agisse du lac, de la montagne ou des autres sports. Malheureusement, le tennis, le golf et les sports nautiques s'exercent surtout dans des clubs privés et ne sont de ce fait guère accessibles aux touristes. Les sports de compétition sont également bien représentés à Genève: des événements tels que le Bol d'Or, le tournoi international de tennis "Barclay Open", le Concours international de saut hippique (CSIO), le Supercross international qui se court à Palexpo et, peut-être, en juillet 1990, une étape du Tour de France, sont des "happenings" attrayants pour les touristes. Ainsi, Genève, favorisée par la nature et par sa position de ville internationale, réunit la plupart des conditions nécessaires à un centre touristique de première importance. Les efforts visent actuellement à compléter l'infrastructure. Mais surtout, il importe que chacun s'efforce d'assurer aux étrangers de passage un accueil de qualité sans lequel il n'est pas de tourisme possible. 

M. L. et J.-L. B.
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Hôtels genevois, architecture et fonctions


Auberges, hôtelleries et cabarets

C'est peut-être dans l'ouvrage de Jean-Daniel Blavignac relatif aux Enseignes d'hôtellerie qu'il faut chercher la trace des premiers établissements hôteliers genevois, établissements destinés en priorité aux pèlerins sur le chemin de Compostelle ou de Rome. Ainsi l'hôtellerie de La Mule, tenue par un "personnage distingué", qui se trouvait sur la place de la Madeleine ou l'hôtellerie bien nommée de la Coquille, au Bourg-de-Four, destinée aux pèlerins de Saint-Jacques.
Plus tard c'est à Carouge, dont la tradition d'accueil sera célèbre, qu'on trouve les plus fameuses auberges et les cabarets les plus animés. En 1766, on n'en compterait pas moins d'une quarantaine. Le sieur de Chaulmontet, secrétaire de la paroisse de Lancy, est chargé de rapporter au Sénat de Savoie sur la salubrité et la moralité des établissements carougeois. A ses dires, l'auberge de la Couronne, tenue par des "gens d'honneur et de probité", est une belle maison pourvue d'écuries commodes. Quant à l'auberge du Dauphin qui "loge beaucoup de marchands étrangers", elle est "fort commode eu égard à sa grandeur et à la probité de l'hôte et de l'hôtesse".
A Genève, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l'auberge des Dejean, située à Sécheron hors les murs, le long de la "route de Genève à Lausanne", est une sorte de passage obligé des hôtes importants et l'établissement de prédilection des touristes anglais. Là, séjourneront notamment Lord Byron et le couple des Shelley. L'auberge appartient cependant encore, du point de vue typologique, à l'ère pré-hôtelière, une de ces simples maisons privées qu'évoque, peu après 1800, dans son Précis des leçons d'architecture, le polytechnicien français Durand, qui citera comme référence l'exemple furieusement exotique des caravansérails!

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Les hôtels luxueux de la première génération

