La science et l'école: introduction

Catherine Santschi


La connaissance en question


«Les sciences, écrit Pascal, ont deux extrémités qui se touchent: la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant; l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis" (Pensées, III, 18 ).
Tel est le chemin intellectuel, puis spirituel de l'homme accompli, dessiné par un mathématicien chrétien. L'acquisition des connaissances dans la famille, puis à l'école, à l'université, leur exploitation dans la vie pratique, la maîtrise des problèmes éthiques qu'elles posent jusqu'à l'humilité du Qohélet ou d'un Socrate mourant, voilà la grande aventure humaine qui stimule et donne à la vie son prix. A mi-parcours de l'Encyclopédie, il était temps d'aborder le thème qui fonde la vie et le mythe genevois.
A Genève, comme d'ailleurs en Suisse, on est tout pénétré de la vocation pédagogique du pays, que d'aucuns feraient volontiers remonter à l'époque romaine. Mais sans s'attarder aux trois nourrices de Vespasien, commémorées par une inscription de l'Avenches romaine, il suffit de rappeler les fondations scolaires et académiques de la Réforme et de Calvin, les oeuvres et les recherches pédagogiques de Rousseau, de Jean Piaget et de ses précurseurs, la tradition scientifique tant célébrée du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, et le prestige de la recherche de pointe au CERN et à la Faculté des sciences aujourd'hui.
Chacun est concerné par la science et par l'école: élèves et étudiants qui préparent leur avenir, enseignants et professeurs, chercheurs de profession, toujours plus nombreux. Les contribuables eux-mêmes, les employeurs soucieux de se procurer des collaborateurs bien formés et productifs, sont très attentifs aux performances des institutions d'enseignement et de recherche dans lesquelles on investit des sommes qui vont croissant d'année en année.

Et l'encyclopédiste ?

Après des années de démarches, de réflexions, des centaines de lettres écrites aux auteurs et aux informateurs, l'encyclopédiste se demande comment présenter la matière rassemblée, et s'inquiète de sa pertinence. L'examen des textes et des questions posées, qu'elles soient de caractère philosophique ou pratique, le conduit à d'autres questions: quel est le ressort de la connaissance? A-t-on commencé par enseigner ou par chercher? Logiquement, l'accumulation [p. 8] d'un certain savoir devrait précéder sa transmission. Mais historiquement l'enseignement comme institution apparaît avant la fonction de chercheur. Problème de la poule et de l'oeuf, faux problème, puisque la vie précède la poule et l'oeuf, et détermine les relations entre les deux objets.
Autre question incontournable: le mythe de Faust enseigne que la recherche scientifique procède d'une inquiétude fondamentale qui ne saurait être apaisée. Jusqu'où ira-t-elle? Qui posera les limites? Les journaux, les ouvrages de prospective économique et écologique sont pleins de cris d'alarme, prédisent les pires catastrophes provoquées par un développement technologique qui ne connaît pas de frontières. Qui formulera, qui imposera l'éthique indispensable à un monde savant qui bénéficie de moyens matériels et intellectuels dont nos pères n'auraient osé rêver? 

Le propos d'un ouvrage sur la connaissance à Genève 

A ces questions fondamentales du commencement et de la fin, le présent volume ne prétend pas donner de réponse définitive. Il s'agit plutôt de décrire les conditions matérielles et intellectuelles dans lesquelles la science est née et s'est développée à Genève, comment elle s'est organisée et comment elle s'adapte à l'évolution du monde savant, de quelle manière et dans quel cadre institutionnel et social les connaissances s'accumulent et se transmettent.
Personne n'ignore que les études se sont diversifiées et démocratisées, que le niveau général de la formation des Genevois s'est élevé, que les méthodes d'enseignement ont subi de profondes mutations, que les foyers culturels se sont multipliés. La recherche scientifique, de son côté, a considérablement évolué: elle ne se fait plus dans les cabinets d'amateurs curieux qui travaillent seuls, mais elle exige les compétences de nombreuses équipes de spécialistes, qui doivent s'astreindre au dialogue pluridisciplinaire, dans des centres de recherche parfois gigantesques, dont le CERN n'est qu'un exemple parmi d'autres.
Le mode de financement a suivi cette évolution. Les savants du XVIIIe siècle choisissaient leurs sujets selon des critères personnels, en fonction de leurs goûts, de leurs compétences, de leur imagination. Aussi en assumaient-ils les frais, au reste peu élevés, sur leur cassette personnelle. Aujourd'hui, les groupes de recherches qui s'activent à Genève et ailleurs dans le monde ont des besoins considérables [p. 9] en matériel et en salaires, qui ne peuvent être couverts que par les pouvoirs publics, par l'industrie ou par de puissantes fondations. Il en résulte que les décisions concernant les domaines de recherche prioritaires revêtent un caractère politique. Les chercheurs ne disposent donc pas d'une liberté absolue dans leurs choix et dans leurs décisions.
En dépit de son titre, l'Encyclopédie de Genève ne peut prétendre à l'exhaustivité. Fidèle à ses principes, elle a plutôt demandé aux auteurs de témoigner personnellement sur leur discipline et sur les conditions concrètes dans lesquelles, tant les sciences que l'enseignement se sont déve-loppés. Il s'agit donc aussi de décrire les institutions et les techniques d'accumulation et de conservation des connaissances et des informations, que ce soient les musées, les bibliothèques, les archives ou les ordinateurs. Il appartient aussi aux auteurs de déceler, dans leur vécu et dans leur héritage, ce qui est permanent: recherche particulièrement difficile et nécessaire dans un domaine qui a une histoire si riche, et où l'évolution est aujourd'hui si rapide. 

Le paradoxe de la science 

Aujourd'hui, la science et la technique paraissent triompher et supplanter entièrement l'ancien modèle humaniste et chrétien qui fut encore celui de nos pères. Et pourtant les performances mêmes de la science et les risques majeurs qui l'accompagnent suscitent la critique et la crainte, pour ne pas dire une intolérance au savoir. L'idée du progrès, moteur de la société occidentale depuis le XIXe siècle, est battue en brèche et se heurte, à l'approche de l'an 2000, à une sourde résistance. Genève a-t-elle su dépasser ce para-doxe?

C. S.
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Le Comité remercie le professeur Marcel Golay, directeur de l'Observatoire de Genève, et Mme Cléopâtre Montandon, chargée de cours à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, qui ont collaboré à la préparation de cet ouvrage dans sa conception initiale.
Les remerciements du Comité vont aussi à tous ceux qui ont aidé à la réalisation de ce volume, en particulier à la Fondation Pro Helvetia, aux auteurs et conseillers bénévoles, ainsi qu'à tous les artistes auxquels ce livre doit sa qualité technique et scientifique.