Le début du XIXe siècle, qui marque dans l'histoire urbaine genevoise de grands changements, inaugure simultanément un premier tourisme d'agrément et par là-même, la construction d'un grand nombre d'établissements hôteliers. Les abords du lac, dotés de débarcadères pour accueillir les voyageurs des bateaux à vapeur, sont réaménagés en une rade bordée de quais-promenades; ils se garnissent d'immeubles résidentiels, parmi lesquels s'insèrent, comme les maillons d'une chaîne, les hôtels luxueux de la première génération, "de véritables palais comme construction et comme aménagement", aux dires de Charles Schaeck-Jaquet, en 1886, qui ajoute: "Les glaces, les marbres, les sculptures, les lustres, les étoffes sont dans le meilleur goût et de la plus grande richesse. Les fleurs, même les plus rares, ornent les escaliers, les vestibules et les salons. La cuisine, la cave et le service sont en harmonie avec ces splendeurs."
L'hôtel des Bergues, inspiré du Tremont House, conçu par Isaiah Rogers à Boston, en 1827 et inauguré en 1834, est le premier en date, quasiment contemporain du Baur-en-Ville de Zurich, dessiné par Daniel Pfister. Son plan général en fer à cheval permet l'accès des calèches par la cour arrière; de vastes salles et salons, un escalier d'apparat ovale constituent les espaces de prestige autour desquels s'organise la distribution des diverses suites, chambres d'hôtes et de domestiques. Un belvédère sur le toit permet de contempler la vue du lac et du Mont-Blanc.
Dans le Journal de mon voyage en France dans les mois de novembre et décembre 1829 et janvier 1930, l'ingénieur Guillaume-Henri Dufour, chargé d'élaborer les termes du programme de concours pour l'hôtel genevois, relate les recommandations que lui fait M. Meurice qui vient de construire l'hôtel du même nom à Paris: "Mr. Meurice m'a lui-même montré son hôtel; il m'a signalé [p. 134] comme objets essentiels 1) une cour spacieuse ainsi que de bonnes remises; 2) une grande cuisine où l'on prépare tout ce qui est relatif aux dîners; 3) ce qu'on appelle un bar, c'est l'endroit où l'on tient tous les objets nécessaires aux thés, aux desserts, aux déjeuners; 4) entre la cuisine et le bar, un cabinet de surveillance ayant vue sur l'une et sur l'autre ainsi que sur la dépense; 5) une salle pour les dîners de 60 à 80 couverts; 6) une autre salle pour les déjeuners, l'une et l'autre dans le voisinage de la cuisine et du bar; 7) un salon de réunion qui pourrait être la salle à déjeuner si l'on n'en a pas d'autre; 8) une chambre particulière de réunion pour les domestiques; 9) des latrines à l'anglaise à tous les étages commodes et proprement tenues; 10) un bureau pour les informations et les domestiques de place; 11) disposer les logements de manière à pouvoir en faire des appartements ou des chambres séparées; 12) assurer autant que possible la tranquillité des voyageurs dans leurs chambres; 13) éloigner les écuries et remises; 14) enfin, mettre un grand soin à éviter le bruit et le tumulte dans le service."

Les meilleurs architectes locaux 

Au nombre des autres "maisons de premier ordre", de l'autre côté du pont des Bergues, se trouvait l'hôtel de l'Ecu de Genève, construit en 1840 par Bernard-Adolphe Reverdin et dont l'enveloppe ne se distinguait guère des maisons de rapport avoisinantes. On conserve un relevé des dispositions intérieures publié dans le Livre de raison de l'architecte. La cage d'escalier et le puits de lumière central formaient le noyau autour duquel se répartissaient les diverses chambres.
Rapidement le programme hôtelier devient l'exercice qui permet aux meilleurs architectes locaux de se distinguer. Joseph Collart, après avoir conçu, dès 1851, le projet de l'immeuble du square du Mont-Blanc de James Fazy, devenu par la suite l'hôtel de Russie et démoli, se fait remarquer dans la construction hôtelière: il réalise, entre 1852 et 1854, l'hôtel Métropole, avant de signer les plans de l'hôtel des Bains d'Evian. Typologiquement, le Métropole s'apparente à l'hôtel des Trois Couronnes de Vevey, dessiné par Philippe Franel en 1840, ou au Schweizerhof de Lucerne, conçu par Melchior Berri en 1844. De plan rectangulaire, il forme un îlot à lui tout seul. [p. 135]
Un escalier monumental à éclairage zénithal et deux escaliers de service latéraux desservent le couloir central de part et d'autre duquel, à chaque étage, se trouvent alignées les chambres, qui abritent à l'origine 150 lits. Autrefois couvert d'une toiture presque plate, le bâtiment, sauvé de la démolition par une votation populaire, a toutefois été récemment surhaussé et doté d'un étage supplémentaire dans un toit à la Mansart. Le Jardin anglais, qui simultanément se crée sous ses fenêtres en bordure du lac, lui sert de manière de parc, privilège exceptionnel pour un hôtel de quai.
A l'angle opposé du square du Mont-Blanc, se construit entre 1863 et 1865 l'hôtel de la Paix, probablement sur les plans de Francis Gindroz, qui maîtrise plusieurs parcelles du square. Le bâtiment d'angle comporte un immense puits de lumière central, pourvu de colonnes superposées, motif qui deviendra l'une des constantes de la construction hôtelière dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le même architecte avait conçu quelques années plus tôt l'hôtel Beau-Rivage d'Ouchy, qui reprenait en les amplifiant les dispositions typologiques devenues traditionnelles de l'hôtel de quai. Sa réputation de spécialiste d'hôtels est établie. En 1868, un groupe de notables morgiens lui demandera un projet pour un hôtel du Mont-Blanc à construire à proximité du château qui, faute de moyens financiers, ne verra jamais le jour.
Antoine Krafft conçoit les plans du Beau-Rivage (1864-1865), agrandi en 1869-1870 et à maintes reprises transformé par l'architecte Alfred Olivet, la première fois en 1902, qui sera lui-même constructeur de grands hôtels à Aix-les-Bains et à Marseille quelque temps après. Doté de tout le confort moderne, l'établissement qui [p. 136] abritera le duc de Brunswick, puis l'impératrice Sissi, est équipé, en 1873, d'un des premiers ascenseurs de Suisse, qui "se compose d'un charmant petit salon, avec tapis, divan et glaces". Entre 1871 et 1872, le même architecte dessine l'hôtel d'Angleterre.
Enfin, Jaques Elisée Goss, auteur simultanément du Grand Théâtre, construit entre 1872 et 1875, l'hôtel National, dans la typologie monumentaliste de l'hôtel de quai. Le bâtiment est transformé, en 1905, par Marc Camoletti, augmenté d'un attique et d'une somptueuse salle à manger récemment ruinée dans l'incendie de la nuit du 1er août 1988. Ce bâtiment, dont l'avenir est en suspens, dresse toujours sa massive silhouette à l'extrémité du quai du Mont-Blanc, terrain autrefois conquis sur le lac.

L'appel de la nature

Au tournant du siècle, l'élan de la construction hôtelière se ralentit. Genève se voit ravir la vedette touristique par la Riviera vaudoise. A la place Longemalle, vers 1901-1902, se construisent encore côte à côte, en rupture avec les schémas stylistiques et typologiques antérieurs, le Touring-Balance aux accents historicisants nordiques, dus à Léon Bovy, et l'hôtel de la Cigogne par Charles Boissonnas. Ce dernier, dont les chambres à thème attirent une clientèle particulière, vient de faire l'objet d'une surélévation par le bureau Favre et Guth.
Il est alors des Genevois pour faire la critique de l'infrastructure hôtelière à disposition: point d'hôtels avec parcs et jeux de plein air, point de villas meublées comme les villas Dubochet de Clarens, point d'hôtels de montagne et panoramiques comme ceux de Caux. [p. 137] On remédiera partiellement à ces carences en implantant quelques hôtels hors de ville, particulièrement à Champel et à Florissant, à proximité des établissements hydrothérapiques de l'Arve. Ainsi le Beau-Séjour Palace, l'Excelsior ou la Résidence connaîtront-ils une vogue éphémère. De ce même contexte résulte le réaménagement du pensionnat Thudicum de Pregny en hôtel Carlton, avant de devenir le siège du CICR. 


Une nouvelle race de touristes 

La construction de la nouvelle gare Cornavin achevée en 1932 sur les plans de Julien Flegenheimer, l'un des architectes du Palais des Nations, d'une part, et l'annonce de la Conférence du Désarmement d'autre part, entraînent un accroissement des besoins d'accueil, puis la construction de nouveaux hôtels aux abords de la gare et, plus tard, dans le quartier des Pâquis.
A l'angle de la place de la gare s'érige l'hôtel Cornavin, dont la façade et le hall d'entrée sont immortalisés fidèlement par Hergé dans "L'affaire Tournesol". Construit en 1931-32 par Jean Camoletti, il est expressément destiné aux hôtes de la Conférence du Désarmement et c'est grâce à l'assemblage d'une structure entièrement métallique que le projet voit le jour dans un délai record de moins de sept mois. L'intérêt architectural d'une telle proposition — que l'on songe à l'immeuble Clarté construit selon la même technologie et la même année — est banalisé par le revêtement de pierre qui habille la construction.

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Un hôtel pour hommes d'affaires

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l'installation progressive sur la rive droite de plus de cent cinquante organisations internationales provoque à son tour une explosion des besoins en chambres d'hôtel. "Des engagements ont été pris envers les institutions internationales, en raison de la nécessité qu'il y a de développer sans plus tarder l'équipement hôtelier de notre ville. Il s'agit d'un véritable problème national", peut-on lire dans les mémoriaux du Conseil municipal. Dans ce contexte, la Ville de Genève cède en droit de superficie et pour la construction de l'hôtel du Rhône, un terrain gagné sur les destructions massives de l'ancien quartier du Seujet.
Construit en I948-1950 par l'architecte Marc-Joseph Saugey, cet établissement, dont on pensait qu'il "pourrait devenir le Nice de Genève", s'inscrit dans la lignée des grands hôtels de quai. Face au Rhône, fort de 200 chambres à l'origine, comme autant de cellules standardisées juxtaposées, il reprend fidèlement la typologie d'un [p. 139] immeuble de bureaux à couloir central. Conçu pour des hommes d'affaires qui voyagent habituellement seuls, il comporte une majorité de chambres à un lit de dimensions confortables. L'ossature en béton armé avec un système de dalles et de piliers autorise une exploitation souple et un éventuel changement d'affectation en cas de crise hôtelière.
La façade est caractérisée par le rythme vertical serré des pilastres ininterrompus de bas en haut, qui lui attribuent une échelle monumentale à l'image du quai. La légère inflexion curviligne du bâtiment confère au couloir de distribution de l'hôtel des qualités de mouvement et de repérage. La sobriété des aménagements intérieurs rejoint par la qualité des finitions et des équipements les normes de confort de cette catégorie hôtelière de luxe. Tous les éléments liés à l'art décoratif sont bannis afin de placer ce bâtiment au-dessus des phénomènes de mode.
L'hôtel Président, construit, quant à lui, en 1962, par M. Jacquignon et A. Cingria et situé au bout du quai Wilson, renverse la position traditionnelle face au quai pour offrir la vue sur le lac à toutes les chambres par un jeu de biais moderniste de la façade. 

A proximité des organisations internationales

Lors de la réalisation du complexe résidentiel du parc de Budé en 1963-1964 par les architectes Ador & Julliard, J. Bolliger, J.-J. et P. Honegger, un immeuble tour est proposé pour ponctuer l'ensemble de la composition inscrite dans le cadre d'un domaine patricien richement arborisé. Ultérieurement, cet édifice deviendra l'hôtel Intercontinental, seul hôtel tour de Genève, idéalement situé entre l'aéroport et le siège de l'ONU. Posée sur une galette de deux étages, la tour est construite sur un système porteur ponctuel; la climatisation permet l'emploi d'une façade-rideau, entièrement en aluminium et verre à la manière des gratte-ciel d'alors. Cet hôtel offre des conditions de sécurité remarquables liées à sa configuration, ainsi qu'une organisation interne permettant la tenue de séances à proximité immédiate des appartements privés.

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Le rectangle d'or 

Une nouvelle génération d'établissements voit le jour avec le développement de l'aéroport. Toujours en relation avec les besoins ponctuels occasionnés par les diverses manifestations liées aux organisations internationales, ces hôtels se sont orientés vers le marché des congrès. Ainsi les salons traditionnels se muent en salles de conférences ou de séminaires.
Le Penta, réalisé pour le compte de cinq compagnies d'aviation, dont la Swissair, en 1974-1976, par François Maurice et Louis Parmelin, inaugure l'expression de ce nouveau besoin. Les chambres sont définitivement standardisées, à l'image de toutes celles de la chaîne gestionnaire de l'établissement: le client veut pouvoir se retrouver à Paris, Vienne, Chicago ou Genève dans le même espace ventilé ou, mieux, climatisé. L'organisation en différents "profit center" dicte la conception et l'aménagement des espaces aux fins d'une exploitation rationalisée à l'extrême.
Récemment deux hôtels, liés à de grandes chaînes internationales, se sont installés au bord de la piste de l'aéroport. Le premier, le Môvenpick-Radisson inauguré en 1989, a pris possession, en cours de construction, d'une structure destinée à des surfaces de bureaux. Le second, le Holiday Inn, ouvert la même année, est essentiellement réservé aux congressistes, qui se voient offrir des vacances plus ou moins studieuses dans un hôtel adossé à la halle de Palexpo, face à l'autoroute et à la piste de l'aéroport. 

L'accueil des touristes modestes 

S'il était longuement question des "maisons de premier ordre" dans les guides sur Genève au XIXe siècle, leurs auteurs n'en oubliaient pas pour autant les "maisons de deuxième et de troisième ordre", les "auberges, qui reçoivent le plus simple voyageur", "la modeste Auberge des Familles" ou "l'Asile de Nuit pour de pauvres délaissés", créé par la Société d'Utilité publique.
De nos jours, viennent de se construire simultanément, pour une catégorie particulière de clients, une auberge de jeunesse et un hôtel de l'Armée du Salut. Le premier projet, financé par la Ville de Genève, est signé SRA. Sa conception générale procède de la mise en valeur de l'ancien hôpital Rothschild, siège de l'accueil et de l'administration, et de la conception d'un immeuble contemporain où peuvent être logés 360 jeunes. L'architecture d'inspiration rationaliste s'aligne sur la rue Rothschild et forme la tête de l'îlot. 

L. El-W. et P. D.
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